J'aurais aimé poster ce chapitre beaucoup plus tôt mais je n'ai pas vraiment eu la possibilité de faire autrement ces dernières semaines...
Quoiqu'il en soit, bonne lecture !
Omerta 10
Dès les premières heures du matin, Rhys avait appelé le poste de sécurité du labo pour les prévenir qu'il aurait une course à faire avant de prendre son service. Il s'en félicita, car la moitié de la matinée était déjà passée lorsque Bernard put enfin recevoir Andrea dans son petit café.
Garé devant le bâtiment Rhys scrutait les environs en gardant les doigts serrés sur son volant. La moindre voiture qui s'engageait peu trop vite ou un peu trop doucement dans l'avenue le faisait s'aplatir comme un chat à l'affut. Il détestait rester à la vue, en transition sur les lieux de passages. Mais c'était à Andrea que Bernard voulait parler. Pas à lui.
Même Maria avait été mise à la porte, aussi nerveuse que lui. Après avoir fait mine de nettoyer toutes les tables de la petite terrasse, elle s'était allumée une cigarette pour donner le change. Emmitouflée dans son blouson, elle avait l'air de commencer à se les geler. La température, si agréable ces derniers jours, était redescendue d'un coup.
Rhys l'observait dans son rétroviseur, hésitant à lui proposer de grimper, lorsqu'Andrea sortit enfin.
Le jeune homme monta dans la voiture avec un drôle d'air sur le visage. Rhys n'arrivait pas à savoir s'il était heureux, perplexe, ou s'il faisait encore la tête.
– Alors ?
– Je crois qu'il m'a présenté son comptable, répondit Andrea en se grattant la tête.
Rhys dut afficher un air surpris, car Andrea s'empressa d'apporter des précisions.
– Il m'a proposé du boulot. Un truc de bureau.
Rhys acquiesça d'un signe de tête et s'empressa de mettre le contact, les yeux toujours posés sur son rétroviseur.
– C'est bien. C'est ce qu'il te faut. Tu pourras vraiment faire tes preuves dans ce genre de job.
Andrea n'avait pas vraiment l'air convaincu.
– J'ai l'impression que c'est plutôt un truc bien planqué. Mais bon, c'est mieux que rien. J'aurais un pied dans les affaires.
Rhys partageait son point de vue. Il estimait même que c'était un bon début. Cela faisait quinze ans qu'il n'y avait pas eu de conflits majeurs entre les clans. Les types comme lui, les gros bras pleins de muscles, n'avaient plus beaucoup d'intérêts. Les clans préféraient recruter des jeunes diplômés qui n'avaient pas peur de monter des combines obscures. Ils s'affrontaient à coup de gros chèques et de contrats plutôt qu'à coup de mitraillettes.
Rhys allait s'engager sur la route quand il vit Maria ressortir du café et marcher dans leur direction. Elle toqua contre la vitre d'Andrea, qu'il s'empressa de faire descendre. Une bouffée d'air froid envahi l'habitacle.
– Tiens, Bernard m'a dit de te donner ça. Il a dit que ça pourrait te servir.
Elle tendit quelque chose par la fenêtre. Les yeux ronds, Andrea l'attrapa avec un temps de retard.
Un écusson lie de vin, brodé de lettres d'or.
Il le fixa avec un sourire tellement immense que Rhys sentit aussitôt l'agacement revenir.
– Ça va, t'emballe pas non plus, répondit Maria d'un air tout aussi contrarié. Ça veut pas dire que t'es intronisé. Considère que c'est le début de ton apprentissage.
Andrea rangea l'écusson dans la poche de sa veste en se raclant la gorge. Il essayait de ravaler son sourire radieux mais une joie naïve illuminait encore sur son visage. Rhys retint une grimace.
– C'est déjà pas mal. Merci.
Maria les salua. Rhys attendit qu'elle soit rentrée dans le café pour démarrer sous le ciel gris.
– Bon, il sera où, ton fameux job ?
– C'est à… euh… tu sais où c'est ?
Il lui tendit le bout de papier où était griffonnée une adresse.
– C'est pas la porte à côté. Et tu commences quand ?
– Cet après-midi. Bernard m'a dit de repasser au café, quelqu'un m'y emmènera.
