Avant-propos : Bienvenue à tous. Ici Zidrune, votre commandant de bord, j'espère avoir l'honneur de vous embarquer avec moi dans cette grande aventure.

Cette trilogie est en cours d'écriture, si vous souhaitez discuter, vous tenir informés de mes déboires d'auteur en herbe, des potentiels retards de publication, de l'avancement, etc, vous pouvez rejoindre mon discord (code d'invitation permanent : 6yTPTD8KBT )

Sans plus attendre, je vous laisse découvrir cette introduction. Tous vos commentaires seront les bienvenus !

Bonne lecture !


Chapitre 1

En territoire inconnu


Alors que ses hommes s'affairaient à transporter leurs affaires sur le navire, Edelrik observait nerveusement depuis le quai les flammes crépitantes des torches à l'entrée de la bourgade. Ce n'était pas tant la perspective de prendre la mer qui le préoccupait que l'absence totale d'information concernant sa destination.

Edelrik relut pour la quarantième fois les messages de son frère aîné, sans le moindre espoir d'y trouver un sens caché qui lui aurait échappé les trente-neuf fois précédentes. Le premier lui était parvenu à la frontière qu'il défendait au nord-ouest du pays :

« Cessez-le-feu signé. Laisse le commandement au guerrier le plus expérimenté et rejoins Edelgard. »

Obéissant aux ordres de l'Héritier, Edelrik et son second avaient immédiatement quitté le front pour chevaucher jusqu'à la capitale où ses bagages l'attendaient déjà, tout comme une douzaine de ses soldats les plus fidèles, ainsi qu'un second message que Ragnar avait fait parvenir au château :

« Retour imminent du Prince Edelrik. Douze hommes requis pour l'accompagner. Voyage longue durée, rendez-vous au port de Vagrek. »

Si l'idée d'user de sa force ou de son statut de prince de Norr pour menacer le capitaine du navire de dévoiler leur destination avait bien effleuré l'esprit d'Edelrik, il avait conscience qu'on attendait mieux de sa part et que le pauvre homme n'avait pas à subir sa mauvaise humeur. Et maintenant qu'il avait traversé le pays de bout en bout, il attendait des nouvelles de son frère, dans le brouillard le plus complet.

À quelques kilomètres d'ici se trouvait la Cité-état de Villport où son père, le Roi Thorvald, discutait actuellement d'une potentielle alliance avec d'autres dirigeants du continent. Nul doute que ce revirement soudain et le mystère de son futur déploiement étaient liés à ce qui s'y jouait.

Une bonne heure après que les dernières malles eurent été chargées, alors que le soleil se levait à l'horizon, son aîné fit enfin son apparition, débaroulant sur la jetée au grand galop avec toute la prestance digne de son rang. D'un mouvement souple, il descendit de sa monture à la hâte, posa une main sur l'épaule de son jeune frère et fit taire d'un simple regard la foule de questions que ce dernier comptait lui poser.

Ragnar se détourna de lui un instant pour sortir de la sacoche de son cheval une bourse d'une taille conséquente qu'il envoya au capitaine du navire.

– Vous partez dans la demi-heure, déclara-t-il à son intention.

Le capitaine hocha la tête avant de lancer une foule d'ordres tonitruants à ses matelots et Edelrik sentit l'agacement dans sa propre voix lorsqu'il interpela son frère :

– Ragnar !
– Norr vient de signer un accord de paix avec Villport, Rotharl et Sirradah.
– Quoi ?!

Edelrik ne fut pas le seul à exprimer sa surprise. Derrière lui, plusieurs Norriens semblaient tout aussi abasourdis à l'idée que tous les pays du continent aient trouvé le moindre terrain d'entente pour mettre fin à un conflit de plus de deux cents ans.

Ne se laissant pas perturber par leurs exclamations, Ragnar continua d'une voix forte pleine d'autorité, s'adressant distinctement à toute la délégation devant lui :

– Afin de mieux comprendre nos anciens ennemis et pour nouer des relations durables sur des bases saines, il est nécessaire pour Norr d'envoyer des émissaires de prestige auprès de nos nouveaux alliés. Notre Roi Thorvald va poursuivre son séjour à Villport pour les prochains mois. Je partirai moi-même à la rencontre des différentes tribus rotharls dès leur saison des offrandes passées. Le Prince Edelrik, sous votre bonne garde, est invité à découvrir la culture sirradaine dans la capitale de Mahra pour l'année qui arrive.

Le silence de plomb qui fit suite à son annonce était empreint d'incrédulité et Edelrik ne doutait pas que l'absence totale d'objections n'était due qu'à la présence de Ragnar en personne.

– Notre Roi nous a ouvert la voie vers un avenir meilleur. La bonne volonté de chacun sera nécessaire pour la prospérité de notre royaume. Comme elle en a toujours fait montre, la lignée des Yeux d'Argent saura guider le peuple de Norr par l'exemple. Je vous suis reconnaissant du soutien infaillible que vous apporterez à mon frère durant sa mission.

Edelrik entendit plus qu'il ne vit ses hommes saluer l'Héritier derrière lui avant d'embarquer sur le navire. Lui restait figé sur place avec la désagréable impression d'être le bouffon de la farce.

