Avant-propos :

Après moultes tergiversations, hésitations, retours en arrière et circonvolutions, j'ai fini par craquer et me décider à sortir du placard le projet de l'ombre (aussi appelé "le projet qui dure depuis beaucoup trop longtemps ça commence à bien suffire à la fin").

Omerta, c'est une histoire qui traîne dans ma tête depuis 2013, et plus concrètement sur mon pc depuis au moins 2015, même si j'ai souvent du faire de longues pauses, plus ou moins forcées, à cause de mes études ou de situation professionnelle reloues. Mais maintenant, je suis enfin posée, et je sens que si je ne finis pas cette histoire bientôt, elle va commencer à devenir trop vieille ; alors j'ai décidé de me mettre un coup de pied aux fesses et de la terminer aussi tôt que possible.

Ceux qui me suivent depuis longtemps se rappellent peut-être que j'avais dit après Bec d'écaille que je ne mettrais plus rien en ligne tant que ça ne serait pas terminé. Mais en postant Fancy Candies, je me suis rendue compte que ça me manquait terriblement de publier sur le net et de recevoir des retours au fur et à mesure de l'écriture de l'histoire. Je crois même que j'aurais sûrement été débloquée beaucoup plus vite les quelques fois où j'ai ramé à avancer celle-ci.

À la date où je poste ce premier chapitre, j'ai entre 12 et 13 chapitres d'avance (environ 90 000 mots). Je vais essayer de conserver cette avance dans la publication, ce qui vont dire que les updates ne seront pas tout à fait régulière, mais que j'ai quand même assez de matière pour pouvoir mettre un chapitre assez souvent sans devoir faire de pauses de plusieurs mois (et en plus de ça, ce sont des chapitres souvent assez conséquent).

Vous l'aurez compris, si je publie cette histoire ici, c'est parce que j'ai vraiment besoin de partager cette histoire et de pouvoir échanger autour d'elle. J'en ai un peu marre de la garder cachée dans un coin « pour plus tard » et de ne jamais pouvoir en parler à personne parce que, forcément, personne ne l'a lu. Je crois que j'en suis arrivée à un point où ça devient contre productif pour moi de garder celle-là de côté en attendant qu'elle soit achevée.

Du coup, j'espère que cette histoire vous plaira, et que vous passerez un agréable moment de lecture en compagnie d'Andrea et Rhys ! N'hésitez pas à me laisser vos impressions, autant sur les choses qui vous ont plu que sur les détails qui vous ont fait tiquer ; comme elle est encore en court d'écriture, pour moi, tous les avis sont bons à prendre ! :)

Et un petit avertissement d'usage :

Cette histoire contiendra des scènes de galipettes entre mafieux consentants, mais aussi des mentions de violences et quelques scènes explicites qui ne seront pas forcément signalées en début de chapitre (mais c'est promis, il n'y a pas de tentacules cette fois)(juste des pieds-de-biche)(:D).

Bonne lecture !


Omerta

Chapitre 1

Les cheveux ébouriffés par le vent marin, Andrea s'accouda à la balustrade du ferry pour contempler la ville dont ils se rapprochaient. Au bout de l'étendue turquoise de la mer intérieure, Agarèze donnait l'impression de surgir des flots, comme une Atlantide futuriste entourée par les eaux. On ne distinguait encore que les hauts immeubles blancs du centre moderne et les premiers bâtiments qui entouraient le port. Derrière, des montagnes fermaient l'horizon et donnaient l'illusion d'isoler la ville du reste du monde.

Comme ils se rapprochaient du port, une voix dans les haut-parleurs du navire invita les passagers à commencer à rassembler leurs affaires. Andrea n'avait qu'un simple sac de voyage avec lui, qui pesait un bon poids et lui sciait l'épaule. Il se contenta de le pousser du pied en attendant le débarquement, observant jusqu'au bout la ville dont ils s'approchaient. Ils étaient passés depuis longtemps devant les champs d'éoliennes installées en pleine mer et commençaient à entrer dans la rade, dont les eaux étaient encore étonnamment limpides. C'était encore mieux que dans ses souvenirs.

Les immeubles près du port devinrent plus distincts, cachant peu à peu les gratte-ciels du centre. De loin, Agarèze avait l'air de compter de nombreux espaces verts mais près du port, ils semblaient plus rares. L'eau turquoise devenait saumâtre et tirait sur le vert à mesure qu'ils se rapprochaient. Si ce n'étaient les hangars couverts de panneaux solaires et la gare maritime flambant neuve, le port aurait pu ressembler à celui de n'importe quelle autre ville. Andrea estima qu'il en avait assez vu, et décida de rentrer à l'abri le temps que le bateau accoste, jusqu'à pouvoir descendre la passerelle.

Il coinça derrière ses oreilles les plus longues mèches de ses cheveux noirs, qui avaient la fâcheuse tendance de lui chatouiller les joues. Le reste de sa tignasse était coupé beaucoup plus court, trop pour qu'il puisse essayer de la discipliner. Quelques semaines plus tôt, il aurait assumé sans problème une nouvelle coupe undercut. Mais il était temps de tout laisser repousser.

