Chapitre 1 ~ Per inania regna

† . † . †

« Je suis là où tu m'as laissée
Sur la route du néant
Ici la lune n'éclaire jamais
Elle jaunit avec le temps »

Indila, Boîte en argent

† . † . †

Lorsque je revins à moi, il me sembla que j'avais erré toute l'éternité dans les ténèbres profondes. Ma conscience s'étiolait, je m'absentais de moi-même par instants, et le temps s'était approfondi jusqu'à atteindre la pesanteur immobile des grands fonds marins.

L'affolement premier, la terreur atroce qui avait broyé mon cœur au moment de le perdre, s'apaisa. J'eus la sensation que mon esprit était désormais constitué d'émotions fugaces, puisque mon corps, maintenant hors d'atteinte, ne s'en imprégnait plus et ne leur permettait plus de conserver la persistance d'une vibration prolongée.

Mon âme égarée criait dans le vide et ma voix ne se propageait pas, rien ne me renvoyait mon écho, j'étais seul en moi-même, infiniment seul.

Lorsque ma terreur retomba, la violence de ma propre mort glissa derrière moi sans me laisser d'empreinte durable, ni peur, ni souffrance, ni traumatisme. La seule émotion qui demeura, brûlante, suffocante, tenace comme un hiver perpétuel, fut l'absence. La sienne.

Je fis silence et toute pensée disparut de mon esprit. Dans la coupe vide de mon âme ne flottait plus qu'un seul éclat de la réalité : la perte irrévocable et irréparable d'une autre part de moi-même. Tout souvenir se tut, il ne me resta plus rien, ni espoir, ni réconfort, pas une seule pensée pour me distraire de ma peine. Il me sembla qu'à ne contempler qu'elle, j'allais peu à peu devenir ma douleur, me changer en cette texture de barbelés inextricables qui me déchirait de l'intérieur.

Pourtant peu à peu, ma confusion se dissipa et la nuit de mon âme se fit moins épaisse. Je finis par percevoir un monde autour de moi, là où j'avais cru trouver seulement le néant. Le chant d'un fleuve triste comme un sanglot parvint à mon âme qui n'avait plus d'oreille pour entendre.

Où étais-je ?

C'était comme si le son montait en moi en me traversant. En cherchant son origine, la vue me revint étrangement déformée, plus nette. J'eus l'impression de regarder le monde de plusieurs points de vue à la fois, je voyais l'eau verte d'un fleuve entre des rives sombre, les reflets pâles qui flottaient à la surface, mais aussi le fond de l'eau et le limon, cette argile noire, riche, que le courant lent dérangeait à peine. Et le ciel lourd de nuages verdâtres, la terre grise à perte de vue, les plantes rares, desséchées.

Où étais-je ? me demandait sans cesse ma raison épouvantée.

Je n'aurais pas su dire s'il y avait réellement de la lumière. Tout me semblait teinté de vert comme si ce monde était chargé des couleurs sombres d'un rayonnement immatériel. Je n'aperçus ni soleil, ni lune, ni même une torche allumée le long du rivage.

J'avais soif, réalisai-je en regardant l'eau, soif comme si j'avais pleuré mille ans. En me penchant près du fleuve qui glissait en silence, je m'aperçus que j'avais un corps. Mon corps, nu et fragile, frissonnant de froid. Et assoiffé.

Mes gestes étaient saccadés, maladroits et fébriles. Je plongeai mes deux mains de convalescent dans l'onde. Elle était épaisse comme de l'huile. Je recueillis néanmoins un peu de l'eau verte et elle me sembla bonne et douce, irrésistible même.

Je l'approchai lentement de mes lèvres pour ne pas la laisser échapper par maladresse.

— Je t'attendais moins tôt, dit une voix derrière moi, me faisant sursauter. Bélial doit être terriblement frustré. Les guerres d'aujourd'hui manquent de panache.

Je tournai la tête aussi rapidement que mon corps faible me le permit et découvris une silhouette étrange, une sorte de spectre dans une cape noire, si noire qu'elle semblait un trou de vide prêt à engloutir le monde. Une capuche couvrait sa tête et une sorte de voile de ténèbres masquait entièrement son visage. À travers le voile luisaient deux yeux en amande, entièrement blancs et perçants, sans iris, sans pupille, sans rien qu'une douce lumière pure. Mais cette lumière était plus chargée de profondeur et d'émotions que tous les regards humains que j'avais pu croiser.

