Enfances bafouées
Chapitre un : Charogne et ordures
Décidément, cette semaine de vacances à Lyon n'avait pas été une bonne idée.
Il y avait tellement de raisons à cette sinistre constatation que je pouvais en faire une petite liste. En premier lieu, je devais bien admettre que prendre la poudre d'escampette de manière semi-impromptue quand la municipalité cherchait avec fureur comment me faire fermer avait été particulièrement stupide. Ensuite, la raison de ce départ précipité, à savoir un triste et banal burn out, me semblait bien dérisoire maintenant que je prenais la peine d'y repenser. Et il fallait aussi compter avec ma destination plus que douteuse et mes agissements irréfléchis et honteux durant les jours qui venaient de s'écouler. Pour parler franchement, je n'étais pas fier de moi.
Enfin, et surtout, à présent que j'étais de retour dans ma sacro-sainte bibliothèque et que, dans l'optique de me faire pardonner de ma défection, je la bichonnais en la débarrassant de quelques menues ordures, j'avais droit à la joie incommensurable de découvrir un cadavre dans la benne extérieure.
Un cadavre humain. J'en étais raisonnablement certain, quoique j'aie claqué le couvercle avec un couinement sitôt après l'avoir ouvert. Mais hélas, certaines visions se gravent dans votre cerveau comme certaines odeurs imprègnent vos narines. Mon cadavre – élan de possessivité bien justifié : après tout, je l'avais découvert dans la benne de MA bibliothèque (pour l'heure encore, du moins) – mon cadavre, donc, était a priori en décomposition. Je plaquai la manche pelucheuse de mon costume contre mon nez et reculai en hoquetant, tentant de contrôler mon estomac. Des larmes me brûlaient les yeux, comme s'ils étaient attaqués par la puanteur.
Je me précipitai à l'intérieur du bâtiment et agrippai le téléphone du comptoir qui servait tout à la fois de bureau, d'accueil et de point d'emprunt. Je composai le 17. Il fallut plusieurs minutes à mon interlocuteur pour parvenir à interpréter mes déblatérations hachées et angoissées. Mon essoufflement n'aidait pas, force m'était de l'admettre.
« Vous êtes sûr de vous ? » me demanda le téléphone d'un ton sceptique.
Je combattis l'idée de raccrocher au nez de l'individu qui se dissimulait derrière le combiné, non sans lui avoir asséné un torrent d'injures bien senties.
« Raisonnablement », répondis-je à la place, la voix dégoulinante d'un fiel auquel mon nouvel ennemi juré était de toute évidence imperméable, puisqu'il s'enquit derechef :
« Un cadavre humain ? »
La moutarde me monta au nez.
« Bien sûr que non voyons ! C'est juste un rat crevé au fond d'une poubelle, je me suis dit que ça vous intéresserait...
- Je vous prierais de changer de ton, mon petit monsieur ! »
Mon petit monsieur ?
« Comment voulez-vous que je « change de ton ! m'écriai-je, perdant mon calme pour de bon. Il y a un satané cadavre en décomposition dans ma benne ! Et vous refusez de me croire !
-Mais non, voyons ! me tempéra-t-il. Mais il faut que je vérifie, monsieur, c'est mon travail. Si vous saviez le nombre de fausses alertes qu'on reçoit parce que les gens se sont trompés dans la panique, sans parler des canulars... Je vais vous envoyer quelqu'un. »
Je le remerciai d'une voix étouffée et raccrochai après avoir bredouillé l'adresse de la bibliothèque.
Je ressortis ensuite pour attendre la police. Il m'était impossible de détourner le regard de la benne, qui sous sa peinture verte écaillée prenait des allures maléfiques de gouffre de l'enfer. L'odeur écœurante des chairs mortes flottait encore dans l'air.
Etait-ce pour conjurer le sort ? Pour me lancer un défi ? Une curiosité aussi morbide que malsaine ? Je l'ignorais moi-même, mais je sentis mon bras se tendre vers le couvercle, ma main l'empoigner, le soulever... Je contemplai à nouveau l'effroyable spectacle, d'un regard plus analytique. Il ne m'en soulevait pas moins le cœur. Je notai la petite taille du corps boursoufflé, les longs cheveux noirs... Les ongles d'une main noircie, couverts d'un verni bleu électrique soigneusement posé, touche incongrue de beauté au milieu de cette pourriture. Les converses roses à strass... Mon cœur se serra. Je connaissais ces chaussures. Elles passaient leur temps à couiner sur le linoleum de ma bibliothèque, et moi je passais le mien à lancer des regards courroucés à leur propriétaire, qui m'en retournait généralement un contrit et tâchait de mieux contrôler ses pieds. Elle ne tenait pas plus de cinq minutes avant que le bruit insupportable ne reprenne tandis qu'elle explorait les maigres rayonnages.
