Cette histoire se passe pas mal d'années après "Comment devenir presque un gentil en douze leçons" et "Comment faire des aveux embarrassants en dix situations désespérées. Vlad a été créé par sofi-cerise et Nicodème par heera-ookami.


"Tu vieillis." dit Sardix d'un ton hautain.

Terreur fronça les sourcils, releva le nez du livre d'économie avancée pour les maîtres du monde qu'il était en train de lire, et se demanda s'il devait s'énerver. Non, cela ferait trop plaisir à Sardix.

"Tu racontes n'importe quoi." répondit-il, factuel et catégorique. "Cela ne me surprend pas de ta part."

"Tu as des cheveux blancs."

"Cela ne me donne-t-il pas un air de respectabilité très seyant ?" Ce n'était pas sa faute. Il avait l'hérédité de sa mère, et il soupçonnait que les sorcières étaient sélectionnées à la naissance pour leur capacité future à avoir les cheveux grisonnants et impossibles à démêler. C'était juste un ou deux, une dizaine au maximum !

"Aussi, tes blessures guérissent plus lentement."

"Je n'ai rien remarqué de tel."

"J'ai fait des statistiques. Et puis, les choses ont changé dans notre intimité. Tes performances ont augmenté en durée et diminué en nombre."

Quoi, Sardix allait-il lui reprocher de ne plus être un adolescent plein d'hormones et de pulsions et d'éjaculations précoces ?

"C'est toi qui est moins... inspirant, il faut croire." répondit-il d'un ton moqueur.

Sardix le regarda avec une intensité qui alarma quelque peu Terreur. Il n'était pas question qu'il voie cela comme une déclaration de guerre alors que c'était lui qui avait commencé.

"Cela fait vingt-et-un ans que je t'ai rencontré." dit-il d'un ton un peu trop passionné, qui fit courir un frisson dans l'échine de Terreur. "Trois fois sept ans. Combien de temps vivent les humains, exactement ?"

Terreur aurait dû le comprendre plus tôt. Cela avait été une conversation sérieuse depuis le début.

Les mots "Cela dépend. Mais moi plus que les autres, j'espère." s'étranglèrent dans sa gorge.

Combien de temps vivaient les hommes-lézards, exactement ?


Sardix se remémora sa dernière conversation avec Terreur.

"Comment vous faites, d'habitude ?" avait demandé l'humain, boudeur. "Je veux dire, vous épousez des princesses, ça se passe comment ?"

"He bien, la plupart des hommes-lézards, quand ils n'ont pas de chance, sont tués par des héros qui veulent récupérer la princesse. Quand ils ont de la chance, bien sûr, ils se font tuer par leurs enfants alors qu'ils mûrissent et deviennent plus retors." Puis, après un silence. "Nous pourrions peut-être adopter ?"

Terreur avait fait la grimace. "Je ne suis pas très pour. Je veux dire, autant laisser la porte ouverte aux assassins avec un écriteau 'nous sommes ici', cela fera le même résultat. Mais je veux dire, vous mourez bien de vieillesse."

"Des expériences ont été faites à ce sujet, il y a quelques centaines d'années !"

"Et alors ?"

"Elles n'ont pas encore donné de résultats concluants, mais les héritiers des expérimentateurs restent suspendus à leurs plumes, si j'ai bien compris. Pour l'instant, ils peuvent témoigner que les siestes durent plus longtemps, et aussi quelques détails plus ridicules que je ne raconterai pas dans les détails."

Terreur avait grogné. "Je n'ai pas envie de mourir avant toi. Je n'ai pas non plus envie que tu meures avant moi, bien entendu, mais... je préfèrerais que ce soit une chance sur deux. Les dés sont truqués. Mourir ensemble serait l'option la plus aceptable. Une petite baston particulièrement vicieuse ? La fin du monde peut-être ?"

"Ou même à la grande rigueur ne pas mourir du tout." avait ajouté Sardix. Cela avait été une parole en l'air.