— Jette cette eau, dit-il plus froidement en découvrant ce que j'étais en train de faire.

J'obéis et écartai les doigts, l'eau avait de toute façon presque entièrement coulé.

Je me relevai lentement, accablé par ma propre faiblesse et par la douleur de mon cœur brisé. J'avais le sentiment d'avoir des bouts de verre fichés dans la poitrine, qui me déchiquetaient un peu plus à chaque mouvement.

Le spectre était immobile et absolument fascinant. Je devinai une beauté envoûtante sous cette étrange cape de nuit absolue. Il y eut comme un nom qui se forma à la surface de mon esprit, comme si des lettres allaient s'assembler, et puis l'impression disparut. J'étais sans doute trop faible pour deviner le nom de qui que ce soit.

Il resta silencieux et m'observa avec insistance comme s'il doutait finalement de me connaître. Moi, j'étais certain de ne l'avoir jamais vu.

— Je t'avais pris pour lui, murmura-t-il finalement. Qu'est-il arrivé ? Tu as l'air d'avoir été déchiré en petits morceaux et recousu de travers avec les bouts de quelqu'un d'autre.

C'était ce que j'éprouvais aussi. J'ouvris la bouche pour parler mais je ne reconnus pas la voix qui sortait de moi, elle était différente, comme altérée et lointaine.

— Qui êtes-vous ? demandai-je si faiblement que j'eus pitié de moi-même. Où sommes-nous ?

L'amande de ses yeux se froissa dans une expression de surprise. Il eut l'air préoccupé et après un long silence, il tourna la tête vers le fleuve.

— Nous sommes sur l'autre rive. La mauvaise rive… Ne restons pas ici. Il faut te trouver quelque chose à te mettre.

— J'ai soif, soufflai-je, incapable d'envisager de m'éloigner du fleuve.

— Le Léthé donne soif à tout le monde. Surtout à ceux qui souffrent. La soif disparaîtra quand on se sera éloignés. Il ne faut rien manger ici, et rien boire. Ou tu serais trop lourd pour repartir. Donne-moi ta main.

Je soupirai, déjà tellement las de cette conversation que j'avais envie de retourner aux ténèbres qui m'avaient bercé si longtemps. J'avais presque envie de retrouver ma douleur. Penser à lui était la seule chose qui pouvait encore écarter le vide. Il me manquait si horriblement…

Je tendis néanmoins la main et la posai dans la sienne, gantée d'ombre. Il allait devoir me traîner s'il voulait que je le suive. La seule vue des étendues dévastées autour de nous, à perte de vue, me donna une idée de la longueur du voyage. Il était encore temps de refuser et de plonger dans le fleuve pour essayer de me noyer dans l'eau verte.

Pourtant, au moment même où cette pensée me traversa, le monde changea autour de nous. Le fleuve disparut, avec sa terre déserte, ses herbes sèches et son ciel lourd. Même la lumière verte se dissipa. À la place, je me retrouvai plongé dans un lieu de lumière.

Ce n'était pas la lumière surnaturelle des rivages du Léthé, ni l'étrange lueur blanche du regard de l'inconnu qui me parlait comme s'il me connaissait, c'était la lumière étonnamment familière d'un soleil de fin d'après-midi. Chaud, presque étouffant, sur une ville ancienne aux toits ocre.

Il me fallut un moment pour m'adapter. Que s'était-il passé ? Comment avions-nous pu voyager sans bouger ? J'en avais le vertige.

— Où sommes-nous ? demandai-je à nouveau, essoufflé alors que je n'avais pas fait un pas.

— Nous sommes à la Nouvelle Khemenou.

Un groupe de personnes passa à côté de nous. Ils étaient tous bruns, la peau dorée, les yeux noirs, ils portaient des vêtements de lin légers. Deux adolescents soutenaient un lourd panier de poissons, une femme d'âge mûr les accompagnait en parlant bas à une petite fille qui serrait contre elle un panier de dattes. En passant à notre hauteur la fillette me regarda en pinçant les lèvres puis elle baissa précipitamment les yeux comme si je lui faisais peur.

