Enfances bafouées

Joyeuses fêtes tout le monde ! Heureusement on tombe sur un chapitre correct, le hasard fait bien les choses ! J'espère que tout se passera bien pour vous : mangez bien, buvez bien (mais pas de chansons paillardes ni de menottes !), profitez de vos proches, et si jamais par hasard vous croisez ma voix, dites-lui que ça fait trois jours qu'elle me manque !

RAR

Orah : Attention les yeux avec tout ce temps sur l'écran ! XD Je suis bien contente que ça t'ait plu. En plus tu arrives pile à temps pour le nouveau chapitre, c'est pas beau ?

Luciel01 : J'ai trop honte, j'étais si pressée de poster la dernière fois que j'ai oublié de te répondre ! Du coup je te fais un packaging, trois réponses en une !

- « Charleudes » ? C'est mignon, avec le prénom d'Eudes inclus dans celui de Charles, comme s'il y était blotti bien au chaud. J'aime ! Cette fin ne t'étonne pas de moi parce que tu sais que je suis tordue. Et on ne critique pas Eudes à poil, le pauvre ! Charles a bien le droit de fantasmer sur les grands échalas maigrichons. Peut-on sauver Jonas ? Je suppose qu'on finira bien par le découvrir. Tout est déjà prévu de mon côté !

- T'as vu ? J'étais fière de moi ! Le chapitre de décembre est un peu en retard je crois, mais j'avais l'excuse des fêtes ! Ca fait un petit cadeau du 25 ! (et pitié, ne parle pas de copies. J'ai trois énoooormes paquets à me farcir... Ouin !)

- Moi c'est le mot truculent que j'aime. Je ne sais pas pourquoi : il n'est pas si beau que ça, mais il me fait rire ! Et oui, Jonas a 15 ans seulement ! Bientôt 16 en fait, mais je ne sais plus si j'en avais déjà parlé. Et les deux copines 14. Zoé était en 4è ! Ah, tu n'as pas oublié Mathilde, mais cela a-t-il un rapport ? En tout cas, l'hypothèse du couple est intéressante : ça expliquerait pas mal de choses, non ? Mais il va falloir attendre pour savoir !

Je t'embrasse : je ne promets pas de ne plus jamais t'oublier (je me connais !), mais on essaiera !

Chapitre 13 : Divergences et réconciliation

Tout ça, c'était la faute de Charles.

Les personnes comme moi – grincheuses, solitaires et perpétuellement angoissées – ne profitaient que rarement de la sensation d'un bonheur durable, tout occupées qu'elles étaient à envisager sans cesse le pire. Depuis que le décès de mon père m'avait fait quitter la naïve insouciance de l'enfance, j'éprouvais de manière perpétuelle une sorte d'insécurité paralysante. Ce n'était pas que je n'étais pas sûr de moi – bien au contraire – mais je n'étais pas sûr du reste. On ne savait jamais quand le monde allait vous mettre un coup en pleine figure. A l'époque, c'était sur ma mère que se cristallisaient mes inquiétudes : allait-elle mourir aussi ? Quand sa dépression, jamais traitée, avait envahi notre quotidien : serait-elle encore de mauvaise humeur aujourd'hui ? Et, bien sûr, quand j'avais commencé à regarder les garçons d'un peu trop près : me regarderait-elle comme un pervers ? Pourrait-elle me reprendre son amour, la seule chose que j'avais, si je n'en étais pas digne ?

Quand cela avait fini par arriver, quand elle m'avait tourné le dos de la pire manière possible alors que j'avais tant besoin d'elle, une partie de moi avait dû le prendre pour une sorte de signe. C'était comme si on me soufflait que je n'avais pas le droit d'être heureux, et à chaque fois que je m'étais senti bien depuis, ce sentiment insidieux avait toujours été présent : rien ne durerait, plus dure serait la chute si je me laissais aller à de douces illusions. Une part de moi trouvait toujours le moyen de s'abstraire des « bons moments » en imaginant leur fin programmée. Ce n'était pas quelque chose que j'arrivais à contrôler.

Mais cette fois-ci, j'avais voulu y croire.

Charles était ma première fois, peu importe à quel point cela pouvait paraître niais. C'était ma première vraie relation et je n'aurais pas pu mieux tomber. C'était un homme séduisant, solide, intelligent, et surtout fondamentalement gentil, sans compter le fait que nous semblions partager une alchimie sexuelle des plus délicieuses – et ce n'était pas parce que j'avais toujours couché à droite à gauche que je ne pouvais pas me montrer difficile à ce sujet.

Et bien sûr, c'était là que le bât blessait.

Nous avions dîné ensemble presque chaque soir cette semaine. En extérieur, chez moi, chez lui. Et... rien.

J'avais d'abord cru qu'il n'était pas d'humeur. Après tout, tout le monde n'avait pas une libido qui crevait le plafond. Mais non. Je n'étais pas aveugle : les regards qu'il posait sur moi quand je le frôlais à dessein me disaient à eux seuls tout ce que j'avais besoin de savoir : si cet homme ne me plaquait pas contre un mur ou une table pour me faire subir les derniers outrages – avec ma participation active et enthousiaste – ce n'était certes pas par manque d'envie.

J'avais tenu trois soirs en espérant que le problème se résoudrait de lui-même, puis je lui avais de nouveau sauté dessus, sobre hélas, un moment très embarrassant puisqu'il m'avait repoussé.