Si je ne me trompais pas, j'avais sous les yeux le cadavre de la petite Zoé Barbès, élève de quatrième au collège Jean Moulin, qui depuis plus de deux ans maintenant venait tous les vendredis à la bibliothèque s'approvisionner en livres pour le week-end.
xxx
Je fus satisfait de constater que les deux policiers envoyés par mon aimable correspondant téléphonique avaient blêmi devant le spectacle. C'était bon de se sentir moins seul. En outre ils avaient rameuté une bonne partie du commissariat. En un rien de temps, ma bibliothèque était devenue une scène de crime, squattée par des scientifiques, médecins légistes, policiers en uniformes ou en civils et badauds amassés derrière des rubans en plastique jaune. Dans toute cette affaire, je jouais un rôle central, ce qui me déplaisait suprêmement. J'avais trouvé refuge derrière mon comptoir et je passais le temps en faisant de la comptabilité, mais mon état de nerfs me rendait plus qu'inefficace. C'aurait été le moment de m'envoyer une de ces vodkas au citron qui m'avaient si bien réussi la semaine passée (ou si mal selon le point de vue), mais en fait d'alcool fort je devais me contenter d'un café soluble si répugnant que j'étais contraint de le submerger de sucre pour en noyer le goût. Cela étant, j'en avais trop besoin pour faire le difficile, et je le buvais à grandes lampées.
« Ca va ? » demanda une voix énergique.
Levant les yeux de ma tasse, je découvris une femme minuscule à l'allure athlétique qui me scrutait.
« J'ai connu mieux, répondis-je.
- Je m'en doute. Eudes Lefort, c'est ça ? C'est vous qui gérez cet endroit. »
J'acquiesçai. En d'autres circonstances, j'aurais sans doute lâché une plaisanterie acerbe sur le fait de couler la bibliothèque plutôt que de la « gérer », mais l'heure était mal choisie.
« Vous travaillez seul ? s'enquit la petite policière.
- Non, j'ai une employée à temps partiel les mardis et les mercredis. Excusez-moi mais je n'ai pas saisi votre nom. »
Elle fronça les sourcils, comme si j'avais fait preuve de la plus profonde des impolitesses.
« Lieutenant Planche, grommela-t-elle d'une voix rogue. Votre employée, elle a un nom ? Des coordonnées ?
-Marlène Lemoine, j'ai son numéro quelque part. Elle est étudiante à Lyon 3, elle doit être en cours en ce moment.
- Je vois, répondit Planche. Et vous, quels sont vos horaires ? »
Ils sont inscrits sur la porte, vous ne savez pas lire ? pensai-je. Mais même moi qui n'étais pourtant pas réputé pour mon savoir-vivre ou mon tact, je savais qu'il valait mieux éviter cette réponse.
« Je travaille du lundi au samedi de neuf heures à dix-neuf heures, avec une pause les midis d'une heure environ. J'étais en vacances la semaine dernière.
-Tiens donc ! s'exclama-t-elle d'un ton qui me déplut. Pourquoi ?
-Pour raisons personnelles, marmonnai-je entre mes dents serrées. »
Elle haussa un sourcil mais ne releva pas.
« Vous êtes parti quand ?
-Vendredi dernier. Vers dix-sept heures.
-Je croyais que vous fermiez deux heures plus tard ? C'est bien ce que vous venez de me dire ?
-J'avais besoin d'air, il n'y avait personne. J'ai fermé en avance, prévenu mon assistante que je partais plus tôt que prévu. J'étais censé prendre ces vacances seulement à partir de lundi. Après cela, je suis parti.
-Où ?
-A Lyon.
- Voilà qui est précis, persiffla Planche. »
Je haussai les épaules.
« Et alors ? »
Elle prenait note sur note dans un petit calepin et je commençais à me sentir d'autant plus mal à l'aise qu'entre deux griffonnages elle me lançait des regards peu amènes.