– Je pars vivre à Sirradah… pendant un an…
– Tu n'es plus un enfant Elrik, n'agis pas comme tel.

Son ton était affectueux malgré la mise en garde, mais cela ne changeait rien à l'horreur de la situation. L'Héritier l'envoyait en milieu hostile, non pas pour s'y battre, mais pour s'y faire apprécier. Et si la moindre entente entre Norriens et Sirradains semblait déjà de l'ordre de l'utopie, Edelrik n'avait pas la diplomatie nécessaire pour espérer la rendre réelle.

Ragnar le prit dans ses bras et le serra un instant contre lui avant d'ajouter d'une voix basse mais assurée :

– Tu es Prince de Norr, il n'y a rien que tu ne puisses accomplir.

Il se détacha de lui et le poussa sur la passerelle du navire avant de retourner à son cheval. Un grand sourire à son intention, un signe de tête convaincu et Ragnar enfourcha sa monture avant de la lancer au galop. Coincé sur le pont du navire qui allait le conduire vers le sud, les yeux rivés sur la silhouette de son frère qui s'éloignait du port, Edelrik ne pouvait réprimer la jalousie qu'il ressentait.

Pourquoi devait-il écoper du séjour chez les dépravés quand Ragnar mènerait la grande vie sur le dos de son cheval à travers les étendues sans fin de l'ouest, aux côtés des guerriers comptant parmi les plus féroces du continent ?

Une question qu'Edelrik ne se serait jamais permis de poser. Qui était-il pour se soustraire à la volonté absolue de l'Héritier ou pour douter du bien-fondé de ses décisions ?


La beauté et la richesse de la ville de Mahra s'étendaient sous ses yeux. De hauts bâtiments se dressaient par-dessus les fortifications du port, aveuglants de par la clarté de leurs pierres sous le soleil de plomb, surmontés d'impressionnantes toitures couvertes de mosaïques aux couleurs chatoyantes.

– Prince Edelrik, bienvenue à Mahra.

Le comité d'accueil n'était pas aussi impressionnant que la cité elle-même. Un seul notable ayant largement dépassé la trentaine d'années, flanqué d'une demi-douzaine de gardes. Du moins il supposait qu'il s'agissait d'un notable aux vues des multiples bijoux d'or qui ornaient son torse et ses bras nus, tranchant ostensiblement sur sa peau bronzée. Le reste de son apparence était pour le moins négligé, tant par sa coiffure – une tresse lâche dont s'échappaient de longues mèches blondes – que par ses vêtements de simple facture. Ses accessoires et l'absence d'arme dans sa main étaient bien les seuls signes qui le distinguaient de ses gardes.

Loin des fourrures ou plastrons de cuir auxquels le jeune prince était habitué, ces derniers s'exhibaient dans un simple pantalon de toile noire, laissant voir à chacun leurs musculatures travaillées. Mais cette absence de vêtements ne faisait qu'accentuer leur petite taille et leur carrure fluette.

L'homme s'inclina devant eux dans un mouvement grandiloquent, un bras replié contre son torse, puis leur adressa un sourire chaleureux.

– Seigneur Malek, Raja de Parras, à votre service. Son Excellence Daeron m'a confié l'honneur de vous escorter jusqu'au palais impérial. Vos appartements ont été préparés si vous souhaitez vous rafraîchir après votre traversée. Son Excellence vous recevra cet après-midi.

Edelrik hocha simplement la tête. Il n'allait pas nier avoir besoin d'un bon bain pour se sentir présentable après plusieurs semaines en mer. D'autant qu'il était en train de cuire sous le soleil mordant de Mahra dans sa tenue traditionnelle norrienne.

– Mes gardes vont se charger de vos bagages et de conduire les vôtres jusqu'à la caserne.
– Lothar, assure-toi que nos hommes sont bien installés puis rejoins-moi dans mes appartements. Herman…

Il n'eut même pas à prononcer l'ordre que son fidèle garde du corps venait se placer à peine un pas derrière lui, la main sur le pommeau de son épée. Bientôt dix ans que cet homme était son ombre, à tel point que le jeune prince en venait souvent à oublier sa présence.

D'un claquement de doigts, le Raja envoya ses hommes à leur tâche. L'un d'eux guida deux chevaux jusqu'à eux.

– Vos talents de cavalier étant célèbres jusque dans nos contrées, je me suis permis de vous choisir une monture plutôt que nos traditionnelles chaises à porteurs. Vous pourrez davantage apprécier les charmes de notre cité sur une selle que dans une boîte !

Sa remarque fut accompagnée d'un regard entendu tout sauf protocolaire qui eut le mérite de dérider le prince. L'attention était appréciable, à peine avait-il aperçu l'animal qu'il mourrait d'envie de galoper en pleine nature. Rien de tel pour se sentir libre.

– Mais je crains de ne pas avoir de monture pour votre second. À moins que vous ne souhaitiez partager la mienne.