Rhys hocha la tête. Il ne perdrait pas une autre demi-journée à faire le taxi. C'était aussi bien. Andrea avait intérêt à éviter les transports en commun pendant quelques temps, et si Bernard l'avait recruté de façon aussi secrète, ce n'était certainement pas pour lui faire remplir de la simple paperasse.
Il avait le sentiment que l'expérience serait très profitable pour calmer les ardeurs d'Andrea.
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Andrea se frotta les yeux un long moment. Il avait la tête pleine de brouillard et des chiffres dansaient encore devant ses paupières. Sans parler de l'odeur des fleurs qui lui donnait la nausée.
Il avait passé l'après-midi penché sur un bureau de fortune dans un tout petit local au-dessus d'un fleuriste. Il n'y avait qu'une petite lucarne dans la pièce, que l'on avait obstruée autant que possible pour que les activités à l'intérieur restent discrètes. Ça n'empêchait pas l'odeur des plantes de monter jusqu'à eux, et la faible luminosité avait fini par lui donner mal au crâne.
Arnau, son collègue de l'après-midi, n'était pas dans un meilleur état que lui. Ils avaient passé des heures à éplucher des factures pour mieux en rédiger d'autres, aux prix plus ou moins gonflées en fonction des indications qu'on leur avait laissées.
– C'est sûr que ça change des horaires du privé, pas vrai ?
Andrea acquiesça en silence. Arnau était un grand type mince, aux cheveux ébouriffés, et à son plus grand étonnement, du genre plutôt bavard. Ils avaient beaucoup discuté, au milieu de leur labeur, et ils avaient découvert qu'ils avaient tous les deux travaillés dans la même entreprise à Tripoli, Arnau en tant que comptable, lui-même en tant que stagiaire. Il lui avait raconté être rentré depuis quelques années à Agarèze. Sa copine avait un job qu'elle ne pouvait pas quitter, et qui les faisait largement vivre tous les deux. Alors il avait quitté son confortable poste de petit gratte-papier pour entrer au service du Cerbère.
Andrea se demandait combien il y avait d'Arnau qui occupaient des bureaux cachés au-dessus des commerces d'Agarèze. Combien y avait-il de trésorier de l'ombre pour faire tourner l'économie souterraine, avec leurs calculettes et leurs carnets de comptes ? Arnau soutenait qu'ils étaient une main d'œuvre précieuse, beaucoup plus que les bras armés ou les petits délinquants. Sans eux, aucun profit n'était possible.
Andrea voulait bien le croire, et quelque part, se sentait plutôt satisfait d'avoir pu apporter une infime contribution à la famille, peut-être pour la toute première fois. D'autant plus que ça l'avait empêché de repenser à Rhys et à ce qu'il lui avait appris la veille.
Mais d'un autre côté, il avait terriblement envie de s'allonger dans son lit et de ne plus jamais en sortir. À côté de ça, ses quelques soirs de service au Wooden lodge avaient presque été une récréation. Il avait pourtant passé les trois dernières années penchées pendant des heures sur des livres et des cours indigestes. Est-ce qu'il avait déjà perdu le rythme ?
Arnau emporta avec lui les ordinateurs dont ils s'étaient servis et laissa la clef du bureau dans la terre d'un pot de fleurs. Ils sortirent par une entrée de service, qui donnait sur un garage à l'arrière du bâtiment. Une jeune femme brune les attendait au volant d'une petite voiture.
Maria, la serveuse du café de Bernard. En se dirigeant vers le coffre du véhicule, Andrea eut le temps de voir Arnau embrasser rapidement la jeune femme.
Il garda son étonnement pour lui. Il comprenait mieux pourquoi son nouveau collègue avait le droit de monter sur le siège avant, quand lui devait se contenter de se cacher dans le coffre. Arnau avait probablement une couverture pour expliquer sa présence ici, mais lui, on ne devait pas le voir sortir du quartier. Il ne s'en plaignait pas, la voiture était tellement petite qu'il avait sans doute plus de place sous la plage arrière décollée que sur les sièges passagers.
L'auto-électrique démarra sans faire de bruit.
– Je vais te ramener au manoir, le prévint Maria. Tu peux le dire à Vitali ?
Andrea acquiesça et se contorsionna pour sortir son téléphone.
– Comment ça, au manoir ? demanda Arnau d'un ton curieux.
– C'est Vitali qui l'héberge. Tu sais, la petite villa à côté du manoir Valira ?