— Dépêchons-nous avant que tu choques d'autres enfants. Son temple est tout proche.

Loin du fleuve vert, ma soif disparut effectivement, et je me sentis un peu mieux, comme si être exposé au soleil me restituait un peu d'énergie.

La Nouvelle Khemenou… Je ne comprenais rien et ma conscience était un marécage bourbeux. Où était le manoir ? La chambre pleine de livres… Les bras forts, la voix grave et les yeux de félin pailletés d'or et de promesses ?

La main d'ombre me tira de mes errances intérieures et mon mystérieux guide m'entraîna entre les rues baignées de soleil. Tout allait trop vite pour que je me demande qui il était, et si j'avais raison de le suivre, et par tous les diables, où je venais de mettre les pieds.

Les voix, les notes de musique, les bruissements d'ailes des ibis, les éclats de rire d'enfants, tissèrent une réalité nouvelle, à laquelle je me sentais étranger. J'étais groggy comme après un long voyage en avion, lorsque le décalage horaire assomme l'esprit et que l'après-midi ensoleillé a des allures de longue nuit froide et sans sommeil.

On me dévisageait comme un fantôme, mais personne ne semblait surpris de voir mon guide, dans sa cape sinistre qui écrasait la lumière.

— Où allons-nous ? demandai-je du fond de ma torpeur.

— Nous allons voir un dieu.

Je songeai à la chapelle où j'avais été exorcisé, aux représentations de l'enfer, sombre et plein de flammes, au cœur du défunt sur la balance de Maât.

— Je ne suis pas prêt à être jugé, je crois.

Il eut une sorte de rire, léger et bas, à peine le son d'un froissement d'étoffe.

— Aucun d'entre nous ne l'est.

Mon guide m'entraîna sur les hauteurs de la ville. Nous passâmes devant des ateliers de scribes, de poterie, de sculpture. En contrebas de la cité passait un fleuve bien plus vivant que celui, verdâtre, de mon réveil. Des pêcheurs sur de petites embarcations en papyrus jetaient des filets dans l'eau, des femmes riaient, un chat à l'air noble roulait sur lui-même sur le seuil d'une maison, en offrant son ventre au soleil.

Où étions-nous ? À quelle époque ? À quelle distance étais-je de mon ancienne vie ? N'y avait-il aucun moyen d'y retourner ? Ne pouvais-je pas le contacter ? Peut-être que Sydonay avait menti, peut-être que le Seigneur de l'Ouest ne pouvait faire disparaître que les âmes humaines, peut-être qu'il m'attendait tout simplement quelque part.

Tout était confus et j'aurais voulu retrouver un visage familier, un démon du manoir, un membre de ma famille, n'importe qui.

Les ruelles étroites s'ouvrirent sur une vaste place. Un bâtiment immense élevait vers les cieux son front de granit où d'immobiles statues de marbre vert levaient leurs mains vers le soleil. L'immense arche de pierre était flanquée de singes d'or qui dévisageaient les visiteurs de leurs yeux impénétrables d'obsidienne sertie.

— Quel dieu habite ici ?

— Certains habitants appellent encore cette ville Per-Djéhouti, « La maison de Thot ». C'est un dieu très sage, il saura quoi faire pour t'aider.

Alors il était question de m'aider ? Pourtant, il avait parlé de Bélial. S'il était à son service, j'avais plutôt du souci à me faire. Enfin, j'aurais dû m'en faire. Mais j'étais trop égaré pour éprouver une quelconque inquiétude, ou pour m'intéresser réellement à ce qui m'entourait. Tout ce qui importait était qu'il n'était pas là. Et que son absence me rendait fou de douleur.

Je suivis mon guide inconnu dans le temple. Derrière la grande porte se trouvait une cour intérieure, des gens priaient ou parlaient à voix basse avec des prêtres. Un chat se frotta à une colonne avant de repartir d'un pas tranquille, trois grands ibis vinrent se poser près d'une statue colossale, de petits papyrus roulés étaient accrochés à leurs pattes. De jeunes hommes vêtus de simples pagnes couvrant à peine leur peau dorée s'inclinèrent pour récupérer les messages. Les oiseaux leur tendirent leurs pattes avec grâce, comme face à d'aimables serviteurs.