Malek lui offrit cette fois un clin d'œil accompagné d'un sourire enjôleur et pour le moins suggestif. Le jeune prince eut un mouvement de recul, se renfrognant. Sirradah était le pays de toutes les perversions et il n'était pas dans cette contrée depuis une heure qu'un homme de presque deux fois son âge se permettait ce genre de familiarités. Lothar avait beau l'avoir mis en garde durant toute la traversée, il ne s'était pas préparé à être la victime des vices de ces dépravés, pensant naïvement que son statut le préserverait de ce type de tentatives.

Il masqua sa gêne et sa surprise derrière un sourire de politesse et répondit avec autant de tact qu'il en était capable.

– Je doute que notre allure dans les rues de la ville empêche Herman de nous suivre à pied. Mais je vous remercie de votre considération, Seigneur Malek.

D'un geste souple, il se hissa sur sa monture sans plus attendre. Malek l'imita avant de prendre la tête de la marche, les guidant jusqu'à la sortie du port et à travers les rues de la capitale. La ville ne semblait pas des plus actives à cette heure matinale – à moins que l'activité ne soit concentrée dans des quartiers qu'ils ne traversèrent pas, mais leur petit cortège attira l'attention de tous les Sirradains qu'ils croisèrent : beaucoup de regards apeurés, quelques rares gamins fascinés, Mahra ne devait pas recevoir beaucoup d'individus aussi massifs que le prince de Norr.

Le seigneur Malek s'évertuait à ponctuer leur route de conversations aussi diverses qu'incongrues, vantant les prouesses militaires des grands guerriers norriens, son goût prononcé pour les fruits de saison ou encore partageant quelques conseils vis à vis des traditions sirradaines. Il sautait d'un sujet à un autre sans transition, alternant les questions protocolaires traditionnelles et les remarques personnelles si bien qu'Edelrik avait du mal à suivre le fil et surtout le but de ses divagations.

– Corrigez-moi si je me trompe, je suis certainement peu familier des habitudes de votre pays, mais il me semble n'avoir vu que des soldats dans votre délégation.
– Effectivement, répondit Edelrik d'un ton suspicieux.
– N'est-il pas d'usage pour un prince norrien de voyager avec des serviteurs ?
– Vous voulez dire des esclaves. Il nous a semblé peu courtois d'imposer leur présence à votre pays si progressiste.

Peu courtois était un euphémisme. L'Empereur Daeron avait depuis longtemps fait valoir qu'aucun homme sur son territoire ne serait considéré comme la propriété d'un autre, fut-il noble ou roi. Faire venir des esclaves à Sirradah, c'était leur laisser le choix de la liberté. Aucun Norrien n'était assez fou pour mettre à l'épreuve la loyauté d'un esclave.

– Nous ne doutions pas que Mahra saurait offrir à ses invités les serviteurs nécessaires. Du reste, mes hommes sont parfaitement aptes à répondre à mes besoins.

Malek se retourna vers le garde du corps à cette remarque et sembla jauger l'homme du haut de son cheval.

– C'est tout à leur honneur. Mais n'ayez crainte, le palais mettra à votre service le personnel nécessaire, bien entendu.

Ils débouchèrent finalement sur une immense esplanade et Malek se tut enfin, laissant le génie des architectes sirradains parler de lui-même. Edelrik ralentit la cadence de sa monture, observant la démesure qui s'étendait devant lui. L'allée centrale, entièrement pavée de mosaïques abstraites rouges et oranges, était bordée de colonnades immenses. De part et d'autre, de petites allées sinueuses striaient l'espace verdoyant, agrémenté de nombreux points d'eau. De grands arbres dont il ignorait le nom offraient quelques coins d'ombres et l'abondance de fleurs multicolores venait rehausser cette débauche de couleurs.

Plus impressionnant encore, le palais se dressait au bout de l'allée impériale, massif et pourtant d'une élégance incontestable. Une fresque couvrait l'intégralité des murs extérieurs à hauteur d'homme, retraçant l'histoire de l'unification du pays. Au-dessus, les arches et les arabesques habilement sculptées donnaient à la pierre blanche un aspect de dentelle finement brodée.

Le jeune prince était forcé de le reconnaître : Sirradah savait comment impressionner ses hôtes par son architecture. Le souvenir de sa propre capitale lui apparaissait soudainement terne et terriblement ordinaire. Mais malgré l'incroyable vue qui s'offrait à lui, il ne désirait rien d'autre que de retourner au port sur le navire qu'il venait de quitter pour partir retrouver son sobre château, sa contrée froide, ses frères, son peuple.

À leur approche, la dizaine de gardes en poste firent claquer à l'unisson leurs lances sur le sol. Ils étaient à peine plus vêtus que les hommes de Malek, un pantalon de toile rouge et un léger plastron de cuir noir agrémenté d'un soleil d'or, l'emblème du pays et de la famille impériale. À leur signal, la grand-porte s'ouvrit.

L'apparente magnificence de l'édifice n'était pas qu'une façade destinée à éblouir le passant. La grande cour, le hall d'entrée, les jardins, absolument chaque espace qu'ils traversaient était empreint de ce travail fin et précis qui faisait la fierté de l'architecture sirradaine. On y préférait les arches et colonnes aux murs pleins, les mosaïques aux tapisseries, le tout respirant le luxe et l'espace.