Il entendit Arnau pousser un sifflement admiratif. Sans le bruit du moteur, il les entendait comme s'il était assis juste à côté d'eux.
– Je ne sais pas si je pourrais vivre là-bas. C'est pas trop glauque ?
Andrea leva le nez de son texto. La plage arrière était simplement posée en équilibre, et tenait de travers. On pouvait difficilement le voir depuis l'extérieur, mais de là où il était, par l'interstice entre les sièges, il apercevait une partie du pare-brise et le haut de leurs crânes.
– Non, pourquoi ? À cause de Rhys ? demanda-t-il d'un ton curieux.
Il les vit bouger très légèrement la tête, comme s'ils avaient échangé un regard. Est-ce qu'ils étaient surpris qu'il appelle Rhys aussi familièrement plutôt que par son nom de famille, comme tout le monde avait l'air de le faire ? Après tout, Vitali était aussi porté comme un prénom, dans certaines parties de l'Europe.
– Non, dit Arnau. Plutôt à cause du triple meurtre. Je ne sais pas si je pourrais dormir dans une maison où des gamins sont morts.
Maria lui répondit d'une voix moqueuse.
– Si tu vas par-là, depuis le temps, je sais pas s'il y a encore une vieille baraque à Agarèze où personne ne s'est fait descendre.
En entendant Arnau maugréer, Andrea se mit à sourire et rangea son téléphone portable. Ces derniers jours, il n'y avait plus qu'avec Rhys qu'il pouvait communiquer, et cela faisait du bien d'entendre d'autres personnes.
– Et tu vas rester là-bas longtemps ? lui demanda Arnau.
Andrea prit le temps de caller ses pieds contre une paroi avant de répondre, pour ne pas être trop balloté dans les virages. C'était plutôt bizarre de discuter comme ça avec eux alors qu'il était allongé dans le coffre de leur voiture. La drogue, la ruelle, Manyaval, tout ça lui paraissait très loin, à présent.
– Je ne sais pas. Bernard a dit qu'il préférait que je vive chez lui en attendant, mais si je continue de bosser avec toi, j'aimerais autant me trouver quelque chose.
– Ça devrait pas durer longtemps, dit Maria de sa voix calme. C'est rare que Vitali planque quelqu'un plus de deux ou trois semaines.
– En tout cas, si t'as besoin de quelque chose, n'hésite pas à nous demander. Tu verras, tu vas vite t'intégrer à Agarèze.
– Et si Vitali t'embête, viens me le dire, rajouta Maria. Je lui botterai les fesses.
Andrea les remercia, sans pouvoir s'empêcher de sourire. Maria ne lui avait pas semblé très aimable au premier contact, le regard perçant et la mâchoire toujours serrée, mais c'était peut-être un air qu'elle se donnait quand elle assurait la sécurité de Bernard dans son petit café. Avec le caractère de boute en train d'Arnau, il les trouvait étonnamment assorti
Il mourrait d'envie de leur demander s'ils ne voulaient pas l'adopter. Au moins pour quelques jours, le temps qu'il puisse trouver un appartement à lui et s'éloigner de Rhys avant d'y laisser sa santé mentale. À les entendre discuter à l'avant, de ce qu'ils allaient manger ce soir et de leur prochain week-end, il s'imaginait très bien tenir la chandelle chez eux.
Andrea se frotta de nouveau les yeux. Quand il n'y avait pas de virages, les vibrations de la voiture le berçaient. Pas assez pour chasser le trouble qu'il ressentait à l'idée de retourner chez Rhys.
Le manoir n'était pas un problème. Pas autant qu'il l'avait redouté. Mais c'était une torture de vivre avec ce type, qui en plus d'être aussi accueillant qu'un pot d'orties, représentait une tentation permanente pour son esprit en ébullition. Il lui fallait absolument calmer cette envie s'il voulait pouvoir réfléchir posément à la suite de ses projets.
Andrea n'avait pourtant jamais été du genre à se laisser influencer par ce genre de choses. Peut-être que c'était la ville qui le rendait si nerveux, ou bien l'attitude de Rhys, aussi froide que distante. À Tripoli, il se serait posé moins de questions et il lui aurait probablement proposé de devenir sex-friends. Ça aurait réglé le problème, et il aurait pu se concentrer sur le reste. Mais ils l'avaient déjà fait à deux reprises, et ça n'avait rien changé. Pire, plus le temps passait, et plus il y repensait. Sans parler de tout ce qu'il avait appris depuis.