« Je n'aurais pas dû me laisser aller comme ça la dernière fois... Ce n'est pas ainsi que j'ai l'habitude de mener mes relations, et à vrai dire, je m'en veux d'avoir brûlé les étapes. Je n'ai pas vraiment d'excuse... Le sexe est quelque chose que j'envisage avec le plus grand sérieux et je pense que nous devrions attendre. »

Autant dire qu'il avait décidé de me faire mourir de frustration. J'avais tout tenté pour le faire fléchir après ça, mais en vain. Même le pantalon en cuir des grandes occasions que j'avais fini par dégainer la veille en désespoir de cause n'avait mené qu'à des baisers passionnés... et une longue douche froide en solitaire lorsque j'avais fini par rentrer chez moi.

Charles était un homme pour qui l'engagement émotionnel avait une grande importance : je l'avais su sans qu'il eût besoin de me le dire. Et je découvrais à présent qu'il avait aussi besoin de symboles, de ritualiser les étapes d'une relation. Le sexe faisait partie de ces rituels. Nous n'étions pas assez engagés à son goût pour qu'il se décide à franchir le pas. La folle séance de masturbation dans le couloir de son appartement était pour lui une erreur de parcours, un bug dans la matrice de son intégrité morale.

C'était presque amusant, car nos rôles s'en trouvaient inversés. C'était à mon tour de tâcher de l'apprivoiser, de le mettre en confiance. Mais j'étais moins doué que lui dans ce domaine. Du diable si je savais ce qu'il attendait de moi ! Je ne pensais pas qu'il désirait une déclaration d'amour échevelée. Mais alors, quoi ?

« Vous n'avez qu'à l'attacher au lit, avait vicieusement proposé Marlène, qui m'avait bien entendu tiré les vers du nez à propos de ce qu'elle appelait désormais mon « épopée alcoolisée ».

- Je ne compte pas le violer, merci bien, avais-je décliné. »

Résultat des comptes, j'étais frustré, inquiet, hanté par mes vieux démons, persuadé que notre relation allait s'arrêter net sans que j'y puisse rien. L'avantage était que mes performances au travail crevaient le plafond. Il me fallait bien une distraction. J'avais fait la tournée de toutes les classes de l'école primaire, du collège et du lycée pour inviter les enfants et adolescents à s'inscrire chez moi. Jean Moulins avait trainé la patte pour me recevoir, mais à l'issue d'un débat houleux où j'avais dû rappeler sur tous les tons au principal que les soupçons qui avaient pesé sur moi s'apparentaient à de la calomnie, tout s'était, en définitive, plutôt bien passé. J'avais donc eu suffisamment d'occupations pour m'empêcher de penser durant une semaine, et je comptais occuper une partie de celle qui débutait à concevoir des tracts que j'irais déposer dans les boîtes aux lettres des parents, avec l'aide d'Esther et celle de Marlène. Il fallait frapper partout.

Annie Barbès était venue me rendre visite cette semaine, à la bibliothèque. Je n'étais pas certain de savoir pourquoi : sa présence ne me dérangeait pas, mais j'avais parfois la sensation qu'elle attendait quelque chose de moi, et j'ignorais quoi lui apporter. Nous nous connaissions bien peu... Mais c'était peut-être tout l'intérêt, justement. Avec moi, elle n'avait pas à s'épuiser à maintenir le masque. J'acceptais sa tristesse et c'était peut-être là ce qu'elle souhaitait : quelqu'un auprès de qui elle pourrait exprimer son chagrin sans prétendre qu'elle était encore la femme « d'avant », et que la vie continuait. Cela me touchait qu'elle recherche ma présence.

C'était étrange, tout ce qui se produisait en moi ces temps-cis, comme un grand coup de vent qui aurait éparpillé les feuilles jusqu'alors bien rangées du bureau de mon esprit. Une fenêtre s'était ouverte en moi et il en résultait une instabilité inhabituelle et effrayante qui, parfois, me coupait le souffle. Je me prenais alors à souhaiter que rien n'eût changé, non par altruisme, non pour imaginer un monde où Zoé irait bien, mais bien par égoïsme. Si solitaire qu'eût été mon quotidien avant de rencontrer Charles, la route que j'y arpentais m'était familière et je l'empruntais les yeux fermés. Aujourd'hui, il m'était impossible de prédire où me mèneraient mes pas. Suivre cette route, c'était courir le risque d'être blessé. Il n'y avait aucune garantie d'une nouvelle stabilité.

Dans les moments de doute, j'avais envie de tout arrêter, de rentrer dans ma coquille. Mais il y avait le reste. Les yeux d'Annie Barbès qui se posaient sur moi avec gravité, Tobias qui me parlait de sa fille, Marlène, Esther, Dani... Charles qui souriait quand une réplique du film que nous regardions l'amusait, qui me regardait pour voir si je riais aussi... Comment y renoncer ?

XXX

« Tu es un véritable démon... » gémit Charles en me repoussant de ses genoux.

Je décollai ma bouche de sa gorge avec un soupir. Cette fois-ci, j'y avais cru. Mais non. Pourtant après un dîner et un téléfilm sur son canapé, l'ambiance semblait se prêter aux rapprochements intimes.

« Je ne suis pas encore assez démoniaque, visiblement, répliquai-je. Au moins ne pourras-tu pas me reprocher de ne pas essayer. »

Charles émit un son heurté, entre le rire et le gémissement, tout en rajustant son pantalon.

« Je pourrais m'occuper de ça, lui fis-je remarquer. Ma main, ma bouche, ou le reste... »

Je haussai un sourcil suggestif.

« Eudes... » soupira-t-il en me repoussant plus franchement.

Mon sourcil passa aussitôt de la lascivité au mécontentement. Ca commençait à bien faire.