Mon guide me conduisit au bout de cette cour, jusqu'à une autre arche. Il s'arrêta devant et je compris en observant l'entrée sombre. Il n'y avait pas de garde, pas de porte, mais quelque chose d'une densité impénétrable vibrait là, et l'arche était infranchissable.

— J'accompagne un errant qui a besoin de protection. Pouvons-nous entrer ?

Il y eut un long silence, puis la vibration cessa brusquement. Il s'ensuivit une espèce d'expiration profonde, comme si le temple tout entier avait retenu son souffle jusqu'à cet instant.

L'être à la cape de nuit s'avança sans crainte dans les ténèbres et je le suivis d'un pas plus lent.

Nous entrâmes dans un espace très différent. Les hauts plafonds semblaient s'ouvrir sur un ciel nocturne, des flambeaux accrochés aux murs illuminaient des statues solennelles, des fresques colorées ornaient les murs représentant des scribes écrivant ou enseignant, et par instants, il semblait qu'un petit personnage bougeait, qu'une inscription nouvelle apparaissait, complétant les vivants hiéroglyphes.

Au milieu de la vaste pièce aux hauts piliers, sur une petite estrade, un grand être assis en tailleur écrivait avec un roseau sur un rouleau de papyrus. Devant lui, sur une table basse, des pigments de couleur emplissaient de petits récipients rectangulaires. Son corps était un corps d'homme, et sa tête, une tête d'ibis.

Je l'observai avec la fascination choquée que l'on a pour les choses impossibles. Sa présence même était fascinante, ses gestes étaient terriblement lents. Il traçait chaque trait avec une patience infinie, comme la chose la plus importante de l'univers. Et dans le silence du temple, il ne dit rien, ne leva pas ses yeux noirs pour nous regarder, il se contenta d'écrire et c'était un spectacle si apaisant à observer que j'aurais voulu qu'il n'arrête jamais.

Mon guide ne s'impatienta pas non plus. Et nous restâmes longtemps, très longtemps, immobiles tous deux, à attendre que le dieu termine.

— Quel est ton nom, toi qui te présentes devant moi ?

Le dieu s'était relevé. Je ne l'avais pas vu arrêter d'écrire, hypnotisé par les mouvements du roseau entre ses doigts. Mais à présent qu'il me parlait, sans visage, sans bouche, depuis le fond de ce regard d'une intelligence infinie, j'avais le sentiment qu'il parlait directement à mon âme, au creux de mon cœur.

— Valenn Sanders.

On m'avait dit qu'il fallait se garder de donner son nom, que c'était dangereux, que c'était donner tout pouvoir à un autre. Mais à lui, je lui aurais dit tout ce qu'il voulait savoir, sans rien cacher, sans jamais mentir, sans même le vouloir.

— Qu'attends-tu de moi ? demanda sa voix d'ombre.

— Je l'ignore. Je me suis perdu. J'ignore où je suis. J'ignore où il est.

Thot me regarda longtemps. Et ce long silence m'apaisa. C'était l'immobilité de ceux qui n'ont jamais connu la peur de la mort, l'emprise du temps, ni la menace d'une perte irrémédiable. J'aurais voulu moi aussi partager cette impassibilité, mais je ne pourrais plus jamais connaître la paix, tant qu'il me manquerait l'autre moitié de moi-même.

— Tu as le pouvoir de connaître les noms qu'on ne t'a pas enseignés. Mais tant que tu porteras des chaînes, ton don sera ton fardeau. Partout, tes ennemis voudront s'emparer de toi.

— Que dois-je faire ?

— Tu es entré trop tôt dans le Monde de l'Amenti. Ta lumière est voilée d'obscurité. Libère-la. Protège ton cœur.

— Comment puis-je me protéger ?

Ma voix tremblait, la mention de mes ennemis m'épouvantait, maintenant que j'étais seul. Jamais je ne m'étais senti aussi perdu et aussi vulnérable.

— Libère ta flamme de la servitude, dit le dieu comme une évidence. Laisse ta lumière s'épanouir dans la nuit, comme un soleil du matin.