Andrea poussa un soupir résigné. Il faudrait qu'il lui parle.
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Il changea vite d'idée une fois de retour au manoir. Devant l'air renfrogné de Rhys, il n'eut plus la moindre envie de vouloir arranger les choses et la soirée se passa exactement comme il l'avait redoutée : dans un morne silence. Rhys ne lui posa pas de questions sur ce qu'il avait fait de la journée. Il n'avait aucune raison de le faire, et Andrea ne lui aurait sûrement pas répondu non plus, mais c'était pratiquement le seul sujet de discussion qu'ils auraient pu avoir pour briser le silence. Et depuis la veille, Andrea n'avait pas du tout l'intention de se forcer à lui faire la conversation. Epuisés par leurs journées respectives, l'humeur assombrie par le silence bien trop lourd, il ne tarda pas plus longtemps que Rhys à aller se coucher.
Les trois jours suivants filèrent de la même façon, aussi ennuyeux qu'identiques. Il passait ses journées enfermés dans le bureau avec Arnau, à l'aider à boucler ce qu'on leur demandait de faire. Rien ne venait jamais les troubler, excepté la visite de l'homme déjà croisé dans le café de Bernard, qui passa leur serrer la main sans s'attarder. Le reste du temps, Andrea resta seul avec son nouveau camarade.
Ses blessures de la bagarre dans l'arrière cours du Wooden Lodge n'étaient presque plus que des souvenirs, quelques traces sombres sur sa peau et des bandes plus claires sur son épiderme, là où il s'était écorché.
Les bleus de Rhys avaient l'air de guérir, pour le peu qu'il avait pu observer. Ils se croisaient à peine, ne mangeaient même pas ensemble la plupart du temps. Rhys rentrait parfois très tard, ou bien s'absentait au beau milieu de la nuit. Le week-end arriva bien plus vite que prévu et en même temps, bien trop lentement.
– Pourquoi je dois me planquer dans le coffre d'une voiture pour sortir, alors que toi, tu te ballades toute la journée en ville ?
Il avait lâché sa question au petit déjeuner, dévisageant Rhys par-dessus son bol de céréales. Ce dernier lui répondit avec une neutralité parfaite. Il avait dû se préparer mentalement à ce que la question sorte un jour où l'autre.
– Parce que me tomber dessus en ville, ça serait le moment le plus con pour me tendre une embuscade. J'ai un fusil et une demi-douzaine de types armés avec moi.
– Mh.
Andrea observa son reflet déformé dans sa petite cuillère. Le Cerbère n'aimait pas les mouvements de foules. Il préférait les règlements de compte discrets.
– N'empêche que tu te planques pas dans le coffre de ta voiture pour rentrer ici.
– J'ai pas de raisons de me cacher. Les gens savent où j'habite et ce que je fais de mes journées.
Andrea touilla son bol de céréales en maugréant. Il savait très bien pourquoi il devait se faire discret, et ce n'était pas lié qu'aux événements de l'arrière cours du Wooden Lodge. Pour les yeux des riverains, Maria raccompagnait son petit ami qui travaillait chez un fleuriste. Andrea, lui, n'avait rien à faire là. Ça ne valait pas la peine de lui trouver un alibi juste pour quelques jours à remplir de la paperasse, même si ladite paperasse était complétement illégale. C'était beaucoup plus simple de lui faire faire le passager clandestin en attendant que Bernard l'emploie ailleurs, dans une autre boîte. Ça ne l'enchantait pas vraiment, mais c'était mieux que rien.
Comme s'il avait lu dans ses pensées, Rhys redressa les yeux vers lui.
– Demain, c'est ton dernier jour de boulot, c'est ça ?
Comme Andrea acquiesçait, Rhys reposa sa tasse de café
– Alors ne rentre pas avec Maria. Je passerai te chercher. On aura quelque chose à faire avant de rentrer.
Andrea redressa aussitôt les épaules, le cœur battant la chamade contre ses côtes.
– T'as eu des nouvelles de Manuella ?
Il avait passé la semaine à se morfondre entre les quatre murs du petit bureau, attendant le moindre coup de fil de Rhys pour lui dire de ramasser ses affaires et de rappliquer en vitesse. Ou pire, à s'imaginer qu'il était parti continuer de fouiller sans lui.