Malek accompagna le jeune prince et son garde du corps jusqu'à l'aile Est du palais, réservée exclusivement au logement des hôtes de marque d'après ses dires. Au bout du couloir pavé, une jeune fille triturait nerveusement ses doigts, défroissant un pli imaginaire sur le drapé bleu qui la couvrait, réajustant une mèche bouclée qui s'échappait de sa coiffure.

– Ha, Edda, te voilà.
– Seigneur Malek !

La jeune fille sursauta à l'entente de son nom avant de s'incliner rapidement vers eux. Si son teint pâle et ses yeux bleus n'avaient pas été suffisants, Edelrik ne doutait plus à l'entente de son prénom de ses origines norriennes.

– Prince Edelrik, Edda sera votre servante personnelle. Pour la durée de votre séjour, elle n'aura d'autres tâches que de subvenir à vos besoins. Enfin, ceux que vos hommes ne sauraient remplir, ajouta-t-il sur le ton de la plaisanterie.

La jeune servante s'inclina à nouveau face au prince, légèrement rougissante.

– Maintenant que je vous sais en bonne compagnie, je vous laisse prendre possession de vos appartements. N'hésitez pas à me faire appeler en cas de besoin. Edda, tu le conduiras à la salle du trône après son repas.

Elle acquiesça d'un simple mouvement de tête, le regard ancré sur ses mains qui trahissaient encore sa nervosité. Edelrik se tourna vers son escorte et lui offrit quelques mots polis, plus par obligation que par réelle gratitude.

– Merci pour votre accueil et votre sollicitude, Seigneur Malek. Je suppose que je vous reverrai cet après-midi.
– Bien entendu.


Un petit salon, une chambre et même une salle d'eau attenante où un bain l'attendait déjà. En dépit de la décoration sirradaine, ses appartements lui semblaient moins exotiques que ce à quoi Edelrik s'était préparé. Aussi stupide que cela pouvait paraître, il avait craint en parcourant les couloirs du palais que sa chambre ne soit elle aussi démunie de vrais murs complets. Il était ravi de découvrir qu'il ne manquerait pas d'intimité dans ses quartiers privés.

Le temps de prendre son bain et de se décrasser et Edelrik se sentit revivre. La chaleur de ce pays allait le tuer. Si le protocole ne s'en chargeait pas avant. Le seigneur Malek ne s'était pas montré trop désagréable en dehors de quelques sous-entendus tendancieux, mais l'épreuve qui l'attendait cet après-midi était une autre histoire. Toute la cour de Sirradah serait présente pour l'accueillir et se consacrer à ses activités préférées : boire, manger, baiser et comploter. Que disait son père déjà ? Une bande de vautours s'adonnant à tous les vices en public et sans modération. Voilà qui promettait une année à venir des plus éprouvantes.

Il ne savait pas depuis combien de temps il se prélassait dans l'eau quand Edda le rejoignit, une pile de vêtements sur les bras. Elle évitait soigneusement de le regarder, consciente de sa place, mais s'adressa à lui d'une voix claire.

– Le seigneur Lothar est arrivé avec vos bagages, Prince.
– C'est lui qui t'a confié cette tenue ? demanda-t-il en désignant le linge d'un mouvement de tête.
– Non, Prince. Le seigneur Herman l'a sélectionnée dans votre garde-robe. Il a fait remarquer qu'il serait nécessaire de vous procurer des habits locaux avant toute activité physique en extérieur.

Il acquiesça d'un bref grommellement tout en se relevant pour sortir du baquet qui lui servait de baignoire. La servante lui laissa quelques minutes pour s'essuyer vigoureusement avant de venir l'aider à enfiler ses chausses et sa tunique de cuir brun. Elle glissa autour de sa taille son lourd ceinturon auquel elle fixa sa dague. Edelrik l'observa enfin saisir avec le plus grand respect l'épaisse cape de tissu blanc ornée de la Croix de Borr, symbole sacré de la royauté de Norr.

– Tu n'es pas originaire de Sirradah, n'est-ce pas ?
– Je suis née à Fendri, mon Prince.

Elle n'avait pas besoin d'en dire plus. Fendri, à la frontière des deux royaumes, un des villages ayant subi le plus d'invasion sur la dernière décennie.

Elle fixa soigneusement l'étoffe sur ses épaules avant de l'inviter à s'asseoir pour s'occuper de sa coiffure. De ses doigts agiles, elle tressa tout le dessus de son crâne dans la plus pure tradition norrienne, laissant le reste de sa longue chevelure blond cendré, presque blanche, retomber sur ses épaules. Quand elle eut terminé, Edelrik s'observa un instant dans le miroir et hocha la tête d'un air satisfait : il était suffisamment présentable pour faire honneur à la lignée des Yeux d'Argent.

Il sortit de la salle d'eau, Edda derrière lui, et rejoignit le petit salon. Herman était posté près de la fenêtre, vêtu de propre, observant la cour intérieure d'un œil vigilant. Lothar, lui, était affalé dans un canapé, un verre à la main et l'accueillit d'un ton railleur.

– Ha ben c'est pas trop tôt ! Y'en a qui ont faim !

La remarque s'attira un claquement de langue désapprobateur de la part d'Herman et un rire franc du prince. La scène entre le père et le fils avait un goût de déjà-vu dont il ne se lassait pas.