« Et alors ? répéta-t-elle. Et alors vous prenez comme par hasard des vacances le jour-même où une gosse de treize ans ne rentre pas chez elle. On la retrouve une semaine plus tard dans la benne de votre lieu de travail. Morte vraisemblablement depuis le fameux vendredi en question. Celui où des « raisons personnelles » vous ont poussé à changer d'air. Vous commencez à le voir, le rapport ?
- Je vous prierais de changer de ton, répondis-je, la voix cassante. D'abord, c'est moi qui ai découvert le corps et prévenu la police. Si, comme vous l'insinuez, j'avais tué cette petite je n'aurais pas pris la peine de le faire. Et je l'aurais balancée ailleurs que chez moi.
-Balancée, hein ? releva Planche. Quelle charmante expression...
- Cessez vos simagrées ridicules. C'est juste l'impression que j'ai eue en la voyant là, comme si on l'avait jetée aux ordures... »
De fait, cette vision d'horreur ne me quittait plus. Je n'aurais jamais dû soulever le couvercle une seconde fois.
« Admettons, répliqua Planche. Je souhaite tout de même vérifier votre alibi. C'est la procédure. »
Je soupirai.
« Sur quelle période ?
- Tant que je ne saurai pas avec précision quand est morte la petite, sur tout le vendredi soir et le lundi au moins.
- Hors de question. C'est une intrusion dans ma vie privée. »
Planche haussa deux sourcils stupéfaits.
« Vous savez que vous vous rendez on ne peut plus suspect là ?
- Je n'ai rien à voir dans tout ça. Suspectez-moi tant que vous voudrez, je m'en moque.
- C'est tout de même vous qui avez découvert le corps, ne dites pas que vous n'êtes pas impliqué, releva-t-elle. D'ailleurs, racontez-moi exactement comment ça s'est passé. »
Elle en oubliait mon alibi, mais quelque chose me disait qu'on n'en resterait pas là.
A sa demande, je lui résumai donc les circonstances de ma joyeuse trouvaille.
« Curieux, non ? réfléchit-elle. Que personne n'ait trouvé ce corps plus tôt ? »
Je haussai les épaules.
« Pas tellement. La bibliothèque est dans une zone assez isolée et elle était fermée. Il n'y avait aucune raison pour qu'il y ait du passage. Et puis on ne sentait rien. Avant d'ouvrir la benne, je n'aurais jamais deviné... »
Soudain, je me sentais pris d'une intense fatigue. En face de moi, Planche hochait la tête d'un air absent en compulsant ses notes.
« Tout à l'heure vous avez parlé de cet endroit en disant « chez moi », reprit-elle brusquement. Vous vivez là ?
- Non, j'ai des tendances de propriétaire, c'est tout. Je suis le gérant de la bibliothèque, mais le bâtiment appartient à la municipalité. »
Qui voulait le récupérer.
« Je vis un peu plus loin, en ville, précisai-je.
- La victime fréquentait votre bibliothèque ? »
Mon dos se recouvrit d'une sueur froide et poisseuse et je ne pus que bénir mon teint naturellement blême sans lequel elle m'aurait sans doute vu pâlir. Elle essayait de me piéger ! Elle croyait vraiment que j'étais... Que j'avais...
« Vous ne m'avez pas donné son nom, aussi je vois mal comment je pourrais vous renseigner, répondis-je calmement. »
J'étais quasiment certain qu'il s'agissait de Zoé, mais outre le fait que je répugnais à assumer mes quelques secondes de voyeurisme morbide, je ne doutais pas que si j'identifiais la victime, Planche y verrait une preuve à charge. Pas besoin de la renforcer dans sa certitude que j'étais le meurtrier, je n'avais pas vraiment envie de la voir sortir des menottes. Il n'y avait qu'un seul contexte où ces accessoires étaient excitants, et ce n'était pas celui-là du tout. Seigneur, comment cette femme pouvait-elle sérieusement me suspecter ? Ca me paraissait fou, et pourtant je le lisais dans ses yeux.
« Un oubli, navrée, sourit Planche. » Et cette expression sur son visage jusque là si renfrogné renforça mon malaise. « La victime s'appelle Zoé Barbès. »
Je ne m'étais donc pas trompé.
« Elle venait régulièrement en effet. Tous les...