– Non, avoua Rhys avec une pointe de contrariété. Justement. On a assez perdu de temps. Il faut qu'on essaye autre chose. Et ça sera l'occasion de faire un truc important.
– Quoi donc ?
Andrea était perplexe. Rhys le regarda droit dans les yeux.
– Si on veut faire de toi un vrai membre du Cerbère, il va falloir qu'on te montre ce qu'il y a aussi en dehors de la ville.
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La capuche de son sweat enfoncée sur le crâne, Andrea fixa la porte du van avec circonspection. Comme s'il rechignait à monter.
– Quand t'avais dit que tu viendrais me chercher, je pensais plus que ça serait avec ta voiture à toi.
– On n'a pas fini notre ronde. Tu montes ?
Andrea hésita encore un peu avant de grimper dans la fourgonnette. Le véhicule lui faisait plus penser à un minicar repeint en sombre plutôt qu'à un véhicule de patrouille. Excepté les vitres fumées. Et probablement blindées.
À la place du mot police, on avait flanqué le logo d'une société de sécurité, avec le quinze croisé des Valira.
Rhys était assis devant, à côté du conducteur. Andrea s'installa sur un siège libre et tenta de se faire le plus petit possible sur la banquette. Une demi-douzaine de vigiles le toisait en silence, mitraillettes à la main.
– Euh... salut.
On lui répondit par quelques bonjours grognés à mi-voix. La plupart des agents étaient plutôt jeunes et baraqués − même si le crâne blond de Rhys était celui qui dépassait le plus des appui-têtes. Ils portaient tous le t-shirt gris de la société de sécurité Valira, et des gilets pare-balles.
Andrea retira sa capuche et se redressa sur son siège. Il se sentait mal à l'aise, mais il n'avait pas envie de le leur montrer. Il avait la désagréable impression d'avoir interrompu quelque chose, ou d'avoir pris la place de quelqu'un. Il regrettait presque le bureau étroit au-dessus du fleuriste.
Le comptable de Bernard était repassé dans l'après-midi. Il lui avait proposé autre chose, pour la semaine prochaine, dans un autre quartier de la ville. Andrea était sorti attendre Rhys sans trop se soucier qu'on puisse l'apercevoir, laissant Arnau repartir avec Maria.
Il aurait dû se sentir soulagé de quitter cette pièce sombre et les factures falsifiées pour un travail plus palpitant, mais Andrea n'arrivait pas à calmer la frustration qui lui nouait le ventre. Quand il avait travaillé au Wooden Lodge, il avait eu le sentiment, pendant quelques jours, de pouvoir enfin faire ses preuves et montrer ce qu'il savait faire, de se rendre utile à quelqu'un.
Et il se retrouvait cantonné à faire de la paperasse et à aligner des chiffres. C'était très loin de tout ce qu'il avait pu apprendre dans son école, dans sa vie, de tout ce qui l'avait seulement motivé à persévérer dans cette voie-là.
Il se sentait encore coincé dans la théorie, comme durant ses études et ses nombreux stages. Prisonnier des diagrammes, des tableaux et des explications abstraites. Il avait voulu sauter à pied joint dans le monde des affaires, le milieu des entrepreneurs autodidactes d'Agarèze. Ce monde obscur qui faisait fantasmer les étudiants de Tripoli autant qu'il faisait grincer des dents leurs professeurs et leurs patrons. Là-bas, ils étaient coincés par les frontières de la légalité.
Ici, les entrepreneurs n'hésitaient pas à transgresser les lois. À leurs risques et périls, mais ils le faisaient sans regret.
Andrea était prêt à le faire, lui aussi. Il aurait été tout à fait capable d'endurer tout ça, de se planquer dans ces sombres bureaux pendant des mois, s'il avait eu la seule petite consolation que ce n'était qu'une étape pour accéder à ce qu'il voulait vraiment.
Seulement, il avait l'impression que le temps lui manquait, et que tout cela allait bientôt s'avérer inutile.
C'était peut-être de là que venait toute l'ampleur de sa frustration.
Il n'y avait que dans les arts martiaux qu'il avait quitté la théorie pour passer au concret. Mais ces derniers jours, il avait même dû renoncer à cette satisfaction-là, condamné à s'entraîner tout seul dans la salle de sport déserte du manoir de Rhys.
Coincé dans cette fourgonnette et entouré de types armés, il ressentit soudain le besoin urgent de courir dans un dojo pour affronter quelqu'un. Quitte à bouffer le tatami jusqu'à en avoir des bleus partout.