Les employés de la compagnie maritime contrôlaient les passagers débarqués avec des sourires aimables. Pourtant, derrière eux, des agents de sécurité en uniformes les dévisageaient d'un air beaucoup moins affable. En attendant son tour, Andrea prit le temps de les observer sans redouter leurs regards noirs. Sur leurs chemisettes bleues, à la place de l'emblème de la police, ils arboraient un écusson cobalt au liseré d'or représentant les symboles de la famille Steinberg. Leur blason était affiché partout dans le port, jusque sur les documents d'embarquements et la proue des navires. Il ne vit pas un seul policier, ni le moindre douanier, mais les agents des Steinberg étaient en surnombre et armés jusqu'aux mollets.

Ce fut la première rencontre d'Andrea avec le Cerbère. Légèrement désappointé qu'il ne s'agisse pas d'agents des Valira, il trouva que c'était un curieux présage pour son arrivée en ville. Mais ça ne l'empêcha pas de récupérer un plan de la ville au guichet d'information, pour chercher comment se rendre le plus rapidement possible au centre-ville. Andrea leva le nez vers la toute petite colline qui isolait le quartier portuaire du reste de la cité. Niché sur les flancs verdoyants de la bute, un cimetière dominait le port, comme un curieux présage. Andrea ramassa son sac de voyage. C'était là-bas qu'il irait en premier.

Rhys raccrocha son talkie-walkie pour signaler au chauffeur de la camionnette qu'ils allaient changer de direction. Puis il se tourna vers ses hommes assis à l'arrière du véhicule d'intervention.

– On file vers la cathédrale. Un guide vient de signaler une bande de gamins qui s'amusent à faire les poches des touristes. Pas des gosses du coin. On les prend à revers, et on leur pose deux ou trois questions.

Ses hommes acquiescèrent en silence. Aux abords de la cathédrale, Rhys descendit avec trois d'entre eux à l'entrée d'une rue piétonne. Le fourgon repartit avec les autres pour contourner le pâté de maison. Ils devaient se positionner de l'autre côté du labyrinthe de ruelles pour couper efficacement la fuite aux pickpockets.

La descente des vigiles, en rangers et gilets pare-balles, provoqua un certain émoi parmi les très nombreux touristes du quartier, qui fixaient avec inquiétude leurs fusils d'assauts. Pourtant, la plupart des passants les ignorèrent tout simplement. Quelques commerçants du coin leur adressèrent un vague salut. Rhys y répondit d'un air imperturbable tandis que l'un de ses hommes, le seul avec un béret vissé sur la tête, chassait la foule devant eux en les avertissant en plusieurs langues pour qu'ils passent leur chemin. Ils restèrent volontairement décontractés pour donner l'impression d'effectuer une simple ronde et pas une descente en règle.

On n'était encore qu'au début du printemps mais Rhys supportait très bien les manches courtes de son uniforme. On ne pouvait pas les prendre pour des policiers, avec leur t-shirt gris flanqué du logo de la boîte de sécurité Valira. Leurs fusils n'étaient là que pour l'intimidation et ils flânaient dans les rues plus qu'ils ne patrouillaient, avec une décontraction toute relative. Les rondes milices privées faisaient aussi partie du folklore de la ville.

À tel point qu'il fallait dissuader les touristes téméraires qui approchaient pour demander une photo. Rhys, en particulier, avec ses cheveux blonds et ses larges épaules, avait des airs de jeune premier qui rendaient les vacanciers beaucoup moins farouches. Un regard contrarié suffisait souvent à les décourager d'approcher.

Le quartier n'était qu'un lacis de ruelles plus étroites les unes que les autres, et déjà très fréquentées. Ils débouchèrent sur une toute petite place rectangulaire fermée par de grands murs, quelques arbres, et les hautes murailles du cloitre de la cathédrale, dont le portail de pierre taillée était bouché par une foule de touristes qui piétinaient en attendant de pouvoir entrer.

Les pickpockets avaient probablement filé dès qu'ils avaient vu les quatre vigiles approcher de la placette. Rhys décrocha son talkie-walkie en attendant que le reste de ses hommes lui confirment qu'ils avaient bien réussi à les attraper, à l'autre bout de la ruelle étroite.

Ses trois hommes se postèrent près des deux accès de la place et firent mine de surveiller l'endroit. Rhys les abandonna pour aller très naturellement saluer un guide touristique qui s'éloigna un court instant de son groupe. Ils se serrèrent les poignets avec un geste franc.

– Il paraît qu'il y a des pickpockets qui passent ? demanda Rhys en raccrochant son talkie-walkie dans son étui

– J'ai prévenu mon groupe d'attendre un peu avant d'entrer dans le cloitre, répondit le guide en désignant ses touristes qui patientaient avec le sourire. Un collègue m'avait déjà averti qu'il les voyait trainer dans le quartier depuis quelques temps. Ils profitent des embouteillages dans les rues pour faire les sacs à dos.

Rhys hocha la tête, mais avait froncé les sourcils. Les pickpockets étaient inévitables dans une aussi grosse ville, mais il les trouvait de plus en plus entreprenant. Il y avait des zones qu'ils n'étaient pas censés approcher.

– Mais dis-moi, tu as des nouvelles de Toni ? lui demanda le guide sur un ton beaucoup plus cordial. J'ai entendu dire qu'il était à l'hôpital ?

Rhys poussa un soupir ennuyé. C'était peut-être la quinzième fois cette semaine que quelqu'un lui posait la question, étonné de ne pas le voir suivi par son ombre fidèle.