« Je sais que je ne suis pas un canon de beauté, maugréai-je, mais...

- Ne sois pas stupide ! s'agaça-t-il à son tour. »

Il plaqua brusquement ma main sur son sexe raidi à travers ses vêtements, avant de la relâcher.

« Visiblement, tu me fais de l'effet, me fit-il remarquer.

- Alors pourquoi ? éclatai-je. Je ne veux te forcer à rien, bon sang, mais j'ai besoin de comprendre ! »

Il se passa une main dans les cheveux, les traits tendus. J'aurais peut-être dû m'arrêter, mais je n'y arrivais pas.

« Tu m'as bien dit que tu avais eu des aventures ! Donc ce n'est pas comme si le sexe te dérangeait, si ?

- Non ! gronda-t-il.

- Et lorsque tu avais des relations sérieuses et qu'il était évident qu'il y avait une attirance réciproque entre deux hommes consentants, est-ce que tu te donnais la peine d'attendre des semaines ?

- Non !

- Mais alors enfin...

- Je tiens à toi ! hurla-t-il soudain. »

Nous nous fixâmes, aussi essoufflés l'un que l'autre. Il y avait autant d'inquiétude que de frustration dans ses yeux assombris, tandis qu'il luttait pour trouver ses mots.

« Je tiens à toi, finit-il par répéter. Enormément, bien plus que je ne l'aurais cru. Mais tout est si... »

Il eut un geste impuissant de la main que je suivis des yeux, le cœur au bord de la rupture.

« Malgré tout ce que nous avons déjà partagé, je sais encore si peu de choses à ton sujet ! J'ai sans cesse l'impression que je vais dire le mot de trop qui t'éloignera définitivement de moi, que je vais te blesser sans le vouloir. Et je ne le souhaite pas ! Je ne veux pas te perdre maintenant, pas quand ça me rend stupidement heureux quand tu râles parce qu'un journaliste utilise le subjonctif derrière « après que » ... »

Il posa sa main chaude sur ma joue.

« Eudes, tu m'effraies tellement. J'ai toujours su mettre les gens à l'aise et leur donner envie de rester près de moi, mais toi, tu as en permanence... Je sais que tu n'es pas à cent pourcent... »

Il semblait si las... Je ne pensais pas que me retenir de pleurer pouvait être aussi difficile.

« Et moi, poursuivit Charles, je ne sais pas quoi faire. Je n'ai pas le droit d'exiger que tu me livres tout de toi, mais si tu n'as pas confiance en moi... Je ne veux pas coucher avec toi sans ça. Comprends bien que ce n'est pas du chantage, en aucune façon. Jamais je ne te forcerai à quoi que ce soit. Mais... je ne peux pas m'engager plus avant.

- Je te confierais ma vie sans hésiter, articulai-je douloureusement. »

Les larmes qui brûlaient mes yeux tombèrent enfin et il les effaça de ses lèvres et de ses doigts.

« Je sais, murmura-t-il avec douceur. Mais il y a des parcelles de cette vie que tu m'interdis de regarder... »

Il frotta le bout de son nez contre le mien, un geste de tendresse au milieu du chagrin.

« Je comprends, tu sais. Chacun son jardin secret. Mais je sens que chez toi, ces secrets... Je sais qu'un jour tu... »

Il éclata soudain d'un rire sans joie.

« Et je suis là à te faire des reproches alors que ça ne fait même pas deux mois que nous sommes ensemble... Comme si j'avais le droit de...

- Tu l'as, le coupai-je. Tu n'as pas tous les droits bien sûr, mais c'est normal que tu veuilles me connaître, que tu attendes que je me livre plus à toi qu'au reste du monde. »

Ce que je ne ferais pas.

« Ce que tu dis, poursuivis-je parce que je voulais être sûr d'avoir bien compris, c'est que tu ne te sens pas assez en confiance pour que nous couchions ensemble. »

Il hocha la tête.

« Mais justement ! éclatai-je avec une force qui me surprit moi-même. Moi, c'est le fait de ne pas avoir cette proximité physique qui m'angoisse ! Ca me bloque, ça me freine ! C'est exactement l'inverse ! Plus on attendra et plus je me sentirai loin de toi ! A chaque fois que tu m'interromps, que tu me repousses, je me sens... humilié, blessé ! Moi, ce qui m'angoisse, c'est le fait que toi tu ne me laisses pas m'approcher de toi ! »

Je m'interrompis avant de me mettre à bafouiller. Mon cœur tambourinait, le sang battait à mes oreilles. Qu'il soit maudit ! Il n'avait pas le droit d'introduire dans ma vie toutes ces incertitudes qui érodaient les murailles de mon quotidien. Il n'avait pas le droit de m'enlever le contrôle, de me déraciner et de laisser le vent m'emporter.

Son rire nerveux me glaça.

« Nous sommes branchés différemment, fit-il remarquer. Nous avons deux visions totalement différentes de la même chose. Je crois que c'est un problème. »

Mon cœur sombra dans ma poitrine.

« Connard, sifflai-je, à notre grande surprise à tous les deux. »

Et comme il ne savait que répondre à cela, je me drapai dans ma dignité meurtrie et quittai son appartement.

XXX

Un jour, deux jours...

Cinq jours. Cela faisait cinq jours et il ne m'avait pas rappelé.

Je ne l'avais pas rappelé non plus.

Est-ce que c'était terminé ?

Si cela se finissait comme ça, pour une raison aussi idiote, alors cela ne valait pas le coup de souffrir. Autant passer le reste de ma vie à errer de corps en corps sans plus m'attacher à personne.

Devais-je mettre mon orgueil de côté et lui téléphoner ?