– Ne t'inquiète pas Herman, il y a longtemps que je ne mets plus l'impolitesse de celui-là sur le dos de ton éducation. C'est un cas désespéré.
– Son altesse est fort généreuse, enchérit le fils d'un ton faussement mielleux. Mais elle le serait davantage si elle ne me conviait pas dans ses appartements sans l'intention de me nourrir ! À la caserne, ils sont en train de manger, eux !

Le prince se tourna vers sa servante, la questionnant du regard.

– Les repas de midi sont généralement servis aux hôtes dans leurs appartements quand ils ne sont pas de sortie. La cour se retrouve pour les repas du soir dans la salle de réception. Je peux aller vous faire préparer un plat pour trois en cuisine.
– Fais donc, ce sera parfait.

Elle s'inclina avant de sortir. Edelrik se laissa alors tomber sur le canapé en face de Lothar, s'allongeant à moitié.

– Tu vas froisser ta sainte cape, Elrik !
– Tu vas tâcher ton plastron chéri, Lothar !, lui répondit le prince, avisant le verre qu'il tenait négligemment en main.
– Elle est pas mal, la petite. Ils ont fait un effort pour le service !
– Je doute qu'elle soit payée pour satisfaire tes envies.
– Les miennes non. Les tiennes certainement, petit veinard.

Edelrik préféra ignorer sa remarque et changer de sujet avant qu'Herman ne laisse encore entendre son mécontentement quant à la familiarité de son fils.

– Les autres sont bien installés ?
– Oui, la caserne est pas mal, faut bien le reconnaître. Le commandant de ce Malek nous a déjà proposé de participer à leurs entraînements quand tu n'auras pas besoin de nous. La garde impériale semble un peu plus réticente à notre présence.
– Rien d'anormal, commenta Herman. Nous sommes sur leur territoire.

Il marqua un temps d'arrêt avant de se tourner vers eux. Il avait revêtu une modeste tenue de tissu épais et rafraîchi sa barbe et sa longue chevelure rousse.

– Lothar, nous nous relayerons tous les deux pour la garde rapprochée du prince. Et j'ajouterai deux gardes en permanence à proximité. Le reste de la troupe participera aux activités de la caserne, je verrai ça avec leur général.
– Trois soldats pour ma protection, c'est pas un peu beaucoup ? On est censés être en territoire allié, et je ne suis pas non plus sans défense.
– Je suis loin de douter de vos capacités mon Prince, mais nos expériences passées avec les Sirradains nous invitent à la prudence.
– Soit.

Inutile de lutter. Même si Herman n'avait pas tout à fait tort, il n'appréciait pas de se savoir surveillé comme un gamin. Mais quand son fidèle garde du corps lui donnait du "mon Prince", mieux valait ne pas insister, la probabilité de le faire changer d'avis était quasi inexistante.

Lothar se redressa et termina son verre, probablement de vin, en étudiant son père du regard.

– Bon ben puisque tu es déjà présentable Papounet, je te laisse la garde de jour ? Je prendrai la relève ce soir et couvrirai les nuits.

Edelrik laissa entendre un nouveau rire discret. Le ton exagérément innocent de Lothar trahissait ses intentions. Nul doute qu'il voulait s'épargner les réceptions mondaines et préférait partager avec lui les potentiels plaisirs de la nuit. Ce ne serait pas la première fois.

Lothar n'était pas qu'un de ses sujets, il n'était pas que le fils de son homme de main le plus proche. Ils n'avaient qu'un an d'écart tous les deux, avaient été élevés côte à côte. Il était depuis toujours son partenaire de jeux, d'entraînement et d'aventures. Des champs de batailles aux bordels à esclaves, il l'avait suivi partout, quand il ne l'y avait pas entraîné lui-même. Si ça n'avait pas été un blasphème, il l'aurait appelé son frère.

Et malgré les remontrances régulières de leurs pères respectifs, Edelrik ne pouvait lui être plus reconnaissant de sa familiarité envers lui. Privé de son peuple et de sa famille, il savait au moins pouvoir trouver chez Lothar un allié à toute épreuve avec qui être lui-même.


En début d'après-midi, Edelrik et son ombre furent escortés à travers une bonne partie du palais pour rejoindre en son centre la vaste cour intérieure, véritable puits de lumière, qui faisait face aux deux grandes portes blanches de la salle du trône.

Edelrik était surpris du peu de monde qu'ils avaient rencontré depuis son arrivée ce matin. Ils avaient certes croisé nombre de serviteurs qui s'étaient inclinés sur leur passage, mais personne n'avait encore osé lui adresser la parole en dehors de sa servante et de son escorte. Edda était sur le point de frapper à la grande porte pour annoncer son entrée quand une main se posa sur son épaule, la faisant sursauter dans un petit cri qu'elle s'efforça de contenir. L'immense sourire qu'afficha le Raja de Parras laissait à penser que ladite escorte prenait plaisir à effrayer la pauvre fille.

– Seigneur Malek !
– Tu peux prendre le reste de ta journée Edda, je vais me charger de guider le prince jusqu'à ce soir.
– Oh…

Elle marqua un temps d'hésitation, se tournant pour faire face au prince qu'elle regarda avec incertitude.