– Non. Il a entendu sa voisine se faire cambrioler. Il a voulu jouer au héros et il s'est cassé la gueule dans les escaliers.

Le guide se mit à rire. Il salua Rhys et partit retrouver ses clients pour les faire enfin entrer dans le cloitre, à présent que le risque était écarté.

Rhys et ses hommes rebroussèrent chemin pour retrouver la fourgonnette et les gamins qu'ils avaient coincés.

Il faisait suffisamment confiance à ses agents pour les laisser embarquer les pickpockets sans leur rappeler la procédure où les questions à poser. Il y avait de toute façon peu de chances pour que les gosses leur révèlent qui les avait envoyés, à supposer qu'ils travaillent vraiment pour un groupe étranger. Il y avait longtemps que les mafias de l'est avaient abandonné l'idée de s'implanter en ville. La dernière fois qu'elles avaient essayée, le Cerbère n'avait pas hésité à mordre, et la plaie devait encore être douloureuse.

Mais la situation avait changé, et Rhys ne pouvait pas exclure que certaines têtes brulées puissent tenter de refaire une percée dans quelques quartiers de la ville. Qu'ils s'attaquent à ceux des Valira ne lui disait rien de bon.

Aux vestiaires, il échangea son uniforme pour une veste de costume beaucoup plus décontractée. Le ciel devenait orange autour des silhouettes des immeubles, signe que l'après-midi touchait à sa fin.

Bernard lui avait téléphoné un peu plus tôt dans la journée, pour lui donner rendez-vous dans son restaurant habituel. Rhys n'allait pas le faire attendre pour quelques voleurs pris la main dans le sac. Au volant de sa berline électrique, il fila à travers les rues de la ville avant que la circulation ne devienne trop encombrée par la sortie des bureaux.

Il passa devant la coupole du Grand Palais, où flottaient les oriflammes des trois familles, le bleu cobalt des Steinberg, le vert malachite des Bolgalone, le bordeaux intense des Valira, chacune décorées de leurs armes en liseré d'or. Quelques touristes s'extasiaient sur les marches du palais, se prenant en photo avec de grands sourires devant les colonnes du bâtiment. Un guide, au pied de l'escalier, faisait des grands gestes de bras pour désigner les drapeaux qui claquaient au vent. Peut-être en train de raconter à son groupe la naissance des trois familles régnantes, pendant les temps obscurs du moyen-âge, et pourquoi on avait alors baptisé Cerbère tout ce qui dépendait de leur influence.

Rhys soupira tout seul derrière son volant. Pour les visiteurs, ce n'était que du folklore. Il fallait vivre ici pour savoir que les règles étaient différentes des autres états. Les voies normales du commerce, du maintient de l'ordre, et même de la justice étaient ici secondaires. C'était le Cerbère qui dirigeait tout, celui à qui on s'adressait le premier, qui fixait les règles et les lois à respecter. Certains prononçaient le mot mafia. Rhys n'était pas contre, c'était incontestablement de ça qu'il s'agissait. Seulement, là où les autres organisations mafieuses étendaient leurs tentacules dans l'ombre, le Cerbère avait pignon sur rue et était le pilier de soutien sur lequel reposait toute la ville. Les trois princes, chefs de chaque famille, siégeaient au conseil municipal et y avaient autant d'influence que le maire et le président du parlement.

Rhys et ses hommes patrouillaient en plein jour, armés et en uniforme, plus souvent et plus en vue que toutes les forces de police. Mais aujourd'hui, avec Toni à l'hôpital et des pickpockets qui œuvraient près de la cathédrale, il avait l'impression que sa crédibilité avait sérieusement souffert. Et celle de la famille avec lui.

L'humeur de Rhys en avait pris un coup. Ils n'avaient pas besoin de ça. La santé vacillante du prince suffisait déjà à les mettre à mal, et depuis que le conseil municipal avait menacé d'ouvrir lui-même la succession si Eusebi devait encore être hospitalisé, les ministres du clan avaient déjà commencé à comploter les uns contre les autres, à défaut d'héritier désigné.

Dans les rues sinueuses du vieux centre, sa grosse berline sombre n'était pas le véhicule le plus pratique, mais l'écusson des Valira bien en évidence sur le tableau de bord lui faisait office de ticket de parking. Il se gara aussi près qu'il put du bar de Bernard, un tout petit établissement qui ne payait pas de mine le long d'une tranquille. Le bâtiment n'était plus très frais et le mobilier devait bien avoir une ou deux décennies, mais il n'était pas assez démodé pour donner au bar le charme désuet des vieux bistrots.

De quoi faire fuir les touristes qui visitaient la vieille ville, à la recherche d'endroits un peu plus authentiques. Quand Rhys entra dans le bar, il n'y avait d'ailleurs qu'un vieux couple d'étrangers qui prenait un café tardif, et un jeune étudiant au comptoir qui envoyait des textos. Bernard était seul dans un coin de la salle, engloutissant un copieux plat de pâtes devant la télévision. Il mangeait toujours tôt, et passait le reste de la soirée à circuler dans tous les autres bars qu'il possédait au centre-ville.

Rhys trouvait qu'il y avait de plus en plus de poils gris au milieu de la barbe drue de Bernard, et des rides plus profondes sur son visage aux traits carrés.