Et s'il ne comprenait toujours pas ? S'il me blessait davantage ?

Je ne voulais plus souffrir...

Charles...

XXX

Lorsque Claire Tergiani se dressa devant moi à la bibliothèque, j'étais fatigué. Pas en colère ni même un peu irrité, juste fatigué, de Charles, de tout.

J'avais lutté contre moi-même pendant des semaines pour lui et cela n'avait servi à rien. Je venais de décider que c'était fini.

Claire Tergiani semblait elle aussi avoir beaucoup lutté, et souvent perdu. On le voyait dans sa pâleur, dans tout son être terne et usé avant l'heure. Mais il y avait dans son regard une détermination froide. Elle n'aurait pas pu renier son fils : ils avaient exactement la même expression. J'avais su qui elle était avant même qu'elle ne m'en informe.

« Désirez-vous un café ? lui demandai-je, car la politesse était parfois le meilleur rempart contre autrui.

- Mon fils est en prison, répliqua-t-elle à brûle-pourpoint. »

Elle me regardait sans ciller.

« Votre fils a failli me tuer, répondis-je.

- C'est ma faute. »

J'émis un son désagréable, entre le ricanement et le dégoût. Je n'étais pas quelqu'un de compatissant. En tout cas, pas assez.

« Vous avez des enfants ? me demanda-t-elle.

- Non. Et je ne vois pas ce que ça peut faire. Maintenant, si vous voulez bien m'excuser, je ne crois pas avoir très envie de...

- J'étais jeune, m'interrompit-elle. J'étais trop jeune quand je l'ai eu. J'ai vécu avec ma mère dans les premiers temps, et quand elle est morte, les services sociaux m'ont aidée. Les premières années, j'ai eu vraiment beaucoup de soutien. Et puis après, on m'a laissée me débrouiller toute seule. C'était aussi ce que je voulais. Les autres mères n'avaient pas besoin qu'on soit tout le temps sur leur dos. Quand Jonas a commencé à causer des problèmes, j'aurais dû demander de l'aide tout de suite. Mais je crois que j'étais trop fière. »

Elle agrippa alors mon bras avec force.

« Je sais bien qui il est ! Je le sais ! Mais c'est aussi mon fils ! »

Ses doigts se resserrèrent. Elle me faisait mal, mais je ne parvenais pas à me dégager.

« S'il vous plaît... S'il vous plaît, retirez votre plainte. Je m'occuperai de lui. On déménagera, il ira voir un psy... »

Oui, elle me faisait mal, et pas seulement au bras. C'étaient ses mots, c'était sa manière de tout tenter pour préserver son fils. Ma mère n'avait jamais agi ainsi pour moi. N'était-ce pas ce qu'on était en droit d'attendre d'un parent, pourtant, cet amour inconditionnel ? Cette protection envers et contre tout ?

Tout cela, Jonas ne le méritait pas.

« Votre fils a failli me tuer, répétai-je en détachant les syllabes avec force. »

Je dégageai douloureusement mon bras de sa poigne. J'en avais assez, assez d'être foulé aux pieds et qu'on me demande ensuite de pardonner.

« Peut-être y a-t-il en effet eu un moment où vous auriez pu partir et tout recommencer. Mais c'est terminé maintenant. Je ne retirerai pas ma plainte. Il m'a roué de coups ! Il a fracassé ma tête contre le sol ! Si on le laisse sortir de...

- C'est pour ça que je l'emmènerai ! cria-t-elle en attrapant ma chemise. Il sera loin de vous, il ne pourra pas vous refaire du mal !

- Mais il pourrait en faire à quelqu'un d'autre ! »

Un bruit sec de tissu déchiré nous fit tous deux sursauter. Je regardai, ébahi, la manche gauche de ma chemise qui n'était plus qu'à moitié rattachée au reste du vêtement.

Claire eut un gémissement.

« Je suis déso...

- Il vous a fait du mal, l'interrompis-je. »

Elle hoqueta.

« Une fois, une seule ! Je vous en prie...

- Quand comptez-vous cesser de vous voiler la face ? Il blesse tous ceux qu'il croise ! Vous comme moi, comme Z... »

Je me mordis la langue, tentant de ravaler la fin de ma phrase. Elle pleurait. Une larme tremblait au bord d'un de ses yeux gris, suspendue en équilibre au-dessus d'une joue blême qu'elle finit par dévaler. Nous nous dévisageâmes, aussi épuisés que si nous venions d'échanger des coups, ce qui n'était, d'ailleurs, pas loin de la réalité.

Elle était belle, je m'en apercevais maintenant. Même si elle était épuisée et trop vite vieillie, il y avait quelque chose d'émouvant dans la cambrure fragile de sa gorge et dans ses mains nerveuses.

Les gens beaux n'auraient-ils pas dû être plus heureux ? Quand on regardait Claire, comment pouvait-on ne pas avoir envie de la protéger ? Pourtant, tout son être hurlait à quel point la vie l'avait abimée, et c'était à mon tour à présent de lui porter des coups... J'avais l'atroce impression d'être un bourreau. J'aurais voulu qu'elle ne soit jamais venue.

« Comme qui ? finit-elle par me demander. A qui d'autre mon fils a-t-il fait du mal selon vous ? »

Elle le savait aussi bien que moi, je le lisais dans ses yeux. Elle me défiait de le dire, de lui porter l'estocade, de la mettre à terre. Quelque chose en elle voulait me faire souffrir et son inconscient savait qu'elle y parviendrait en me poussant à lui faire du mal alors que je ne le souhaitais pas.