– Si cela convient au Prince Edelrik…
– Je n'ai pas d'objections.
– Je vous remercie, mes seigneurs.

Elle s'inclina devant eux avant de s'éclipser en un éclair, à croire qu'elle était secrètement ravie d'être épargnée d'une séance à la cour. À moins que ce ne fut ce Raja qu'elle ne cherchait à éviter. Malek n'était pas plus vêtu qu'au matin, à l'exception du fin diadème d'or qui ornait à présent son front, et sa natte blonde était à peine plus travaillée.

– Bien, il est grand temps de vous présenter à l'élite de notre pays !

Le ton du Raja était comme toujours empreint d'une pointe d'ironie, ce qui n'aida pas le prince à se mettre à l'aise. Il réajusta sa cape, redressa les épaules et le menton, et s'efforça de prendre une attitude la plus imposante possible. Il n'était pas question de passer pour un jeune freluquet facilement écrasable. Il devait représenter la force et la fierté de Norr.

Malek ouvrit grand les deux portes et entra dans la salle d'un pas rapide, suivi de près par Edelrik. Le prince ne fut pas surpris de retrouver ici une immense pièce lumineuse, bordée de colonnades sculptées, et des murs couverts de mosaïques blanches parsemées de pierres précieuses. Au bout de l'allée centrale, trois marches menaient au trône impérial sur lequel était assis le maître des lieux. Le silence se fit autour d'eux en un instant alors qu'ils traversaient la pièce, ajoutant à la tension déjà présente chez le prince. Malek s'arrêta et posa un genou à terre devant son souverain, parlant d'une voix forte qui résonna dans toute la salle.

– Votre Excellence... Le Seigneur Edelrik, fils de Thorvald, Prince de Norr.

Il se redressa et se tourna légèrement vers Edelrik avant de poursuivre.

– Prince Edelrik... Son Excellence Daeron, Souverain de Mahra et Empereur de Sirradah.

Dans le plus pur respect du protocole norrien, Edelrik posa ses poings serrés l'un sur l'autre devant lui au niveau de son torse et inclina la tête un instant, avant de relever le regard vers son hôte. L'Empereur Daeron affichait sur son visage le poids de ses soixante années. Son teint, plus pâle que la plupart de ses sujets sans pour autant atteindre la blancheur laiteuse des hommes du nord, trahissait son manque d'exposition au soleil cuisant. Il portait une longue tunique rouge, richement brodée de fil d'or, sur un large pantalon de soie. Sur ses cheveux d'un noir de jais parsemé de quelques mèches grisonnantes reposait un petit chapeau rond en tissu sombre agrémenté d'une multitude de perles rouges. Il se leva d'un mouvement lent mais élégant et fit un pas vers son invité avant d'imiter son salut.

– Mon jeune Prince, c'est un plaisir de vous recevoir dans notre humble capitale. Soyez le bienvenu à Mahra. Vous êtes ici chez vous. Puisse votre séjour être aussi agréable qu'instructif pour chacun de nous.
– Merci pour votre accueil, Votre Excellence.

Daeron sourit à son invité avant de descendre les trois marches devant lui et toute la salle reprit instantanément vie. Les conversations s'élevèrent à nouveau parmi les convives, les serviteurs apportèrent boissons et collations et Edelrik expira longuement une respiration qu'il n'avait pas eu conscience de retenir.

– Vous pouvez vous détendre, mon cher, le plus dur est passé.

Daeron lui offrit un sourire qu'Edelrik qualifia d'affectueux. Il trouvait l'Empereur nettement moins impressionnant maintenant qu'il était descendu à leur niveau, sans doute dû au fait qu'il le dépassait désormais d'une bonne tête. Daeron arrêta un des servants pour se saisir de deux coupes de vin et lui en tendit une avant de reprendre.

– J'espère sincèrement que votre séjour parmi nous contribuera à installer une paix durable entre nos royaumes. Puisse votre génération connaître moins de guerres que vos ancêtres.
– Vos paroles sont toujours un véritable enseignement pour nous tous, Père !

L'homme qui avait osé interrompre l'Empereur s'arrêta à côté d'eux. Il avait le teint particulièrement sombre, des cheveux bruns en bataille et une expression joyeuse sur le visage. Plus surprenant, il arborait deux lames longues à sa ceinture. Edelrik lui donnait une vingtaine d'années, guère plus.

– Prince Edelrik, voici l'un de mes fils, Valens, reprit Daeron d'un ton toujours égal.
– Enchanté, se contenta-t-il de répondre, son attention davantage portée sur ses armes que sur l'homme en question.
– Et moi donc, cher ami. Et moi donc ! Après avoir entendu maintes fois les récits de vos exploits martiaux, je suis ravi de pouvoir vous rencontrer. On raconte que vous êtes un guerrier accompli, et à un si jeune âge !

Ce Valens partait du mauvais pied. S'il y avait bien une chose qu'Edelrik détestait par-dessus tout, c'était d'être considéré comme un enfant.

– Dix-sept ans n'est plus un jeune âge. Un combattant norrien est envoyé au front dès treize ans.