-Vous avez tout de suite compris de qui je parlais, aviez-vous un rapport particulier avec elle ? »
Ses fichues insinuations me mirent assez en colère pour que j'en oublie toute prudence.
« Absolument pas, protestai-je avec toute la froideur dont j'étais capable. Mais la bibliothèque n'est pas très grande et peu de personnes la fréquentent régulièrement, il est donc normal que je retienne les noms et les habitudes des visiteurs réguliers. »
Elle hocha la tête et me fit signe de poursuivre.
« Zoé venait tous les vendredis emprunter des livres et rendre ceux de la semaine précédente.
- Ses parents ne l'ont jamais signalé, s'étonna Planche, sinon on aurait commencé par là quand elle a disparu.
- Elle avait arrêté de venir il y a un à deux mois environ.
- Sans prévenir ? Ca ne vous a pas surpris ?
- C'est fréquent chez les adolescents. »
Nous nous regardâmes en chiens de faïence.
« Bien, lâcha-t-elle. Ce sera tout. Pour l'instant. »
Je ne relevai pas.
« L'extérieur de votre bibliothèque étant une scène de crime, vous avez interdiction de la rouvrir jusqu'à nouvel ordre. C'est l'affaire d'un ou deux jours, s'agissant de l'entrée d'un bâtiment public...
- Une scène de crime... Parce que c'est là que le corps a été retrouvé ?
- Parce que c'est là que la gamine a été tuée, me détrompa Planche. Les indices trouvés le laissent entendre. »
Elle me regarda droit dans les yeux. Elle avait beau être bien plus petite que moi, je ne bronchai pas.
« Au revoir monsieur Lefort. Surtout ne repartez pas en vacances. Nous nous reverrons bientôt. »
xxx
Il fallut deux heures aux agents de police pour sécuriser la scène de crime, enlever le corps de la pauvre Zoé, relever les indices et quitter les lieux. Je suivis les événements de loin, comme anesthésié. J'envoyai un SMS à Marlène pour la tenir informée même si ce n'était pas un de ses jours de travail puis je me replongeai tant bien que mal dans ma comptabilité. Lorsque le tumulte eut cessé, le silence me sembla extrêmement pesant. Tout sortait de l'ordinaire : ma bibliothèque plus déserte que mon lit, le ruban jaune qui l'isolait du monde et que j'apercevais depuis la fenêtre, l'agent en faction au niveau de la porte. L'odeur qui s'attardait sur mes vêtements... Tout cela me rendait nerveux. Je manquai d'ailleurs la crise cardiaque lorsque mon portable vibra.
« Eudes ? m'accueillit la voix de Marlène après que j'eus suffisamment calmé mes nerfs pour décrocher. Je n'ai pas tout compris à votre message : il est arrivé incomplet. J'étais dans les cachots... »
Les cachots étaient le surnom de la Athéna N, une salle de Lyon 3 située dans les sous-sols dont la froideur, l'acoustique déplorable et le refus de laisser passer les ondes téléphoniques étaient légendaires. Marlène haïssait d'autant plus cette salle qu'elle y avait cours les deux tiers du temps.
Je lui résumai brièvement la situation, lui épargnant autant que possible les détails, ce qui ne l'empêcha pas de pousser de hauts cris.
« Merde Eudes ! Ca aurait pu être vous ! »
L'idée me parut si incongrue que je ne sus quoi répondre. Qu'avais-je en commun avec une gamine de treize ans aux goûts vestimentaires déplorables ?
« L'endroit où le meurtre a eu lieu, m'informa Marlène. Et vos goûts vestimentaires sont tout aussi déplorables, quoique dans un autre genre.
- Je ne vous permets pas, répondis-je en rectifiant mon nœud papillon. Quoi qu'il en soit je ne pense pas avoir couru ni courir le moindre risque. Sauf bien sûr celui d'une arrestation. »
Marlène soupira. En fond sonore j'entendais le brouhaha envahissant d'une foule d'étudiants. Elle devait être au réfectoire.
« Admettez que vous vous comportez comme un suspect, aussi. Quel mal y aurait-il eu à admettre que...
- Je ne veux pas en entendre parler ! la coupai-je brusquement.
- Ni en parler non plus et ça vous vaudra des ennuis. Eudes... » Marlène soupira à nouveau. « Elle vous a vraiment foutu en l'air, hein ? Ca vous hante encore aujourd'hui. »
Je ne répondis rien. Elle avait tristement raison.