« A Zoé, répondis-je malgré tout. »

Elle secoua la tête sans répondre, mais ses yeux parlaient pour elle. Elle savait. Ou, au moins, elle se posait la question.

« Sortez, dis-je d'une voix rauque. Allez-vous-en et par pitié, ne revenez plus. »

Le choc qui se peignit sur ses traits me donna l'impression de l'avoir réellement frappée. Elle me regarda comme si je l'avais trahie, avec un dégoût tel que je le ressentis physiquement. J'ouvris la bouche – pour dire quoi ? Je l'ignorais. – mais elle recula d'un pas, puis de deux et brusquement, elle me tourna le dos et s'enfuit en courant.

J'hyperventilais. Je me laissai glisser à terre, tâchant de contrôler ma respiration.

Quel gâchis... Claire, Jonas, Zoé... moi.

J'aurais voulu voir Charles. Mais j'avais ruiné ça aussi. Je l'avais repoussé de toutes les façons possibles et il était parti.

Je ressentais à nouveau en moi cette impulsion désespérée, ce besoin de m'enfuir, n'importe où. De retourner à Lyon, en vérité, à faire le tour des backrooms, parce que ça, c'était ma normalité. C'était la sécurité. Je ne voulais plus souffrir.

Pourquoi rester ici ?

XXX

Je faillis tomber dans les bras d'Esther en quittant, hagard, la bibliothèque.

« Cher monsieur Lefort ! s'écria-t-elle, enjouée. Je viens vous inviter à déjeuner. Figurez-vous qu'une très bonne amie de ma belle-sœur a récemment retrouvé dans son grenier un nombre pharamineux de livres de la Bibliothèque rose, en très bon état ! Elle habite à deux pas d'ici, et je ne travaille pas cet après-midi. Nous pourrions aller la voir ensemble. »

Et puis elle avisa mon visage.

« Seigneur ! Vous vous sentez bien ? »

D'autorité, elle me fit asseoir sur les marches.

« Dites-moi tout. C'est encore cet horrible sale type qui vous fait des misères ? »

Je secouai la tête, et un flot incontrôlé de paroles jaillit de ma bouche à mon corps défendant : Claire, d'abord, puis en remontant le fil, Jonas, Zoé et Charles. Assis là, sur les marches où Zoé était morte, je vidai mon cœur. Elle ne m'interrompit pas, ne me critiqua pas, ne se moqua pas de moi. Mais lorsque j'eus fini, elle me donna un léger coup sur la tête.

« Vous n'allez pas partir, voyons, me réprimanda-t-elle. Ca ne vous apportera rien, mon cher, sans compter que les gens d'ici comptent sur vous. »

Je ricanai, et, cette fois-ci, le coup ne fut pas léger.

« Aïe !

- Vous êtes mal élevé. Je ne suis peut-être pas très impressionnante, surtout à côté d'une grande tige comme vous, mais je peux toujours appeler Moussa pour qu'il vous flanque une bonne correction !

- Je crois que j'aimerais bien ça, répliquai-je avant de réfléchir. »

Elle éclata de rire.

« Pour tout vous dire, j'aime bien ça moi-même. Mais c'est chasse gardée ! »

XXX

La maison de Bianca, l'amie d'Esther, était pleine comme un œuf, encombrée d'un bric-à-brac hétéroclite qui jaillissait des étagères et se déversait sur le moindre coin de table. C'était légèrement oppressant, mais le thé à la menthe et les muffins maison chocolat framboises – de vraies framboises – me firent vite oublier cela. Ce n'était pas un déjeuner très équilibré, mais me nourrir exclusivement de sucre me replongea dans les souvenirs de ma vie estudiantine, ce dont je conçus une sorte de nostalgie qui n'était pas si désagréable. Peut-être était-ce lié au fait que ces années-là avaient sonné le début de ma liberté, comme une renaissance. Quoi qu'il en fût, mon esprit d'aujourd'hui se tendait vers les souvenirs de mon moi de l'époque, dans un de ces moments fragiles, presque intangibles, de madeleine de Proust.

Les livres, eux, me rendirent à mon enfance, avant la mort de mon père. C'étaient de vieilles éditions cartonnées du Club des cinq, du Clan des sept, de Poly, de Fantômette et bien d'autres, assez bien conservées effectivement, malgré l'aspect parfois délavé des couvertures et les pages jaunies.

Nous étions supposés trier les ouvrages, mais cela se transforma bien vite en capharnaüm assumé, tandis que chacun feuilletait les tomes de sa série préférée, piochant de temps en temps des bonbons dans l'immense saladier que Bianca avait fait apparaître comme par magie.

Ce fut un après-midi de lâcher-prise, loin de la vie réelle et de ses moments douloureux. Il ne m'aiderait pas à résoudre quoi que ce soit, mais peu importait. Et qui me le reprocherait ? Après tout, lire, c'était aussi mon travail.

XXX

Evidemment, j'avais sous-estimé Esther.

Il m'apparut clairement que mes petits secrets n'étaient pas aussi en sécurité avec elle que je l'avais pensé lorsque, ce même soir, on sonna à ma porte et que je découvris Charles sur mon pallier, alors qu'on ne pouvait pas dire que je brûlais d'envie de le voir.

Il avait l'air chiffonné et malheureux. Pour ma part, j'avais l'air ridicule parce qu'il avait sonné pendant que je me lavais les dents, et que j'avais toujours la brosse plantée dans la bouche et de la mousse aux coins des lèvres.

Un point partout, la balle au centre.