Et maintenant, il était en train de sculpter une petite boîte faite avec le bois de l'arbre-monde. Bien sûr, il était hors de question de faire quoi que ce soit qui puisse blesser l'arbre en question. Sardix avait quelques scrupules à mettre le monde en danger, d'abord parce qu'il y habitait, ensuite parce que même après la mort sa réputation n'était notable que là. Mais il fallait bien émonder des branches de temps en temps. C'était bon pour la santé, un peu comme se tailler les griffes.

Il y versa soigneusement un mélange égal de perles de pluie et de larmes de dragons. Il y rajouta quelques gouttes d'eau de vie, d'eau-de-vie - il fallait les deux, les confusions étaient fréquentes - et de morve de licorne - on utilisait souvent du sang, et c'était une erreur, d'abord parce que les licornes étaient rancunières, et aussi parce que la symbolique était un peu trop à double sens. La morve était claire, façon de parler. Résistance contre l'envahisseur.

Bien sûr, il restait encore le point déterminant du sortilège. Le seul que Sardix, malgré son intelligence et ses ressources, n'était pas entièrement certain de réussir. Bah, il pouvait toujours vendre la préparation dans le cas contraire...

Il plaça le tout sous un sort de bulle pour empêcher qu'il soit affecté par la poussière, descendit deux étages, et passa la tête par la porte du salon.

"He, Terreur, je peux prendre ton coeur ?"

"Quoi ?"

"Tu m'as dit un jour que tu me donnais ton coeur. Oh, j'ai conscience que tu étais ivre d'une part et que c'était une métaphore d'autre part. Mais j'en ai besoin, pour le mettre dans une petite boîte. Ca ne fera pas mal."

"Je peux savoir pourquoi ?"

"C'est pour une expérience par rapport à l'immortalité dont nous parlions l'autre jour. Un grand classique dans ma famille. Il s'agit de mettre son coeur dans une boîte, pour qu'il devienne le seul point vulnérable."

"Laisse-moi deviner : si cela ne nous fait pas une pile de cousins à toi qui viennent régulièrement visiter, c'est parce qu'il y a toujours un héros pour les trouver et faire des trous dedans ?"

"Ce n'est pas faux. Mais ils ont toujours des idées stupides pour les cacher. Dans le ventre d'un pangolin qui est dans un panda qui est dans un chêne à l'autre bout du monde, ce genre de choses. Cela vaut la peine de jouer à ce jeu. Et puis surtout, si l'on y place ton coeur et le mien, dans le pire des cas, nous aurons l'autre option. Nous faire tuer ensemble..."

Terreur se retourna, le regarda dans les yeux.

"Les deux ensemble ?"

"Cela faisait partie de mon plan, oui."

"Tu aurais dû le dire tout de suite. OK, vas-y Dixie ! Si tu m'as menti et que ça fait mal, je te préviens, tu auras beaucoup à montrer pour te faire pardonner..."


"Comment ça ?" fulmina Shirin. "Il m'avait dit qu'il renoncerait à sa moitié de royaume à sa mort, pour les laisser à leurs possesseurs légitimes !" Elle agita vaguement une main vers l'aile du château où dormaient les petits héritiers. "Et maintenant, voilà qu'il décide d'être immortel, comme ça ! C'était implicitement interdit par notre accord !"

Elle prit une grande inspiration. "Tout va bien se passer."

Puis elle fixa la bonne fée. "Mais au fait, pourquoi tu me racontes ça ? Je ne l'aurais jamais su, enfin, pas avant une bonne dizaine d'années où je lui aurais demandé ses secrets de beauté. Tu me testais ? Tu voulais voir si ma première réaction serait de me dire qu'il est temps d'aller le tuer ? Je ne me permettrais pas, c'est un ami !"

"C'est plus compliqué que ça." murmura la bonne fée d'un ton qu'elle espérait plein de mystères. Shirin ne s'abaissa pas à lui demander ce qu'elle entendait par là, aussi, après un bref silence, la fée ne put se retenir d'en dire plus quand même. "Il vaudrait mieux que tu ailles vérifier par toi-même."

En quelques minutes, Shirin eut confié les enfants à Vlad, le royaume à sa première conseillère - Vlad ne pouvait pas tout faire, n'est-ce pas - et son carrosse se dirigea vers le château de Sardix.