Shirin réussit à crocheter la serrure sans se faire poser la moindre question indiscrète. Encore une fois, elle se félicita de son plan. Pas de meilleur endroit pour se dissimuler qu'une foule brandissant des pancartes. Il y avait certainement des gardes, mais ils avaient tant d'autres choses à noter ! Toute seule, elle les aurait déjà aux trousses.
Elle soupira de satisfaction en voyant que tout cela n'était pas un piège élaboré avec amour pour se moquer d'elle (elle avait un peu douté). Dans la boîte reposaient bien deux coeurs. Aucun d'entre eux n'était vert, mais grâce à ses connaissances en anatomie, Shirin pouvait quand même constater que l'un des deux était plus humain que l'autre.
On pouvait considérer que les ennuis commençaient maintenant.
Il était temps de se poser la question de qui pouvait tuer qui. Bien sûr, elle pouvait tuer Terreur et Sardix dès maintenant, et si cela avait été son but, elle aurait été dans une excellente position. Mais malheureusement, ce n'était pas le cas. Quant à elle... elle se sentait déjà la cible d'une dizaine de tentatives d'assassinat. Bien sûr, ils ne la tueraient pas quand Vlad serait avec elle. Peut-être même Lucille - elle la voyait mal assassiner des gens en représailles, mais partir avec les coeurs, les apporter aux Forces du Bien, certainement.
En bref, elle avait un vampire et une bonne fée, et elle n'hésiterait pas à s'en servir. Mais bien sûr, tout cela ne l'amenait qu'à une égalité.
Peut-être aurait-elle dû penser à tout cela un peu en avance. Il faut être bêtement superstitieux pour ne pas penser à ce qu'on fera quand on aura gagné, dans les détails !
Chaque seconde leur laissait le temps de préparer un chantage, d'envoyer quelqu'un auprès de ses enfants, sans doute.
Ou peut-être juste un pickpocket efficace, ou un monte-en-l'air, car elle devait dormir de temps en temps. Peut-être devenait-elle paraoïaque, mais quand Terreur et Sardix étaient ses ennemis, c'était justifié, et quand c'était eux en mode maléfique et sans coeur (au sens propre), c'était justifié, deux fois.
Shirin observa les deux coeurs battre l'un contre l'autre. Elle supposait que cela avait un aspect mignon, une fois qu'on s'était habitué au côté gore. Elle eux l'impression de mieux comprendre pourquoi ils avaient perdu accès à tous leurs sentiments, sauf ceux qu'ils avaient l'un pour l'autre. Mais elle avait aussi l'impression que c'était déplacé. Qu'ils voulaient revenir à leur place.
Et puis, elle sut ce qu'elle allait faire.
"Je sais que vous êtes là !" lança-t-elle à la cantonade.
Son éducation lui avait appris à savoir placer sa voix, et on entendit très bien ses mots au dessus du grondement de la foule. Les gens s'écartèrent pour mieux la regarder.
Elle mentait éhontément, bien entendu. Elle n'avait aucune preuve. C'était juste très plausible. Par contre, ils avaient de façon évidente des espions compétents ici. C'était, après tout, une manifestation contre leur pouvoir, même si elle était pacifique. Shirin était certaine que plusieurs de ces gens étaient chargés de ficher les autres.
"J'ai ce que vous cherchez !" s'exclama-t-elle. Au cas où il n'y aurait que des espions, ou même pour le public, il valait mieux qu'elle ne soit pas trop spécifique. "Je suis toute prête à les remettre à la place dans vos cages !" Vos cages thoraciques, pensa-t-elle intérieurement. Le double sens aurait mieux marché en Angleterre, mais parfois, il fallait s'adapter au niveau de culture de ses interlocuteurs. "Si je voulais vous attaquer, ce serait déjà fait."
"Ils sont là." s'exclama Lucille.
Shirin avait déjà remarqué des formes qui se dirigeaient vers elle discrètement. Elle aurait pu dire à Lucille de ne pas faire remarquer les évidences, mais cela aurait été de mauvaise foi, et surtout, elle n'avait pas le temps pour ça.