« Je viens de passer vingt minutes à me faire... »

Il s'interrompit brusquement, fronçant les sourcils. Je n'avais jamais remarqué, jusque là, à quel point cela le rendait irrésistible. Cela faisait ressortir ses yeux.

« Quel est le mot déjà ? » demanda-t-il pour lui-même. Je me contentai de le fixer, stupidement, la bouche emplie de fraîcheur mentholée. « Pas disputer, pas gronder... Houspiller ! C'est ça. Je viens de passer vingt minutes à me faire houspiller à ton sujet par une femme nommée Esther. Ca a beaucoup fait rire Louise. »

Il m'adressa un sourire penaud, qui lui donnait l'air adorable. La tension qui m'habitait jusque là quitta en partie mon corps et cela s'avéra être une mauvaise chose, car ma bouche se décrispa et déversa sur mon menton un flot de salive agrémentée de dentifrice.

Je rattrapai la catastrophe d'une main et fonçai me rincer dans la salle de bain, maudissant aussi bien Dieu que le Diable.

Je retrouvai Charles au salon. Assis sur le canapé, il observait le fatras des livres de la Bibliothèque rose sur ma table basse. J'avais eu dans l'intention de les couvrir en regardant un film.

« Je ne pensais pas que les gamins couraient après les vieux bouquins, me dit-il. Tu sais, le jaune des pages, les petits caractères...

- Les petits caractères de la Bibliothèque rose ? répliquai-je. Tu veux rire ? Et concernant les vieux bouquins, comme tu dis, tu serais surpris du nombre d'enfants qui les apprécient. Beaucoup aiment les objets ayant une histoire. Du neuf, ils en ont tant qu'ils veulent. »

Morphine passa brusquement entre mes jambes, me faisant couiner de surprise. Quitte à être ridicule, autant avoir le souci du détail. Au moins n'étais-je pas imbibé de vodka cette fois-ci. Encore que... Si ça continuait à ce rythme, j'allais me faire un plaisir d'arranger ça.

Mon chat fonça sur Charles pour lui renifler les pieds comme si sa vie en dépendait. Je notais seulement maintenant qu'il avait ôté ses chaussures. Il se pencha et lui gratta la tête.

« Je me demande pourquoi les chats aiment autant les pieds, fit-il.

- Tu n'es pas là pour parler des pieds de mon chat, ripostai-je un peu trop vite. Ou de mon chat et de tes pieds. Peu importe. Tu n'es pas là pour ça.

- Non, admit-il en levant les yeux vers moi. »

J'étais planté dans l'entrée du salon, nerveux. Il se releva pour me faire face.

« Comme je te l'ai dit, j'ai fait la connaissance de ton amie Esther.

- Ce n'est pas mon amie, rectifiai-je. C'est la mère de Dani. Louise l'avait déjà rencontrée. Elle les a auditionnés à propos de Zoé.

- Je sais, oui. J'ai lu son compte-rendu. Et Esther est aussi ton amie.

- Je viens de te dire que... »

Il éclata d'un rire sans joie.

« Seigneur, tu es incroyable. Vas-tu donc refuser systématiquement d'admettre que les gens tiennent à toi, même quand tous les signes y sont ? Elle t'apprécie, et, te connaissant, je me doute que c'est réciproque. Sans compter qu'elle m'a dit que j'avais plutôt intérêt à me réconcilier vite fait avec toi, pour qu'elle puisse nous inviter à dîner tous les deux. Vous êtes amis. Ou quelque chose de drôlement approchant.

- Tu n'as pas à décider de ça pour moi, ripostai-je, vexé qu'il ait raison. Et à propos de relations humaines, il me semble que récemment je n'étais pas celui de nous deux qui les refusait. »

Il eut le bon goût de paraître embarrassé.

« Oui. C'est pour ça que je suis venu. »

Ses yeux se rivèrent dans les miens avec douceur.

« Avant toute chose, je veux te demander pardon. Tout ce qu'elle m'a dit ce soir, je le savais déjà. Je l'avais entendu de ta bouche, mais j'avais refusé d'essayer de le comprendre. »

Il eut un brusque geste de la main, son visage devenant soudain effroyablement sérieux.

« Tant que j'y pense, et je te promets que c'est la dernière fois que j'interromps notre conversation, elle m'a également rapporté que Claire t'avait importuné aujourd'hui. Je l'ai fait convoquer demain au commissariat. Elle n'a pas le droit d'essayer de t'approcher, surtout pour essayer de te convaincre de retirer ta plainte. Si jamais elle devait recommencer, mets-la dehors et appelle le commissariat. »

Il semblait assez mécontent. Mon chevalier de cour de récréation, qui n'aimait pas que les autres enfants viennent m'embêter... Une vague de chaleur jaillie du creux de mon ventre adoucit mes traits, et il me sourit en retour.

« Pardon, dit-il. Je reviens au sujet principal. J'ai été idiot. Je dois bien avouer que j'ai pas mal d'a priori sur les relations de couple, et une partie de moi pensait avoir le droit d'exiger de toi ce que j'étais, pour ma part, prêt à te donner. Bêtement, je ne parvenais pas à voir au-delà. J'ai négligé de voir ce que tu m'offrais déjà et j'ai voulu que tu sois à moi...

- Mais je ne serai pas à toi ! réagis-je. Jamais. On ne possède pas les gens !

- Je sais. Je me suis mal exprimé. Ce que je veux, c'est que tu sois avec moi. Mais j'ai essayé de t'imposer ma façon de faire. »

Il eut un rire embarrassé.