« Vous êtes tout seul à la bibliothèque, là ?
- Oui, elle est fermée jusqu'à nouvel ordre.
- Vous voulez que je vienne ?
- C'est gentil, souris-je, mais il me semble que vous séchez déjà suffisamment de cours pour venir m'assister le mardi et le mercredi.
- Je rattrape ceux qui sont importants, renifla-t-elle avec dédain.
- Quoiqu'il en soit, c'est inutile. Le temps que vous preniez le train j'aurai sans doute quitté les lieux. Je n'ai aucune raison d'y rester et pour être sincère je m'y sens mal à l'aise.
- M'étonne pas ! Tenez-moi au courant. Je passerai peut-être demain.
- Si vous voulez. Bomme journée Marlène. »
Le silence reprit ses droits sitôt que j'eus raccroché. Un silence envahissant, comme je n'en aurais jamais rêvé dans ces lieux. Celui que j'avais toujours voulu obtenir, et soudain il m'était insupportable. Empoignant mes affaires, je sortis en coup de vent, donnai deux tours de verrou et saluai l'agent maussade qui montait la garde pour éviter qu'on ne détériore la scène de crime.
Hum. Sans vouloir faire preuve de pessimisme, après environ une semaine il ne devait plus rester grand-chose : même le froid désagréable de ce début de février ne pouvait préserver des preuves indéfiniment.
Tandis que je descendais l'étroite ruelle qui me séparait des axes plus passants du centre-ville, je remarquai une jeune femme rousse accompagnée d'un homme corpulent portant une caméra. Des journalistes. Je hâtai le pas mais ils m'avaient repéré et ils me foncèrent dessus.
« Vous êtes le bibliothécaire ? s'informa la rousse, une lueur d'excitation malsaine dans le regard. Vous acceptez de répondre à quelques questions ? C'est pour...
-Je m'en fiche complètement et non, je n'accepte pas, l'interrompis-je. »
Et je gagnai la rue d'un pas vif, loin des relents de décomposition et des charognards qu'ils attiraient.
xxx
Malgré le chocolat chaud et les biscuits que j'avais disposés devant moi, mon petit appartement me semblait encore plus lugubre qu'à l'ordinaire. Les tapisseries fanées et le parquet vermoulu ressortaient d'autant plus dans la grisaille de ce vendredi, et même Morphine, mon chat, prenait avec son œil crevé et ses trois pattes des airs sinistres. Tempéré certes par l'application qu'il mettait à se lécher le... Eh bien, l'endroit que je ne léchais chez mes amants qu'après avoir appliqué les plus strictes mesures d'hygiène.
Je me sentis rougir violemment à cette pensée. Elle n'était pas sans rapport avec le SMS que je venais de recevoir : « On remt sa qd tu veu BB céT si bon detr en toi... ) ». Je ne me rappelais absolument pas le nom de l'expéditeur et ça m'était bien égal. Les gens qui massacraient l'orthographe et la grammaire m'exaspéraient. J'incendiais les gosses quand je les surprenais avec leurs Smartphones en pleine production de ces hérésies linguistiques. Les « sa va ? » et autres « Cc ! » me donnaient de l'urticaire. En outre, il n'était pas correct d'utiliser son portable dans une bibliothèque. Et puis leur prose était d'une laideur infinie. Je leur confisquais parfois l'objet du délit. Ils me détestaient. C'était la source d'une intense satisfaction.
Ca n'avait pas été le genre de la petite Zoé. C'était une gamine polie et souriante, et qui aimait lire. J'étais devenu bibliothécaire pour des gosses comme elle, et aussi pour ceux qui auraient bien voulu lire mais avaient des difficultés presque insurmontables dans ce domaine. Je les aiguillais dans leurs choix, je bavardais avec eux de leur lecture du moment. C'étaient toujours des moments agréables, même si je m'efforçais de rester le plus grincheux possible pour le bien de ma sinistre réputation. J'avais menti au lieutenant tout à l'heure. Cela m'avait attristé que Zoé cesse de fréquenter la bibliothèque. Mais avec un fatalisme désabusé, j'avais bel et bien supposé qu'il s'agissait là d'une manifestation des affres de l'adolescence.
