Je reviens après une longue absence pour un petit OS, qui je l'espère, vous surprendra et vous plaira...
Alexander regarda, ravi, son œuvre. Ce travail lui avait pris plusieurs années. Il y avait mis toute son énergie, toute sa foi. Aujourd'hui, il en voyait enfin l'aboutissement, et le résultat était magnifique. A la hauteur de ses espérances.
Bien sûr, son idée de départ avait été plus ambitieuse. Il aurait pu continuer longtemps encore. Mais il sentait que le temps pressait. Il fallait présenter sa collection au grand public. Il fallait qu'on voie son travail. Qu'on l'admire. Qu'on le complimente. Qu'on reconnaisse son talent. Il n'aurait pas longtemps l'occasion d'en profiter. Il était un artiste. Il connaissait la dureté de ce métier. Il savait la gloire éphémère, capricieuse. Quand elle venait à vous, il fallait la saisir à bras le corps, l'envelopper de votre chaleur, s'en délecter jusqu'à la lie, la caresser pour l'apprivoiser. Car aussitôt que vous la délaissiez, même cinq petites minutes, que vous atténuiez votre dévotion envers elle, elle disparaissait aussitôt. Elle s'envolait vers d'autres horizons. Alexander était prêt. Il était prêt à l'accueillir. Prêt à l'envelopper. Prêt à s'en délecter. Prêt à la caresser avec tendresse. Et prêt à la laisser partir quand elle le souhaiterait.
Le lieu qu'il avait choisi était parfait. En plein cœur de Brooklyn. Tout le monde allait envier sa trouvaille. Il avait été hautement surpris quand il avait découvert cet immeuble presque vide. Il avait réussi à en acheter la plupart des murs, l'avait décoré selon ses goûts, aménageant le rez-de-chaussée pour en faire une lumineuse galerie et l'étage pour être son atelier et son appartement même. Alexander avait de l'argent, un héritage de ses parents avant de mourir dans un tragique accident. Il n'avait pas trouvé de plus belle manière de réinvestir ce qu'ils lui avaient légué dans sa passion.
Il y avait consacré tout son temps. Certains diraient qu'il s'était coupé de son ancienne vie. Mais lorsqu'une passion est si dévorante, on ne peut pas lui résister, n'est-ce pas ? Il avait cherché pendant des mois, parfois des années, les modèles parfaits. New York était fort heureusement un tel melting-pot qu'il avait pu trouver tous ses modèles sur place. Il les avait observées longuement. Il les avait abordées. Il les avait pris en photo sous toutes les coutures pour son exposition. Elles avaient même visité sa galerie, s'étaient imprégnées des lieux. Dans son atelier, il les avait sublimées, parées des plus beaux atours, avant de les photographier, encore et encore.
Il y avait eu Rosa, une jeune étudiante pétillante, aux cheveux d'un roux éclatant. Ils s'étaient rencontrés par hasard dans un café. Elle lui avait renversé son chocolat chaud avec double chantilly et poudre de noisette sur les pieds. Elle s'était confondue en excuses, et pour se faire pardonner, ils avaient pris un autre chocolat ensemble, à une table près de la fenêtre. Ils avaient parlé, beaucoup d'elle, un peu de lui. Ses parents vivaient en Irlande, elle avait obtenu un échange universitaire avec une faculté de New York, pour un semestre, lors de ses études en art. Sa peau laiteuse était parsemée de taches de rousseur. Ensemble, ils s'étaient amusés à les compter, à les photographier sous tous les angles. Elle avait une peau si parfaite, qu'il en était tombé fou amoureux. Comme un artiste tombe amoureux de sa muse. Ils avaient même juré de finir leur vie ensemble.
Mais elle ne pouvait suffire à sa collection. Alors il y avait eu également Lise, Thelma, Abigail, Elizabeth, Josépha, Catalina, Sophie, Margaret,… Il se rappelait du prénom de chacune. De ce qu'ils avaient vécu ensemble. Un instant entre deux mondes, hors du temps. Ils avaient admiré leur corps, découvert chaque parcelle de peau. Il y avait eu toutes les teintes. De la plus claire à la plus foncée. Du blanc laiteux de Rosa au noir profond, intense, de Josépha. Il y avait eu les entre-deux, les métissages, les exceptions. Toutes étaient sublimes. Douze nuances dans l'arc-en-ciel de la peau.
Elles étaient toutes venues à son inauguration. Elles l'attendaient toutes en bas. Il avait disposé un fauteuil pour chacune d'entre elles. Elles avaient toutes une place exacte, qui donnait tout son sens à son travail. Elles avaient mis leurs plus beaux vêtements, les bijoux qu'il leur avait offerts, elles s'étaient coiffées et maquillées. Lui-même s'était coiffé avec soin et avait mis son plus beau costume, un trois-pièces, noir, avec un nœud papillon. Très élégant.