Ce fameux soir, dans l'arrière cours du Wooden Lodge, était le seul moment où il avait enfin eu la sensation de s'approcher de son but. Depuis, il avait l'impression de n'avoir fait que régresser. Mais le malaise que lui donnait les mitraillettes qui l'entouraient y était sans doute pour beaucoup, et il se sentit bien moins oppressé une fois arrivé à destination.
Le laboratoire lui fit penser à une navette spatiale posée en plein camp militaire plutôt qu'à une entreprise pharmaceutique. S'il n'y avait pas eu les tours blanches et grises du quartier d'affaires tout autour, il aurait même eu l'impression d'avoir quitté le grand centre-ville.
Puisque les agents de sécurité l'avaient pris en grippe sans raison et avaient apparemment décidé de l'ignorer, il suivit Rhys sans décrocher la mâchoire, docile. Les mains fourrées dans les poches de son sweat, il fit le planton devant l'armurerie, puis devant le poste de contrôle, avant qu'enfin, Rhys ne lui fasse signe de venir le rejoindre.
Andrea se détacha du mur comme il se détacha du flot de ses pensées, et le suivit dans les vestiaires à présents vides. Il s'adossa aux casiers, le regard vagabond, en attendant que son hôte se rafraîchisse et se change.
Dans le fourgon, il avait vu d'autres agents arborer le même tatouage que Rhys portait en haut du bras, le nombre quinze en chiffre romains. Celui de Rhys se cachait aisément sous un t-shirt, mais d'autres n'hésitaient pas à l'exhiber de façon beaucoup plus visible, sur les poignets ou sur le cou.
Andrea serra la main sur l'écusson des Valira au fond de sa poche. Depuis que Maria le lui avait donné, il le gardait toujours sur lui.
Est-ce qu'il se ferait tatouer l'emblème de la famille, lui aussi, quand il serait intronisé ? Il se demandait sur quelle partie du corps. Mais il fallait d'abord qu'il soit considéré comme un véritable membre du clan, et il se demandait si cela arriverait un jour.
Andrea soupira. Plus il découvrait la ville, et plus il avait l'impression que le clan était exsangue. La famille ne manquait pas de capitaux ni d'entreprises en pleine forme, il en avait eu un petit aperçu avec les comptes qu'il avait épluché ces derniers jours. Seulement, les investissements n'avaient pas l'air au beau fixe. Pas ceux qu'il avait eu entre les mains, en tout cas.
Il n'arrêtait pas d'y penser. Ce qu'il fallait, c'était un nouveau marché où placer cet argent. Un secteur nouveau, sur lequel les autres clans ne pourraient pas venir les concurrencer. Les autres devaient sûrement le savoir aussi. Il ne pouvait pas être le premier à y penser, lui, le petit bleu tout juste débarqué de ses études supérieures.
– Tu fais encore la gueule ?
Un peu surpris, Andrea mis quelques secondes de trop pour comprendre la question. Rhys le fixait du coin de l'œil, en train d'enfiler des vêtements propres
– Tu trouves que je fais la gueule ?
Rhys haussa les épaules en guise de réponse, et Andrea détourna précipitamment le regard. Trop tard. Il avait eu le temps de voir chacun de ses muscles rouler sous son t-shirt. Andrea se redressa contre les casiers, la gorge un peu plus sèche. Un bref instant, il s'était imaginé agrippé à ces omoplates, et cette simple idée l'excitait autant qu'elle le foutait en rogne.
Il avait quoi, quatorze ans ?
– Je sais pas, répondit Rhys sans voir le trouble qu'il avait provoqué. T'es bizarre depuis l'autre soir.
Andrea le fixa avec perplexité.
– Bizarre ? Bizarre comment ?
Rhys enfila sa veste de costume et en rajusta le col avant de refermer son casier.
– Je sais pas. Distant ?
Andrea cligna des yeux, puis esquissa un sourire. Il le trouvait distant ? Parce qu'il ne lui avait pas fait d'avances depuis plus de quatre jours ? Rhys s'était plaint plusieurs fois de sa façon de flirter avec lui, mais il n'avait jamais cherché à y mettre fin définitivement. Sinon, Andrea n'aurait pas persévéré.