Il lui avait répondu d'un ton sec avant même de le réaliser, ce qui ne découragea pas son interlocuteur pour autant.

– J'espère avoir le plaisir de croiser le fer avec vous durant votre séjour, amicalement bien entendu. J'adorerais mettre à l'épreuve mes compétences face à un guerrier de votre trempe.

L'Empereur soupira légèrement avant de secouer la tête, défaitiste.

– Je parle de faire durer la paix et celui-là ne rêve que de se battre. Combien de fois ai-je répété, Valens, que tes armes n'étaient pas nécessaires à la cour ?

Valens ne sembla pas prêter beaucoup d'attention aux remontrances de son père, occupé qu'il était déjà à planifier l'organisation de grandes joutes en l'honneur du prince de Norr. Il s'éclipsa aussi vite qu'il était arrivé, promettant à Edelrik de le retrouver plus tard pour échanger davantage sur leurs traditions militaires respectives. L'Empereur le suivit des yeux, une lueur désabusée dans le regard.

– Je vous abandonne à la foule, jeune Prince. Nul doute que chacun dans cette pièce souhaite se présenter à vous. Nous aurons l'occasion de discuter plus longuement au dîner.


Comme il l'avait craint et comme Daeron l'avait prédit, Edelrik eut effectivement à subir les salutations de la quasi-totalité de la cour de l'empereur. Malek était resté avec lui, fournissant quelques informations qu'il jugeait utiles sur les différents personnages qui venaient à eux. Pour autant, Edelrik était bien incapable de retenir autant d'informations. La moitié des noms lui échappait déjà, et il avait sérieusement besoin de revoir ses cours de géographie sirradaine s'il espérait comprendre les relations entre les différents seigneurs présents.

À sa grande surprise, il n'inspirait pas auprès des nobles sirradains autant d'animosité qu'il aurait pu l'imaginer. On le regardait parfois avec méfiance ou comme une bête de foire, mais personne ne semblait particulièrement offensé de la présence d'un « barbare du nord » à la cour.

Après deux heures d'un défilé constant de nouvelles têtes, il cessa enfin, et pour son grand plaisir, d'être le centre d'attention et il lui sembla que la cour de l'empereur reprenait ses activités coutumières. Différents groupes s'étaient formés et installés dans les diverses alcôves et jardins attenants. Les serviteurs allaient et venaient dans un ballet bien rodé et un groupe de musiciens avait rejoint l'estrade de l'empereur pour le divertir de leurs mélodies envoûtantes.

Le prince de Norr avait d'abord été surpris, presque choqué, de les voir s'installer sur ces marches que personne à part l'Empereur lui-même n'avait encore gravies. Jamais il ne lui serait venu à l'idée qu'un individu d'une condition si inférieure puisse poser un pied sur ce symbole de la supériorité de Daeron. Un esclave norrien aurait très certainement perdu la vie pour un tel affront. Mais son incompréhension fut oubliée dès que les premières notes envahirent l'espace.

Les cordes de différents instruments qu'il ne connaissait pas vibraient à l'unisson, délivrant un air apaisant et pourtant captivant. Il ne pouvait quitter des yeux les mains d'une musicienne, aux pieds de l'Empereur, qui faisait courir ses doigts sur son instrument avec une dextérité incroyable. Quelques instants de ce concert et l'atmosphère changea. Les conversations se firent moins nombreuses, plus discrètes. Malek le guida jusqu'à l'alcôve la plus proche du trône où ils s'installèrent sur de longues banquettes.

– Une musique fascinante, n'est-ce pas ?

Pour une fois, la voix de Malek lui sembla dénuée de sarcasme ou de sous-entendu, presque innocente, et il se permit de lui répondre avec la même sincérité.

– Je n'ai jamais rien entendu de tel.
– Les Norriens ne sont pas amateurs de musique ?
– Nous avons des chants et des percussions, mais rien qui ne ressemble à ça.

Les seigneurs et dames de la cour se remirent progressivement à discuter, à aller et venir d'un groupe à l'autre. Edelrik put faire plus amples connaissances avec Livia, la jeune sœur de Malek, créature des plus séduisantes. Sa peau était presque aussi claire que celle de l'Empereur mais respirait la jeunesse. Ses longs cheveux noirs tombaient élégamment sur ses épaules dénudées, et elle dégageait une grâce immanquable. Il était difficile de voir une ressemblance entre le frère et la sœur, la seule caractéristique qu'ils semblaient partager étant leurs yeux verts, peu communs, du moins dans cette salle.

Ahmos, un petit seigneur sans grande importance de la province de Parras, finit par se joindre également à eux. Malek l'avait décrit comme une pipelette insignifiante, et Edelrik ne lui donnait pas tort. Du haut de ses seize ans, Ahmos était un des plus jeunes seigneurs de Sirradah et l'une des rares personnes plus jeunes qu'Edelrik dans la pièce. Il se faisait un plaisir, presque un devoir, d'entendre, commenter et colporter la moindre rumeur naissante. Et pour Edelrik qui débarquait dans la fosse aux serpents sans connaissances approfondies de la politique locale, il représentait une arme considérable même sans être totalement fiable.