« J'ai pourtant été marié à une femme qui était loin d'avoir la même vision du couple que moi, mais on dirait que je n'ai rien retenu. J'ai voulu t'imposer mes choix sans essayer de comprendre ton opinion, et toi, tu as été mille fois plus prévenant que moi, en n'essayant pas de me forcer la main.

- Oh, n'exagérons rien, marmonnai-je. J'ai fait deux ou trois tentatives.

- C'est vrai, sourit-il. »

Les ridules joyeuses au coin de ses yeux me donnèrent envie de me jeter sur lui. Mais elles s'effacèrent bien vite au profit d'un visage sérieux.

« Eudes... Ne me quitte pas pour ça, s'il te plait.

- Je n'en ai aucune envie, murmurai-je. »

La table basse était entre nous. Je la contournai et allai coller mon corps contre celui de Charles, me blottissant dans l'odeur de ses cheveux et la force de ses bras.

« Eudes... gémit-il.

- Je ne ferai rien, promis-je. Je ne tenterai rien. Je veux juste rester comme ça un moment. »

Tu m'as tant manqué...

« Et si je voulais que tu tentes quelque chose ? »

J'ouvris de grands yeux.

« Mais tu es une vraie girouette ! »

Et moi qui avais cru être un garçon compliqué !

« Ca te dérange ? demanda-t-il.

- Bien sûr que non. C'est ton droit. Tu peux même changer d'avis à nouveau.

- C'est juste que... J'ai vécu chacune de mes relations de la même façon et c'était très bien ! Mais la route que j'empruntais ne m'a jamais mené très loin. Alors, pourquoi ne pas essayer de suivre ton chemin ? »

Je l'embrassai sur la joue.

« Voilà qui est très sage, remarqua-t-il à voix basse, sa main frôlant ma nuque. Je pense que c'est parce que tu portes trop de vêtements. »

En effet, il y en avait trop. De son côté aussi. Trop de vêtements qui me séparaient de sa peau. Je ne fus pas cérémonieux en les lui ôtant, rendu fébrile par l'impatience, mais fébrile, il l'était autant que moi, et cela ne me laissa aucun doute quant au fait qu'il me désirait, bien avant que je sente sur ma cuisse le frottement de son sexe raidi. Ses mains ne cessaient de me parcourir en caresses fiévreuses, comme si elles ne pouvaient contenir leur avidité. Le dos, les fesses, l'arrière des cuisses, le ventre, et plus bas... Sa bouche était sur la mienne, puis sur ma gorge, puis partout. Il n'y avait plus que lui, qui saturait mes sens.

Nous finîmes par échouer dans ma chambre, effondrés sur mon lit. Je n'avais pas assez de mes mains pour le découvrir, pour me rendre compte qu'il était bien là, et je me frottais contre lui de tout mon corps. Il était chaud et solide, ferme et tendre. Ses mains fortes parcoururent mes jambes, des mollets au creux des genoux, de l'extérieur des cuisses à l'intérieur, sans pourtant se poser sur mon sexe alors que je n'attendais que ça et qu'il le savait, le salaud...

« Je crois que j'en ai envie depuis un bon moment », admit-il d'une voix rauque tandis que j'écartais les jambes, le cherchant, et obtenant ce que je voulais, puisque sa main droite vint fermement s'enrouler autour de moi, me faisant presque crier de surprise et d'extase.

Il croisa les doigts de son autre main dans les miens, scrutant le plaisir sur mon visage tandis qu'il accélérait ses caresses.

« Depuis que j'ai vu cette photo de toi en boîte de nuit, murmura-t-il à mon oreille, avant de la mordre. »

Il resserra sa prise et le monde se mit à tourner tandis que je jouissais en criant, fauché par un plaisir qui me laissa étourdi.

Tout mon corps était devenu sensible et ce fut un soulagement de le sentir s'écarter... et sortir du lit.

« Quoi ?! m'indignai-je en tendant une main vers lui. »

Ce sale petit traître se contenta de rire.

« Nous avons tout notre temps ! dit-il. J'aime faire durer les choses. Je crois que je vais aller prendre une douche en attendant que tu te remettes. Dans ta salle de bains. Je vais probablement déranger toutes tes affaires. »

Et il me planta là, tout suffoquant de colère et repu par la jouissance.

Etait-ce une plaisanterie ?

Des semaines que j'attendais ça et il se contentait de... jouer à touche-pipi ?!

« GOLDSTEIN ! » hurlai-je.

Un rire moqueur me parvint depuis la salle de bain, juste avant que l'eau se mette à couler.

« Ah oui ? criai-je. Si tu veux la guerre, tu vas être servi ! »

Je bondis vers la salle de bain. Il m'accueillit en riant de plus belle, si beau avec ses cheveux mouillés et en désordre.

« Tu n'as pas fermé la vitre de la douche, constatai-je stupidement. »

De fait, j'avais une vue parfaite sur son torse, que je pris le temps d'admirer comme il le méritait. Dieu qu'il était beau... Comment faisait-il donc pour avoir autant de muscles partout ?

« Je n'ai pas fermé la vitre, admit-il bien volontiers.

- Il y a de l'eau partout ! »

Elle ruisselait le long de son corps, en effleurant les lignes dures et giclant en rythme avec le mouvement de sa main sur son sexe dressé, tandis qu'il me regardait, sûr de lui, cet ignoble allumeur.

« Ca, c'est parce que tu baves, Lefort.

- Connard !

- C'est vrai. Comment vais-je pouvoir me faire pardonner ? »

Il m'agrippa le bras et me tira dans la douche. Je trébuchai sur lui il me stabilisa en posant ses mains chaudes et mouillées dans le creux de mes reins, les laissant ensuite glisser sur mes fesses, presque innocemment.