Sardix se dévoilà et s'approcha d'elle. Bien sûr, cela voulait dire que Terreur allait tenter un coup fourré, mais elle fit mine de l'ignorer. Elle se déplaça juste devant Vlad, tout de même.
Elle se demande si on allait la reconnaître. Elle se demanda si on allait reconnaître Sardix malgré son mauvais costume de lui-même. Il devait bien y avoir des journalistes dans le coin.
"Traîtresse." dit l'homme-lézard à Lucille.
Elle sembla inconfortable, mais répliqua tout de même par un "C'est Terreur qui a commencé." que Shirin jugea parfaitement vrai mais un peu immature.
Shirin fit un grand sourire, et se prépara à affronter Sardix avec tout son sens de sa politique.
"Vous savez que si je voulais vous tuer, je l'aurais déjà fait." dit-elle. "Et si je comptais faire du chantage politique, je l'aurais fait par courrier, je ne suis pas stupide. Je sais qu'en combat je ne peux rien contre vous."
Elle resserra sa main sur les coeurs, cependant, pour que cela ne soit pas tout à fait vrai.
"Je suis votre amie." dit-elle avec un grand sourire. "Si j'ai fait tout cela, c'était juste pour vous montrer que vous les aviez rangés à un mauvais endroit, trop facile à trouver." mentit-elle sans aucune honte.
Sardix la regarda avec haine. Il n'était certainement pas dupe.
"C'est pour ça que je me propose de vous les rendre !" s'exclama-t-elle, "de les remettre dans vos poitrines. C'est encore l'endroit le plus sur jusqu'à ce que vous ayez une meilleure idée. Et il sera toujours possible de les retirer à nouveau. Je ne vois pas comment je pourrais vous en empêcher."
"Je pense que ce serait plus simple si tu nous donnais la boîte, et que nous nous occupions de cette étape nous-mêmes. Ou pas." siffla Sardix.
"Je ne crois pas. Parce que si c'est moi qui m'en charge, je peux faire ça !"
Et elle versa quelques gouttes d'eau de la vie sur les deux coeurs pressés l'un contre l'autre.
Elle vit Sardix sursauter, puis re-sursauter. La première fois comme s'il avait peur que ce soit du poison, la seconde fois pour ce qu'il ressentait. Elle était presque certaine que Terreur avait fait la même chose.
"Maintenant, je vais pouvoir vous les restituer. Bien entendu, cela ne sera pas possible longtemps."
Sardix ouvrait la bouche pour manifester son désagrément sarcastique, mais la voix de Terreur l'interrompit.
"En fait, ça se tente. Elle a raison. Ils seront plus à l'abri là, que dans cette boîte ouverte où n'importe quoi pourrait leur tomber dessus. Surtout le tien. Tu as la peau dure."
"Tu es sûr ?" demanda Sardix. Il semblait demander si c'était un piège que Terreur comptait tendre à Shirin. Pour être honnête, elle se demandait exactement la même chose. Aussi, elle prit les devants.
"Evidemment, il est sûr." dit-elle. Elle se saisit du coeur mammifère et l'approcha de la poitrine de Terreur.
Dire qu'il entra comme dans du beurre était trop peu. C'est comme s'il était aspiré à l'intérieur. Cela faisait un étrange bruit de slurp.
Et Terreur cria.
Ce n'était pas prévu ! Et c'était apparemment aussi ce que pensait Sardix qui lui sauta dessus. Shirin, bien entendu, avait fait en sorte de garder une distance minimale de sûreté, mais l'homme-lézard était rapide.
En esquivant, elle lacha la boîte. C'était certainement une erreur fatale à moyen terme.
Mais ce n'était pas Sardix qui l'avait rattrapée. C'était Terreur, et il enfonça le coeur de l'homme-lézard dans sa poitrine.
Slurp slurp.