Il était le plus vieil et plus fidèle ami du prince Valira. Certains le soupçonnaient d'être un traitre qui ferait passer les Valira aux mains d'une autre famille dès le décès du prince. Tous ceux qui connaissaient Bernard savaient pourtant qu'il était hors de tout soupçon, et Rhys plus que tous les autres. Le bras-droits d'un prince régnant ne pouvait pas prétendre à la succession, même si tout le clan décidait de voter pour lui. Et Bernard était comme lui, un homme fidèle qui subissait ses responsabilités plus qu'il ne les assumait. Il n'aimait rien de plus que son petit café, le tout premier qu'il avait ouvert en ville lors de ses jeunes années. Il en possédait aujourd'hui une dizaine, et presque autant de restaurants, mais c'était de loin le Bernat qu'il préférait.

– Bonsoir, Bernard.

L'intéressé s'essuya la bouche du revers de la serviette avant de lui serrer le poignet par-dessus la table. La salutation franche des membres du Cerbère.

– Je t'attendais. Laisse-moi finir de manger et je t'expliquerai tout. Un verre ?

Rhys refusa d'un signe de tête. Bernard ne buvait pas quand il était seul, même pendant les repas, et il n'avait pas envie d'être celui qui le pousserait à la consommation.

– J'ai passé la journée à régler des problèmes dans mes restaurants, soupira Bernard en attaquant ses nouilles à grands coups de fourchettes. Quelles nouvelles ?

Rhys haussa les épaules et tira une chaise pour s'installer.

– Toni est à l'hosto. Il s'est mêlé d'un cambriolage dans son immeuble.

L'intérêt de Bernard fut ravivé en moins d'une seconde.

– Tu penses qu'il était visé ?

Rhys haussa les épaules.

– Non. Il a juste voulu faire le malin. Il n'est pas assez souvent chez lui pour qu'on aille le chercher là-bas.

Bernard reprit silencieusement son repas. Par-dessus le bruit de ses couverts et les conversations étouffées du seul couple de clients, le son d'une télévision accrochée dans l'angle de la pièce redevint audible. Rhys reconnut le logo de la chaine de la ville, et un journaliste du coin qui commençait tout juste à interviewer quelqu'un. Une quadragénaire, avec des lunettes rouges et un haut chignon de boucles blondes. Il ne lui en fallut pas plus pour faire la grimace. Bernard l'imita presque aussitôt.

– C'est pas vrai, encore elle ? J'aurais dû changer de chaine.

Rhys ne suivait pas plus que ça les activités électorales, mais il commençait à en avoir assez de voir Louisa Kardinosvky et son association anti-mafia courir sur tous les plateaux télés. Elle criait partout qu'elle avait la ferme intention de débarrasser la ville du Cerbère. Depuis qu'elle s'était portée candidate aux élections municipales, ses supporters brandissaient un peu partout leur étendard de vertu et d'honnêteté contre la corruption invisible qui phagocytait l'état d'Agarèze.

Ça lui faisait toujours un drôle d'effet. Il faisait parti de ces citoyens qui, même s'il n'avait pas rejoint le Cerbère, aurait trouvé son compte dans le fonctionnement actuel de la ville. Le maire s'en tirait bien pour calmer les ardeurs des trois familles, et l'économie du reste de l'état était prospère. Il oubliait toujours qu'il y avait des habitants à qui l'organisation ne plaisait pas.

Personne ne pouvait dire si les locaux se plaisaient vraiment sous la coupe du Cerbère, ou s'il n'y avait pas de la part des habitants un certain fatalisme. La mafia faisait prospérer la ville par tous les moyens possibles, tout en la gardant écrasée sous sa domination criminelle. Les familles étaient partout, à tous les niveaux de la société, et étendaient leur influence bien plus loin que les frontières apparentes de l'état. Il en avait toujours été ainsi.

– Comme si le Cerbère allait la laisser passer, dit Bernard en reposant ses couverts. Bien. Viens faire un tour avec moi.

Il restait trois clients dans le bar, mais derrière le comptoir, Maria se proposa quand même de fermer boutique pour les accompagner. Bernard refusa, lui signifiant d'un signe de main que Rhys lui servirait de garde du corps, comme autrefois.

Ils quittèrent le petit restaurant et l'avenue bruyante pour s'enfoncer dans les vieilles rues de la cité. Toutes les boutiques étaient encore ouvertes et les terrasses se remplissaient déjà de touristes, alors que le ciel virait à l'orange soutenu des fins de journées. Bernard faisait régulièrement la tournée de tous ses établissements, la démarche nonchalante dans son costume décontracté. On pouvait aisément le suivre dans la foule, mais espionner ses conversations devenait alors bien plus compliqué, surtout lorsque le printemps revenait et que les températures plus douces poussaient les gens dans les rues. Sans parler des deux ou trois gardes du corps qui le suivaient toujours avec discrétion.

– Ce n'est pas plus mal que Toni soit hors-jeu quelques temps. Le prince voudrait que tu t'occupes d'une affaire pour lui, et je crois qu'il t'aurait gêné.