– Je me demandais juste si ça allait être comme ça tout le temps. Me faire déposer le matin, raccompagné le soir... comme un gamin qu'on dépose chez la nounou.
L'espace d'un très court instant, Rhys abandonna son éternel air blasé pour une expression un peu plus ennuyée. Presque compatissante. Ce fut très bref, mais Andrea en ressentit une émotion inexplicable.
– Une ou deux semaines, le temps qu'on t'oublie. Ou qu'on soit sûr du silence de tous les employés du Wooden Lodge.
Andrea resta pensif. Il n'avait pas travaillé assez longtemps au club pour connaitre les autres serveurs et savoir qui trempait ou pas dans les combines des Bolgalone. Rhys était quasiment certain que c'était l'un des physionomistes qui l'avait balancé, mais il n'en était pas tout à fait sûr. Il se demandait même si ce n'était pas quelqu'un de l'extérieur qui l'aurait grillé.
Mais c'était une histoire à laquelle il n'avait plus envie de penser. Sa priorité, c'était les boulots que lui confiaient Bernard. Et cet appel de Manuela qui ne venait pas.
– Rhys ?
L'intéressé venait de verrouiller son casier. Andrea se planta devant lui jusqu'à avoir son entière attention.
– Mh ?
Sans lui répondre, Andrea s'accrocha à sa nuque tiède, enfouissant les doigts dans ses cheveux blonds. Après un court instant à soutenir son regard, il l'embrassa.
Sa bouche était chaude et gourmande, bien plus réceptive qu'il ne l'aurait pensé. Rhys, loin de le repousser, laissa sa langue entraîner la sienne et finit par glisser ses mains autour de ses hanches.
Andrea, lui, se sentait déjà mieux. Il n'avait plus qu'à se concentrer sur les sensations physiques pour se laisser griser. Le corps immense de Rhys retenait le sien, sa bouche était pressée contre la sienne, et plus rien d'autre ne semblait avoir d'importance.
C'était étrange que ce simple contact lui fasse tant d'effet. Il ne connaissait pas ce type. Ils n'avaient rien en commun. Ils avaient couché ensemble deux fois, et sous le coup d'une impulsion plutôt que d'un désir réfléchi. Pourtant, malgré tout ce qu'il savait de lui, il se rendait compte qu'il ne ressentait plus la moindre parcelle de ressentiment envers lui, et qu'il était prêt à recommencer sur le champ si Rhys le voulait bien.
Ce n'était pas comme si Andrea n'avait jamais eu de plan cul. Mais il n'avait encore jamais emménagé sous le même toi que l'un de ses sex-friends, obligé de partager bien plus que quelques heures de distractions. Peut-être que c'était pour ça que le simple fait de l'embrasser lui donnait autant de frisson ? Il n'en était pas vraiment certain. Il n'avait pas envie d'y réfléchir. C'était bon, c'était tout ce qui comptait.
Ils s'enlacèrent un long moment dans les vestiaires silencieux, jusqu'à être rassasié par les sensations. Andrea finit par s'écarter, mais resta rivé aux yeux brillants de Rhys.
– Si je dois rester coincé avec toi, j'aimerais au moins avoir les avantages, souffla-t-il sans lâcher son regard.
Il vit le coin de ses paupières se plisser, comme si Rhys était en train de réprimer un sourire.
– C'est moi, l'avantage ?
Andrea caressa la base de sa nuque, sentant des frissons naître sous la pulpe de ses doigts.
– Plutôt toi dans le jacuzzi. Mais ouais. C'est l'idée.
Cette fois, c'était clairement un air amusé qu'il vit passer dans ses yeux clairs. Mais Rhys ne lui laissa pas le temps de se réjouir et il le força doucement à détacher les mains de sa nuque.
– On verra ça plus tard. Je t'ai dit qu'on avait quelque chose à faire, ce soir.
Andrea eut tout le mal du monde à retourner sur terre, suivant Rhys sans dire un mot jusqu'au parking souterrain.
Il ne l'avait pas repoussé. Pas vraiment. Il s'était au contraire montré plutôt réceptif à ses avances, malgré les longs jours d'apparente indifférence qui s'étaient écoulés.
Et c'était bien ça qui le perturbait le plus.
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Merci d'avoir lu jusqu'ici !
Avant de partir, je serais à la Ycon de Paris les 1 et 2 décembre 2018, pour dédicacer le recueil Félins chez YbY Editions. À très bientôt !