Aussitôt, la colère de Sardix redevint beaucoup plus civile, et Shirin pousa un grand soupir de soulagement. Vlad s'était placé devant elle, mais honnêtement, à part prendre le premier coup à sa place, elle n'était pas certaine qu'il soit capable de grand chose devant un homme-lézard décidé.
"Que se passe-t-il ?" demanda Sardix. "Il se précipita vers Terreur. Que t'a-t-elle fait ? Comment vas-tu ?"
"Oh, très bien." répondit Terreur. "Pas la peine de s'inquiéter. Mais nous ne sommes pas passés loin, disons. Shirin a raison, quelqu'un devait le trouver un jour ou l'autre."
"Parce que tes cachettes ne sont pas si bonnes que ça ?" demanda Sardix, haussant son arcade sourcillère glabre.
"Elle était excellente ! Non, mais c'est ce qui arrive aux Méchants, je suppose. Il faudra nous racheter une conduite. C'est très faisable. Et avoir un ou deux coeurs peut aider."
Shirin était à peu près certaine que quand Terreur avait crié par culpabilité pour ce qu'il avait fait ou prévu, parce que quand il avait son coeur, il avait quand même un certain sens moral. Mais elle ne pouvait pas s'en persuader totalement. Cela aurait pu être de l'embarras devant la façon dont il s'était affiché avec Sardix, ou même de l'humiliation d'avoir fait un plan qui n'avait pas marché.
"Je reconnais que cela a eu des... influences psychologiques inattendues." grommela Sardix. Il regarda Terreur avec intensité. "Mais le problème initial est toujours là. Je ne peux pas te laisser vieillir et mourir."
Shirin se sentit presque gênée. Elle les avait soutenus, pourtant, mais justement ! Elle était habituée à ce qu'ils dissimulent leurs sentiments à tout le monde, même à eux ! Quoi, même avec leur capacité à être embarrassés retrouvée, ils continuaient à roucouler !
Elle prit la main de Vlad, pour se donner une contenance. Puis elle se racla la gorge.
"Hmm. Il se trouve qu'il me reste encore un peu d'eau de la vie de ma quête. Et cela sert justement à cela. Entre autres choses."
"Je connais cette méthode !" s'exclama Sardix. "Mais cela d'être coupé en morceaux régulièrement et plongé dans de l'eau bouillante ! Je suis certain que c'est très déplaisant. J'en utilisais, mais je l'ai largement arrangée..."
"Ecoute." dit Terreur. "On peut se débrouiller comme cela."
Et Sardix ne dit plus rien.
Shirin se demanda si on les avait reconnus. Elle avait l'impression que la foule, regroupée autour d'eux, essayait de comprendre si c'était une représentation théâtrale à laquelle ils ne comprenaient rien, ou une réalité à laquelle ils ne comprenaient pas forcément grand chose non plus.
Mais Terreur, arrachant son mauvais costume de lui-même, trancha l'ambiguïté.
Son annonce faite aux manifestants selon laquelle leurs plaintes avaient été prises en compte, plus aucune limace cracheuse de feu ne serait dans l'arène, et ils recevraient tous une compensation n'était pas mal faite. Pour de l'improvisation. Intelligente et touchante. Même si Shirin aurait fait mieux, probablement.
"Merci." lui dit finalement Terreur quand la foule se fut dispersée, avec un grand sourire. Il s'adresse à Lucille et Vlad. "Oh, et à vous aussi."
"Merci." grogna Sardix avec réticence. "Pour ne pas avoir broyé mon coeur du premier coup, à défaut d'autre chose."
C'était exactement ce que Shirin attendait de sa petite quête, réalisa-t-elle. C'est avec un sourire triomphant qu'elle expliqua à Vlad qu'elle était tout à fait libre pour s'occuper de la coiffure de Nadia.
En chemin, elle réalisa que Terreur était toujours potentiellement immortel, et qu'il y avait peu de chance pour qu'elle récupère un jour sa moitié de royaume.
Mais même cela ne suffit pas à gâcher son excellente humeur.