Rhys marchait à sa hauteur, aussi impassible qu'à son habitude, mais Bernard attendit qu'ils dépassent un groupe de touriste pour continuer. Des asiatiques se prenaient en photo devant les vieilles façades de pierre. Ils auraient été des proies faciles pour les pickpockets qu'ils avaient arrêtés dans l'après-midi. Contrairement aux autres villes des états fédérés d'Europe, tant que le Cerbère veillait, les touristes d'Agarèze n'étaient pas censés être inquiétés par ces choses-là.

– Il y a des rumeurs qui circulent. Il parait que les Bolgalone testent chez nous leurs nouvelles drogues de synthèse. Une, surtout. Elle fait beaucoup parler d'elle.

Rhys ne fut pas surpris. Il s'était douté que ça concernerait une histoire comme celle-là. Il avait entendu deux ou trois choses, lui aussi.

– Quel genre ?

– Une sorte de pilule magique. Il parait qu'elle fait voir des étoiles toute la nuit. Mais le problème, c'est qu'elle n'est pas tout à fait stable. Disons qu'elle envoie dans l'espace, mais qu'elle ne fait pas forcément redescendre.

Rhys haussa les épaules, le regard faussement perdu devant eux pour mieux scruter les environs. Depuis qu'il avait quitté le petit restaurant de Bernard pour le suivre dans le centre-ville, il y avait quelque chose qui le dérangeait, et son impression se confirmait de plus en plus. Seulement, Bernard n'avait pas l'air de remarquer quoi que ce soit. Rhys se demanda si ce n'était pas lui qui virait paranoïaque. Il n'aimait pas trop que Bernard se promène avec si peu d'escorte, et il aimait encore moins porter seul la responsabilité de sa sécurité.

– Des rumeurs comme ça, y en a toujours eu, de tous les côtés… Et puis la concurrence, c'est bon pour les affaires, non ?

Ce n'était pas son job à lui de se mêler de tout ça. Il n'était pas rare que les clans se chamaillent pour un petit bout de territoire ou la domination d'un nouveau marché. Tout l'enjeu était que cela ne vire pas au bain de sang là seulement, il lui arrivait d'intervenir. Il devait juste faire en sorte qu'autres familles ne marchent pas trop sur les pieds de la sienne.

– Ça l'est, répondit Bernard d'un ton plus sombre. Mais cette fois, ça serait trop risqué de laisser couler. On n'est pas en situation de contrattaquer sur le même terrain.

L'éclairage public s'alluma tout d'un coup dans les ruelles étroites, là où la nuit tombait plus vite qu'ailleurs. La brise était encore fraiche, et Rhys ne regrettait pas d'avoir gardé sa veste. Ils continuèrent leur route vers l'un des principaux cafés de Bernard, au cœur de la vieille ville. Ils laissaient toujours plusieurs pas entre eux et les promeneurs qui les entouraient, s'interrompant quand ils en croisaient certains de trop près, mais plus par habitude que par vraie inquiétude. Ils étaient en plein cœur du quartier Valira, le plus ancien fief de la famille. Le premier, pourtant, qui leur glisserait entre les doigts, si les rumeurs de Bernard étaient vraies.

– Tu as des soupçons ?

Il eut un très maigre espoir. Celui, qu'enfin, Bernard allait lui dire qu'il avait trouvé qui était le traitre caché parmi les plus hauts responsables du clan, et qui complétait pour prendre la place du prince à sa mort.

Mais non. Ce serait bien trop simple.

– J'ai envoyé plusieurs gars fouiller. À chaque fois ils n'ont rien trouvé de particulier. « Non chef, rien vu, juste entendu des rumeurs. » Et c'est ça qui me gêne. Il n'y en a aucun qui a essayé de faire du zèle. Même pas en me ramenant une pilule un peu bizarre qu'il aurait trouvé par là…

Rhys opina du chef. Même lui n'avait aucune idée du nombre de substances qui pouvaient circuler en ville. Le marché était trop grand pour que le Cerbère puisse absolument tout contrôler. Il avait la mainmise sur les produits officiels, mais souvent, les drogues les mieux établies côtoyaient les substituts fabriqués dans des caves avec toutes sortes de composants farfelus. Sans parler d'internet.

– C'était des gars en qui t'avais confiance ?

– Oui… commença évasivement Bernard. Mais j'ai le même problème qu'un vrai cerbère.

Devant l'air perplexe de Rhys, il continua d'un ton plus sombre.

– Sa tête est tellement haute qu'il peut regarder loin devant lui, mais il ne voit pas toujours ce qu'il se passe sous ses pattes.

Rhys resta pensif, mais comprit plus ou moins ce qu'il voulait dire. Il ne savait pas lui-même s'il pouvait avoir confiance envers tous les agents de sa compagnie de sa sécurité. Il avait une foi aveugle envers un certain noyau dur, tout en restant prudent, mais pour d'autres…

Autrefois, le plus insignifiant des soldats intronisés dans la famille pouvait être amené à rencontrer régulièrement son prince. Aujourd'hui, c'était à peine s'ils pouvaient l'apercevoir de loin, de temps en temps. Bernard avait souvent insisté pour qu'Eusebi se montre plus souvent et devienne plus proche de ses hommes, mais la maladie du prince avait sapé tous leurs efforts. Il aurait pu arriver la même chose aux Steinberg, dont le prince en titre frôlait les quatre-vingt ans. Mais sa petite-fille et unique héritière n'était jamais loin des affaires et le faisait savoir. Les Valira, eux, n'avaient pas d'héritiers sur qui compter. Aucun que Eusebi aurait publiquement désigné. On savait vaguement qu'il devait lui rester une fille, peut-être même deux, mais il les avait envoyées dans un autre état et leur candidature était totalement exclue.