– C'est étrange, s'enquit le prince auprès de son informateur. Je pense avoir rencontré la grande majorité de la haute société sirradaine, et pourtant je n'ai pas souvenirs d'avoir été présenté à l'héritier du trône.
– C'est que nous ne le connaissons pas encore, Prince Edelrik.
– Pas encore ?
– Le successeur de l'empereur n'est décidé qu'après sa mort.
– C'est vrai… Vous choisissez votre souverain…

L'information lui rappelait des cours lointains sur la société sirradaine, des cours qu'il n'avait suivi qu'à moitié, plus concentré qu'il avait été sur le maniement de sa hache.

– À la mort de l'empereur, les Rajas des six territoires du pays se retrouvent ici, à Mahra, pour décider qui parmi ses enfants sera érigé nouveau souverain de la ville et monarque du pays.
– Ma chère Livia ici présente fait partie des actuels prétendants au trône, commenta Malek avec un sourire tendre.
– Et pas vous ?, s'interrogea le prince, quelque peu surpris.
– Mon titre de Raja m'interdit l'accès au trône. Et quoi qu'il en soit, je ne suis pas le fils de Son Excellence.

Edelrik était confus… Malek présentait ouvertement Livia comme sa sœur. Tous deux semblaient jouir d'une position privilégiée à la cour. Pourtant ils n'étaient clairement pas nés de la même union. Maintenant qu'il y pensait, n'était-ce pas une des bizarreries de ce pays ? Aucune personne dans cette pièce n'était venue se présenter à lui avec un conjoint. Si ses vagues souvenirs ne le trompaient pas, aucune union officielle n'était reconnue dans ce royaume, un concept qui lui semblait absurde. Mais sa première urgence était déjà de comprendre ce système d'élections.

– Tous les enfants de l'empereur sont donc en compétition pour obtenir son trône… Une telle méthode de sélection n'ouvre-t-elle pas la porte aux fratricides ?, demanda-t-il d'un ton détaché.

Livia prit la parole, une expression choquée sur son doux visage.

– Vous semblez avoir une bien piètre opinion de nous, Prince Edelrik. Nous ne sommes pas un pays de barbares. Nous ne nous entretuons pas pour notre gloire personnelle, ce serait un crime grave et faire bien peu d'honneur aux enseignements de notre père.
– Mais il existe bien une certaine concurrence, continua Ahmos. Il s'agit pour les prétendants au trône de faire connaître leur valeur et d'obtenir les faveurs des Rajas avant la mort de notre souverain.

Ce fut Ahmos qui s'attira cette fois un regard outré de la demoiselle.

– À vous entendre, Seigneur Ahmos, on croirait que nous passons notre temps à influencer nos estimés dirigeants. J'aime à croire que les Rajas sont capables de prendre la meilleure décision pour notre pays sans avoir recours aux subterfuges que vous sous-entendez.

Malek secoua légèrement la tête à la remarque de Livia. Sans doute n'approuvait-il pas l'utopie que décrivait sa sœur.

– Et combien de prétendants au trône comptez-vous ?, questionna le prince.
– Son Excellence a actuellement reconnu une dizaine d'enfants. Quatre ont clairement renoncé à convoiter le titre, trois sont encore trop jeunes pour y prétendre. Ce qui nous laisse Dame Livia et les Seigneurs Valens et Taïrel.
– Et comment les Rajas sont-ils choisis ?
– Chaque seigneur, les Rajas inclus, choisit et forme son successeur de son vivant. La fonction revient souvent à l'aîné par commodité et il n'est pas rare qu'un seigneur cède son domaine avant sa mort.
– Mais on peut toujours compter sur des individus comme Nepos pour refuser de laisser leur place à la nouvelle génération, ajouta Malek.

Les remarques de ce genre étaient de parfaits exemples de ce qu'Edelrik détestait chez les Sirradains, et pourtant il n'en côtoyait que depuis le début de la journée. Sirradah se vantait de respecter l'être humain, quelles que soient ses origines et sa condition sociale, mais n'hésitait pas à entretenir les pires commérages devant un étranger. On ne portait pas de tels discours sur ses semblables à la cour de son père. En cas de désaccord, on confrontait son adversaire et si besoin, la force faisait entendre raison à celui qui s'entêtait dans son erreur. On ne colportait pas de ragots dans le dos de son détracteur.

Ahmos continua de l'abreuver d'informations en tous genres auxquelles Edelrik se contentait d'acquiescer poliment. Il savait les valeurs de son peuple à des kilomètres de celles de ses hôtes et il ne jugeait pas prudent de le faire remarquer. L'absence de mariage et de structures familiales claires, la confusion créée par l'absence de règles de succession immuables… Il ne comprenait pas comment un tel pays ne s'était pas effondré sur lui-même au fil des générations.

Après plusieurs heures de ces mondanités, une activité que le prince considérait comme une torture, les portes de la salle du trône s'ouvrirent pour la première fois depuis sa propre arrivée. Toutes les têtes se tournèrent vers l'homme qui faisait son entrée et un silence pesant se répandit dans la pièce instantanément. Ahmos se pencha vers Edelrik et murmura d'un ton théâtral :

– Le Faucon Noir est de retour.