Etait-ce bien certain cependant ? N'avait-elle pas plutôt des problèmes graves ? Le genre de problème qui expliquerait qu'on l'ait tuée et jetée dans une poubelle comme si elle avait été un déchet ? Et pourquoi à la bibliothèque ?
Je me massai le crâne, lentement. Tout cela me paraissait incompréhensible et je ne pensais pas pouvoir faire quoi que ce fût pour éclairer les choses dans l'immédiat. En revanche, je pourrais aller à l'église allumer un cierge en mémoire de Zoé. C'était une vieille habitude, un reste d'éducation catholique. La seule manie en fait que j'avais conservée volontairement car elle m'apportait une forme de réconfort. Chaque année encore j'allais allumer un cierge en mémoire de mon père. Je ne priais pas, je ne priais plus depuis longtemps, mais ce simple geste suffisait à m'apaiser. Malgré les doutes portés par la voix accusatrice de ma mère, jaillie des tréfonds de ma mémoire, cela me faisait du bien. Et j'avais envie d'accomplir ce geste pour Zoé, si dérisoire et insignifiant fût-il.
Je débarrassai la table basse sous l'œil dépité de Morphine qui était très adepte des biscuits et attendait sans doute un moment de distraction de ma part pour se servir. Mon téléphone vibra alors que je les rangeais dans le placard.
« Monsieur Lefort ? Etienne Morvet à l'appareil. Je ne vous dérange pas ?
- Si, répondis-je »
Etienne Morvet, conseiller municipal, gérait la vie culturelle de la ville. C'était donc lui qui manageait la bibliothèque. C'était à cet homme que je devais les coupes budgétaires et tous les emmerdements qui me tombaient dessus depuis deux ans. Il voulait la remplacer par un centre sportif. Je n'avais rien contre les centres sportifs. Sauf s'ils se dressaient sur les ruines fumantes de ma bibliothèque.
« Je serai bref alors, reprit Morvet avec une note d'agacement dans la voix. »
Seigneur que ça pouvait être satisfaisant de l'énerver.
« Nous avons eu vent des... événements récents.
- Du meurtre d'une gosse vous voulez dire ? persifflai-je. Les faux-fuyants de politiciens m'agaçaient.
- Euh... oui. Et nous nous inquiétons de l'impact que cela pourrait avoir sur la fréquentation de l'établissement, qui, comme vous le savez, n'est déjà pas très satisfaisante.
- Et ce d'autant plus que vous ne m'accordez aucun financement pour rendre les choses plus attractives, lui rappelai-je aimablement.
- C'est une conversation que nous avons déjà eue à maintes reprises et qui ne nous mène à rien, répliqua Morvet entre ses dents serrées. Toujours est-il que nous sommes préoccupés par le sort de cet endroit.
- Faut-il que j'organise à nouveau une manifestation pour vous faire comprendre qu'il n'est pas question de le fermer ? Les deux premières n'ont pas suffi ? »
En réalité, j'avais à peine réussi à réunir vingt personnes les deux fois. Ca ne faisait que retarder l'inévitable, j'en avais conscience.
« Mais quelle idée monsieur Lefort ? rit Morvet. Il n'en est pas question en effet. Pour l'instant. Mais je me demande si ce tragique incident ne finira pas par nous y pousser. Les gens, voyez-vous, aiment qu'on donne, disons, un coup de polish sur les endroits liés à un passé malheureux. »
Le fiel envahit ma bouche.
« Vous êtes abject.
- Et vous stupide, répliqua-t-il froidement. Cet endroit est un gouffre pécuniaire qui aurait déjà disparu depuis longtemps sans votre entêtement ridicule. Je compte y mettre bon ordre. Considérez cet ultime avertissement comme la preuve de ma courtoisie.
- Je le considère plutôt comme la preuve de votre malfaisance. Vous venez de me faire comprendre que vous n'alliez pas hésiter à instrumentaliser la mort d'une enfant pour priver les autres de la ville d'un de leurs rares points d'accès à la culture. Vous me faites vomir. »
Il n'y eut pas de réponse. Il avait raccroché.
Tremblant de fureur, j'attrapai mon manteau et quittai l'appartement en trombe. Je n'étais pas si sûr qu'allumer un cierge me calmerait cette fois. Mais je le ferais tout de même.
En mémoire de la malheureuse petite qu'on avait tuée, abandonnée dans les ordures et que certains piétinaient maintenant encore.