« Est-ce que tu vas enfin me baiser, bon sang ? gémis-je. »

Il tiqua.

« Eh bien... Tu es beaucoup plus vulgaire quand il s'agit de sexe.

- Tu n'as pas idée, le défiai-je.

- Si. Je t'ai déjà vu ivre, tu te souviens ? »

Je sentis la température de mon corps grimper de quelques degrés à ce souvenir, mais aussi parce qu'il avait fait jaillir du gel douche au creux de ses mains et m'en massait doucement le dos. Toutes les terminaisons nerveuses de mon corps semblaient se rassembler sous ses paumes glissantes, comme si elles n'avaient jamais attendu que son contact.

« Charles, gémis-je. Charles... »

Je me frottai contre lui.

« Si tu ne me sautes pas dans les cinq prochaines secondes... »

Il se précipita pour m'embrasser.

« Si tu ne te tais pas, souffla-t-il lorsque nous nous séparâmes, je ne tiendrai pas plus longtemps qu'un collégien, et ce n'est pas ce que j'ai prévu. »

Sa langue passa sur ma gorge, ses mains caressant l'arrière de mes cuisses dans un mouvement délicieusement lent.

Son corps contre le mien, son odeur, le goût de sa peau, l'ardeur de ses mains... Je ne me privai pas de le savonner à mon tour et de toucher tout ce que je pouvais atteindre. Cela ne prit pas longtemps avant que je parvienne à le ramener vers la chambre, chassant Morphine du lit où il avait élu domicile et claquant la porte à son museau désapprobateur.

Je laissai Charles gérer le lubrifiant et le préservatif. Qu'il ait l'opportunité de tout arrêter s'il décidait qu'il valait mieux changer d'avis. Mais ce ne fut pas le cas. Il m'attira sur ses genoux et fit glisser un doigt en moi, me regardant droit dans les yeux, guettant ma douleur et mon plaisir.

Je m'ouvris à lui, me donnant avant qu'il me prenne. Il m'écarta les jambes des siennes et je crus que le moment était arrivé, enfin, mais il se contenta d'empoigner ma main et de la poser sur mon propre sexe. Je compris ce qu'il voulait et me caressai sous son regard sombre. J'aurais bien plaisanté sur sa volonté de compenser ainsi son ancienne nuit de frustration, mais je me sentais trop à l'étroit dans ma peau pour parler tandis que les vagues de plaisir se heurtaient en moi, cherchant à sortir et tout cela, il le regardait.

Il finit par écarter ma main.

« Tu es prêt ? souffla-t-il.

- Depuis une éternité. »

Alors il me pénétra, lentement, tandis que je me détendais pour le laisser entrer. Il n'y avait aucune trace d'hésitation sur son visage tandis qu'il allait et venait, mettant mon corps au supplice. Je me perdis dans sa houle, l'agrippant désespérément de mes bras et de mes jambes, et lorsqu'enfin je tombai, gémissant de soulagement, je parvins à l'entraîner avec moi.

XXX

« Je croyais qu'à partir d'un certain âge ça ne se faisait plus de passer la journée au lit », haletai-je doucement alors que Charles embrassait mon ventre.

Le poids de son corps sur le mien n'aurait pas pu me sembler plus léger tandis qu'il se lovait paresseusement sur ma peau.

« Eh bien, c'était une idée comme ça, tu en fais ce que tu veux, dit-il. Mais nous allons tous les deux avoir une fin de semaine chargée, alors je me disais que dimanche...

- Je comprends, soupirai-je en écartant les jambes pour l'attirer plus près. Mais il y a d'autres activités que celles qui se passent à l'horizontale...

- La météo annonce de la pluie, répliqua-t-il, embrassant ma gorge. Je ne voudrais pas que tu prennes froid.

- Bien sûr je... Oh oui, continue... Je... Je ne veux pas prendre froid non plus, mais on... oh oui, ... On pourrait aller au cinéma.

- L'exhibitionnisme est illégal, fit remarquer Charles en mordillant l'intérieur de ma cuisse tandis que ses mains s'activaient sur mon sexe.

- En fait tu étais encore plus frustré que moi, gémis-je, insérant une jambe entre les siennes pour lui rendre la pareille.

- Bien plus, en effet. »

Le matin arrivait. J'étais engourdi, courbaturé et heureux. Je manquais légèrement de sommeil, même si nous avions dormi, mais les endorphines compenseraient cela.

« Je n'arrive pas à croire que tu sois attiré par moi à ce point, dis-je soudainement ».

Quatre fois, tout de même. Et une cinquième qui semblait se profiler.

Il fronça les sourcils en guise d'incompréhension.

« Tu sais, fis-je en me désignant d'un geste de la main. Je ne suis pas un canon de beauté. »

Un petit sourire canaille naquit au coin de ses lèvres.

« Eh bien, tu es un peu maigre. Un peu trop, devrais-je dire. Et tu es très pâle, presque blême. Mais tu as la peau la plus douce du monde, et cette sensualité un peu brusque quand tu bouges... Et j'adore le son de ta voix. »

Il remonta le long de mon corps pour m'embrasser, ce que je le laissai faire avec un soupir d'aise.

« Je ne dirais pas que le physique n'est pas important, dit-il alors que nous reprenions notre souffle. Ce serait ridicule, c'est normal de rechercher ce qui plait à notre sens de l'esthétique. Et toi, tu conviens parfaitement au mien. »

Il se redressa.

« Maintenant que ceci est réglé, il me semble que nous disposons d'encore une heure avant de devoir nous lever, n'est-ce pas ? Il va falloir l'occuper. »