– Ils n'ont pas forcément été acheté, continua Bernard. Pas tous. Mais il suffit d'une seule taupe pour prévenir les Bolgalone quand les autres risquent de se pointer et leur laisser le temps de remballer leurs cartons de pilules.

– Parce que tu sais où est-ce qu'ils la distribuent ?

– Non. Ils changent d'endroit à chaque fois. Il parait que c'est le dealer qui prévient du prochain bar où il viendra distribuer. Mais sans donner de dates. Le bouche à oreille fait le reste.

La manœuvre était classique et ne surprit pas vraiment Rhys. C'était une opération qui ne demandait que très peu d'intermédiaires et ne laissait quasiment pas de traces il ne fallait pas plus de trois ou quatre personnes, main d'œuvre comprise. Il était facile de remonter le circuit, mais pour cela, il fallait dénicher les responsables sur le fait, et ça, ça tenait presque de l'impossible. Au moindre signe suspect, ils pouvaient remballer leur marchandise, ou s'arranger pour donner la drogue à seulement quelques clients de confiances à l'endroit choisi, et s'éclipser ensuite pour un autre club, plus sûr. Les consommateurs feraient eux-mêmes circuler l'information et avec de la chance, elle irait plus vite que les informateurs des Valira.

À terme, quand la drogue serait stabilisée et sans effet secondaires indésirables, il y avait tout à parier que les clubs choisis pour écouler le produit seraient de plus en plus proches des territoires des Bolgalone, jusqu'à finir par attirer toute la clientèle intéressée chez eux. « N'allez plus chez ses empoisonneurs de Valira. Nous, notre came est fiable, et bien meilleure que celles que vous trouverez ailleurs». Des coups comme ça, il y en avait déjà eu des dizaines depuis qu'il faisait partie de l'organisation. Mais cette fois, ce serait un coup douloureux pour les Valira.

– D'accord. Et tu ne saurais pas où doit se faire la prochaine distribution, par hasard ?

– On m'a parlé du Wooden Lodge. Tu connais ?

Rhys n'eut pas à réfléchir longtemps. Il n'y avait pas beaucoup de club qui ouvraient en semaine, même dans une grande ville comme Agarèse. Leur nombre augmentait considérablement en été, mais la saison n'avait pas encore commencé.

– Si c'est vraiment là qu'ils ont envoyé leurs derniers acheteurs, alors ils seront obligés de distribuer là-bas à un moment où à un autre, reprit Bernard. Le problème, c'est d'y être quand ils le feront.

Il s'arrêta un moment pour laisser passer la foule.

– J'ai déjà envoyé certains de mes gars mais ce soir, je n'ai plus personne. Le prince a autant confiance en toi que moi et sur ce coup-là, il nous faut quelqu'un d'infaillible. Et puis les gars du Wooden Lodge connaissent la tête de mes hommes….

Il eut soudain l'air embarrassé, une expression rare sur son visage bourrue, qui prit Rhys de court.

– Toi, ils se méfieront moins. Surtout si tu… enfin, si tu trouves quelqu'un pour t'accompagner.

Pendant un bref instant, Rhys se demanda s'il avait bien entendu. Il prit sur lui pour rester impassible et acquiescer d'un signe de tête. Il avait saisi l'allusion.

– Donc, je dois trouver qui refile cette came et d'où elle vient… ?

Ils arrivaient devant l'un des bars que possédait Bernard, un établissement beaucoup plus jeune et branché que son petit café favori. Une jeune serveuse aperçu son patron et s'empressa de venir les saluer, mais Bernard lui fit signe d'attendre. Ils restèrent devant l'entrée, sous les spots colorés, pour ne pas être gênés par la forte musique à l'intérieur du bar.

– Non. Si cette drogue existe, trouve un échantillon et ramène-le. Je m'occuperai du reste.

Rhys faillit rajouter « personnellement ? » mais s'abstint de justesse, avec un frisson d'appréhension. Il se demandait si Bernard ne devenait pas un peu trop présent sur le terrain, contrairement au prince qu'on ne voyait presque plus.

– Tu peux t'en occuper, ce soir ? On ne peut pas prendre le risque qu'ils changent encore d'endroit.

– Bien sûr. Tu peux compter sur moi.

– Alors sois prudent. On ne peut pas se permettre de te perdre maintenant.

Laissant Bernard à l'inspection de son bar, il s'éclipsa peu de temps après et rechercha sur son téléphone l'adresse du Wooden Lodge. Le club n'était pas très loin, dans un autre coin du centre historique, proche d'un quartier populaire. Il récupèrerait sa voiture pour s'y rendre, mais il avait encore quelques heures à tuer avant l'ouverture. Aussi, il s'installa vite à la terrasse d'un restaurant tranquille, dans une ruelle peu fréquentée, ignorant l'écusson bleu accroché à l'intérieur, près de la porte d'entrée. Les Valira n'avaient pas le monopole du centre ville.