Il n'avait pas le trac. Il avait attendu ce moment toute sa vie, lui semblait-il. Il avait distribué des affiches partout. Il en avait collé sur les murs abandonnés, sur les poteaux, sur les comptoirs des magasins environnants. Il avait même fait la distribution dans les boîtes aux lettres. Il s'était décarcassé. Il avait trouvé un titre accrocheur pour son exposition, qu'il avait appelé sobrement « Ma vie, mon œuvre ». Car après tout, c'était exactement ce que cela représentait à ses yeux.
A présent, il avait ouvert la fenêtre du deuxième étage de l'immeuble. Il lui servait de grenier, de débarras. Ce n'était pas très glamour mais il avait voulu avoir le plus haut point de vue possible, et au-delà, il avait bêtement le vertige. Il pouvait contempler la foule. Ah, il y avait du monde. Ils s'étaient pressés pour voir son exposition. Ils avaient été curieux, à lire son annonce. Ils attendaient impatiemment le clou du spectacle. Il pouvait deviner leurs visages intrigués, impatients, même. Ils étaient de tous les âges, de toutes les origines ethniques, de tous les sexes. Il était heureux. Il avait réussi à rassembler.
Il avait préparé un beau discours. Digne d'une standing ovation. Un exposé dont ils se souviendraient longtemps. Mais tout d'un coup, il ne savait plus ce qu'il avait voulu dire. Ça n'avait plus autant d'importance. Il se racla la gorge, et se contenta de leur souhaiter, avec un air enjoué, un excellent moment. Avant de réaliser le clou de son spectacle, se jeter dans le vide.
Des cris de la foule, de leur ovation et de leurs applaudissements, il n'entendit rien. Mais il les imagina, jusqu'au dernier instant, lorsque sa tête toucha le bitume et que ses yeux se fermèrent pour l'éternité. Il avait le sourire aux lèvres. Celui d'un bienheureux, qui a accompli sa mission et embrassé sa gloire.
L'inspectrice Williamson sortit du véhicule banalisé qu'elle avait conduit jusqu'à l'immeuble désaffecté. La plupart des ouvertures étaient des trous béants. L'ensemble de la structure devait être exposée à tous les vents. On avait masqué quelques fenêtres avec du papier noir, pour donner l'illusion d'une réparation. Ou cacher ce qui se passait à l'intérieur, pensa-t-elle aussitôt. Elle demanda aux brigadiers sur place de commencer par sécuriser le périmètre et éloigner la foule qui s'attroupait. Les badauds avaient dû venir de loin, ce quartier était presque abandonné.
Elle passa à côté du cadavre d'un jeune homme émacié, au teint maladif, vêtu d'un costume complètement élimé, probablement trouvé dans une poubelle. Les agents de la police scientifique prenaient des photos sous tous les angles de ses membres décharnés et relevaient les preuves autour de son corps. Elle s'avança de quelques pas avant de se figer de stupeur. Elle avait pourtant été prévenue par téléphone, mais il s'agissait de son premier cas de meurtres en série. Elle fronça le nez. Porta son écharpe devant son nez. Plissa les yeux pour être sûre de bien saisir la scène. Une dizaine de cadavres, à différents stades de décomposition, assis sur des chaises en demi-cercle. Exposés comme des œuvres d'art. Les plus récents ne présentaient presque aucun signe de décomposition. Certains devaient au contraire être anciens de plusieurs mois, peut-être même des années. L'odeur était difficilement soutenable. Avant de s'intéresser de plus près à chacun d'entre eux – et de déterminer leur sexe –, elle fit un tour dans les étages. Elle y retrouva le collègue qui l'avait appelée, un peu paniqué par la situation.
« Tu as vu la boucherie en bas ?, lui demanda-t-il.
_ Difficile de passer à côté, grimaça-t-elle.
_ Je pense qu'il vivait ici. Et qu'il y faisait ses… expérimentations. »
L'inspectrice promena son regard dans la pièce. Un vrai capharnaüm dans la partie la plus éloignée de l'escalier, ce qui semblait être son espace de vie. Un lit de camp, des boîtes de conserve vides ou pleines, côtoyaient des vêtements sales, des livres, et des centaines de photos punaisées aux murs. Des photos des victimes, sans doute, d'après les quelques visages qu'elle pouvait encore reconnaître. Uniquement des femmes. De toutes les origines ethniques. Aucune d'entre elles n'avait plus de trente ans, et elles étaient toutes incroyablement belles.
L'autre moitié de la pièce était nettement plus ordonnée. Presque chirurgicalement. Une table, des liens, un portant à robes, une cage au fond, un établi sur lequel elle refusait de se pencher pour l'instant, de peur de rendre ses tripes sur le béton. Le contraste entre les deux parties du vaste étage était saisissant. Inquiétant. Elle n'osait imaginer ce que les victimes avaient dû y subir.
« Sur quoi est-ce qu'on est tombés, murmura-t-elle en secouant la tête.
_ Une œuvre cauchemardesque… »