En tête à tête avec son assiette, Rhys resta pensif tout le long de son repas. D'ordinaire, Toni lui aurait compagnie avec une conversation sans autre intérêt que celui de tuer le temps, l'empêchant de sombrer dans des réflexions trop compliquées. Ce n'était pas la première fois que le prince l'envoyait enquêter sur quelque chose de ce genre, mais dans le contexte actuel, cette histoire l'inquiétait. Les Bolgalone devenaient de plus en plus agressifs et transgressaient trop régulièrement le statut quo. Ils étaient tellement sûrs que les Valira ne survivraient pas à l'agonie de leur prince qu'ils ne cachaient même plus leurs intentions.

Rhys aurait volontiers consacré sa soirée à autre chose qu'à enquêter dans un club sordide pour prouver l'existence d'une drogue imaginaire. Sa journée avait été tellement éreintante qu'il rêvait plutôt d'un grand verre de whisky au fond de son canapé, et pas de shot infâmes dans une boite de nuit.

La jeune serveuse du restaurant remarqua sa mauvaise humeur et tenta plusieurs plaisanteries pour lui changer les idées, mais Rhys, las, resta parfaitement de marbre. Le sourire avenant de la jeune femme lui fit pourtant repenser au conseil de Bernard, de ne pas se rendre seul au Wooden Lodge pour éveiller les soupçons. Passé un petit moment de réflexion, il finit par envoyer un message à Trevor pour prendre de ses nouvelles. Puis, comme ça lui paraissait trop léger, il tenta de l'appeler pour lui proposer plus directement de venir, mais personne ne décrocha. Il laissa un message plus qu'hésitant sur le répondeur et rangea son portable en soupirant.

C'était forcément à Trevor que Bernard avait fait allusion en lui conseillant de ne pas y aller seul. Le conseiller du prince devait savoir que Rhys le fréquentait de temps en temps, et qu'ils se tournaient plus ou moins autour depuis quelques mois. Pourtant, les choses avançaient peu entre eux. Si choses il y avait vraiment.

Son repas avalé, Rhys reprit sans trainer le chemin de sa voiture.

Les rues s'étaient vidées au profit des restaurants, et les odeurs de nourritures se mêlaient à celle des vieilles pierres de la ville. Les rideaux des magasins étaient fermés, les vitrines allumées pour la nuit, pour attirer l'œil des badauds noctambules. Comme beaucoup de métropoles, Agarèze ne dormait jamais vraiment et c'était d'autant plus vrai dans le cœur historique.

Rhys avait grandi dans cette ville. Il se sentait viscéralement attaché à elle. Loin de partager l'avis de ceux qui pensaient que la cité ne serait que plus belle encore une fois débarrassée de sa mafia, il était de ceux qui étaient persuadés qu'au contraire, Agarèze devait tout au Cerbère et ne survivrait pas à sa disparition.

Si les Valira mourraient, étouffés sous la coupe des Bolgalone, il avait peur de ce qui pourrait arriver à la cité. À l'état tout entier. Ce n'était pas comme si ce n'était jamais arrivé, dans l'histoire de la ville. S'il y avait toujours eu trois familles pour se partager le pouvoir, elles n'avaient pas toujours été les mêmes. Mais il avait la sombre impression que cette fois, si l'équilibre était rompu, Agarèze ne s'en remettrait pas.

Loin des rumeurs du centre ville, la petite rue où il avait laissé sa voiture était déserte. Il entendait le bruit lointain des grandes avenues et le grésillement sourd des néons de l'éclairage public. D'humeur sombre, il jeta un œil sur son portable. Trevor n'avait pas répondu. Ses épaules s'affaissèrent sous le coup de la déception et il rangea le téléphone en soupirant.

Rhys entendit du bruit derrière lui bien avant de sentir le choc. Il n'eut pas le temps de se retourner assez vite.

Quelque chose le percuta de plein fouet et le fit basculer en avant. Dans sa chute, il sentit deux bras le ceinturer tenter de le plaquer sur le sol, mais Rhys se rattrapa de justesse. Il se campa sur ses deux jambes, lutant pour se dégager. Ses réflexes étaient affutés et il sentit vite qu'il était beaucoup plus grand que son agresseur. Il se courba en deux pour tenter de projeter l'inconnu par-dessus-lui, ne réussissant qu'à moitié. Ils lutèrent pendant quelques instants, avec une certaine confusion. Il faisait sombre et l'instinct de Rhys avait pris le dessus sur ses réflexions. Il se sentait plus fort que son adversaire mais ce dernier semblait animé par la rage. Quand Rhys réussit brusquement à l'écraser sous son poids, l'assaillant renversé ne retint pas sa colère.

– Lâche-moi, putain ! Espèce d'enfoiré !

Partagé entre l'urgence et la surprise, Rhys le maintint au sol comme il put pour l'empêcher de se débattre. Il ne savait pas ce qui le déstabilisait le plus, être attaqué par derrière dans un quartier qu'il connaissait, ou le fait que son agresseur ne soit qu'un gamin.

Un jeune adulte, peut-être, se dit-il en observant un peu mieux son visage. Mais il s'agitait si fort que les mèches de ses cheveux noirs le cachaient à moitié. Rhys dut hausser la voix pour couvrir ses cris d'insultes. Il plaqua un bras contre sa gorge pour capter son attention.

– Calme-toi ! Oh !

– Ta gueule, enfoiré ! T'as tué ma sœur !

Rhys n'y comprenait rien. La colère le gagnait aussi et il peinait de plus en plus à maintenir au sol le gamin surexcité. Il le serra un peu plus violemment par la gorge pour le forcer à cesser de s'agiter.

– De quoi tu parles, putain ?

Le jeune homme lui lança un regard plein de haine.

– Me prend pas pour un con ! T'es un de ces enculés !

Il fallut quelques petites secondes à Rhys pour comprendre, à travers les regards que le gamin lui jetait et sa façon de désigner sa voiture du coin de l'œil, que ce dernier l'avait repéré à cause de l'écusson des Valira qu'il avait laissé sous le pare-brise. Pas très futé de sa part, il devait bien l'admettre, mais le quartier leur appartenait et il n'avait pas une voiture de sous-fifre. C'était bien la première fois qu'on l'attendait devant sa berline pour lui casser la gueule.

– Si tu te calmais pour m'expliquer ?

Vaine tentative, qui ne fit que provoquer un peu plus la rage de son agresseur en culotte courte. Même si à tout bien y regarder, il avait peut-être plus de la vingtaine.

– Ma sœur est à l'hosto en train de crever ! À cause de ta putain de came !

Rhys écarquilla les yeux. Est-ce qu'il était en train de rêver ?

– Attend, de quelle drogue tu parles ?

– Tu sais très bien de quoi j'parle ! Je t'ai entendu parler avec le gros barbu !

Le hasard était si gros qu'il sentit le malaise le gagner pour regarder machinalement autour de lui. Mais non, personne, pas de trace de guet-apens. Il fixa le gamin droit dans les yeux pour lui répondre avec le plus d'assurance possible.

– On y est pour rien là-dedans. T'as pas agressé le bon type.

Il ne savait même pas pourquoi il essayait de se justifier. Mais l'aplomb de sa remarque eut l'avantage de faire hésiter son agresseur et pendant au moins quelques petites secondes, le gamin cessa de se débattre.

Rhys en profita pour lui asséner un coup de poing en plein estomac. Le jeune homme gémit de douleur en se courbant en deux, et Rhys put le faire rouler sur le ventre pour mieux le ceinturer.

Les insultes reprirent sitôt que le gamin eut retrouvé sa respiration mais Rhys, en position dominante cette fois, n'en avait pas grand-chose à faire. Au loin, quelqu'un referma précipitamment un volet un en bois dans la précipitation. Le voisinage était habitué à jouer aux abonnés absents.

Dans la poche du jean du gamin, Rhys trouva un portefeuille et un téléphone portable, erreur grossière qui le rassura un peu. Si c'était un piège pour l'appâter, ils lui avaient vraiment envoyé un débutant.

Les papiers du gamin venaient de l'état de Tripoli, mais la carte avait l'air vraie et il ne reconnaissait aucun des signes de contrefaçon habituels. La photo correspondait à peu près au gamin, un peu plus jeune sur l'image, et les cheveux plus longs. Rhys tenta de calculer son âge à partir de sa date de naissance. Vingt-quatre ans. Un peu plus vieux que ce qu'il pensait.

Et il s'appelait Andrea.

– Qu'est-ce que tu fais, putain ? Rends-moi ça !

Rhys, installé sur lui pour l'écraser de tout son poids, lui maintint d'une main les poignets dans le dos et ignora les menaces pour fouiller son téléphone. Pas d'appels récents, mais un historique qui remontait loin dans le passé. Uniquement des indicatifs de Tripoli.

Beaucoup plus détendu, il prit une seconde pour inspirer profondément. Le gamin était apparemment sincère dans ses intentions de lui casser la gueule. C'était plutôt rassurant. Il savait beaucoup mieux gérer les chevaliers blancs que les espions des clans adverses.

– Ok. Toujours pas décidé à te calmer ?

Le gamin menaça de lui cracher au visage et Rhys en profita pour lui écraser la figure contre le bitume humide. Il sentait sa patience s'émousser. Le gamin savait peut-être des choses intéressantes mais il n'avait pas envie de passer la soirée à se battre contre lui juste pour le faire parler.

– Dernier avertissement. Si je te dis que je peux t'aider à retrouver les gars que tu cherches, tu te relèves gentiment ?

Le jeune inconnu le fixa d'un œil soupçonneux – l'autre était en contact avec le goudron froid de la rue.

– Quoi ?

L'éloquence de sa question parlait presque autant que son air perplexe. Rhys le toisa avec sérieux, relâchant à demi sa poigne pour donner plus de crédit à sa proposition.

– Tu t'es trompé de gars. Mais les dealers que tu cherches, je les veux aussi.

Le corps tendu sous celui du mafieux, le gamin fronça les sourcils et resta silencieux quelques secondes. Il semblait hésiter et redoutait sans doute une embrouille. C'était légitime, mais Rhys n'avait pas vraiment de raisons de lui mentir. Il était en position de force. Il aurait pu se débarrasser de lui facilement au lieu de tenter des négociations. Le jeune homme sembla en arriver à cette conclusion, car en dépit du pli soucieux entre ses deux sourcils, il se détendit considérablement.

– D'accord. Mais si c'est une embrouille, j'te jure que j'te casse la gueule.

Un début de sourire au coin des lèvres, Rhys concéda à le laisser se relever.

Ils avaient des choses à se dire.