— Je ne comprends rien, soufflai-je, désespéré.

Il se tut alors. Comme s'il me laissait le temps de trouver par moi-même le sens de ce qu'il me recommandait. Mais ses mots étaient hermétiques. Je n'avais pas les clefs qui révèlent les vieilles sagesses. Je n'avais rien, en fait. Mon expérience sur Terre était insuffisante. J'avais trop peu vécu, trop peu appris. Auprès de lui, je me serais sans doute élevé, il m'aurait entraîné dans ses pas, jusqu'à moi-même. J'aurais maîtrisé mes dons, j'aurais envisagé les royaumes de l'au-delà. Mais il m'aurait fallu une vie pour me préparer.

Je ne l'avais pas eue.

Libère ta flamme de la servitude.

Mais quelle servitude ? Je n'avais plus de maître. Je n'avais plus que l'absolue solitude. Et la peur. La servitude au fond, était peut-être ce qui me manquait le plus. La sienne du moins.

Je n'avais pas le cœur à jouer aux devinettes, à écouter les sagesses antiques ou à entendre les secrets de l'univers. J'étais trop anéanti pour goûter sur les lèvres des anciens dieux les métaphores oubliées de la Vérité.

Je voulais seulement le retrouver.

— Je cherche mon maître, dis-je. Il n'y a pas de soleil sans lui. Comment puis-je le retrouver ?

— Tu ne le peux pas.

— Il est forcément quelque part ! Pourquoi ne puis-je pas l'atteindre ?

— Parce que tu le cherches.

Je tombai à genoux. Ça n'avait aucun sens. J'aurais dû être furieux qu'il ne réponde pas mieux à mes questions, mais j'étais tout entier la proie de l'écrasant désespoir.

— Je vous remercie pour vos réponses, murmurai-je douloureusement au dieu qui m'avait accordé son temps.

Le silence me répondit, et lentement, avec une difficulté infinie, je me relevai et me détournai de Thot.

— Peux-tu lui offrir les mots dont il a besoin, la formule du manteau protecteur ? demanda au dieu à tête d'ibis mon guide dont j'avais oublié la présence. Il est si vulnérable et tant de choses reposent sur lui.

Thot me regarda de ses yeux d'obsidienne.

— Il a le pouvoir d'apprendre ces mots par lui-même. Mais je consens à les lui enseigner.

En silence, il attendit que je me retourne vers lui, et que j'approche.

— Répète, enfant des hommes, dit-il alors en parlant lentement. « Que les Hiérarchies divines gardent le silence et ne révèlent point les paroles que j'échange avec les Âmes désincarnées ».

Les mots de la formule étaient dans une autre langue que celle que nous parlions jusque-là. De l'égyptien antique, sans doute. Et cette langue était solennelle et triste, pleine de gravité et de beauté, et semblable au granit que n'érode pas le passage des millénaires.

Je répétai les mots avec soin, comme on manipule une très ancienne relique.

« En vérité, mon Nom ne périra jamais… Indestructible est l'Enveloppe qui me protège. Enroulé dans mon vaste manteau de Ciel étoilé, je demeure face à face avec les dieux anciens. »

Alors que Thot disait ces mots, il me semblait que je pouvais voir ce manteau protecteur. Son tissu d'infini, parsemé d'étoiles comme un ciel d'été, se posa avec légèreté sur mes épaules alors que je l'invoquais en écho aux paroles du dieu, et mon corps désincarné qui jusque-là avait été nu et exposé fut alors tout enveloppé de ténèbres rassurantes.

Je ressemblais à mon guide, réalisai-je. J'étais devenu un long manteau qui traîne dans la nuit, moins sombre que lui, cependant, car sur l'étoffe que je portais, on voyait, comme par un jeu de transparence qui aurait éclipsé toute matière, les lueurs lointaines de constellations inconnues.

Je remerciai Thot en m'inclinant profondément et me détournai à regret de la paix de cet endroit où le temps semblait s'être arrêté.

— L'amour éclairé de soi est le commencement et la fin du cœur. Il n'y a que par là que tu guériras.

Je me retournai pour regarder le visage de l'ibis une dernière fois, mais il était assis en tailleur et il écrivait toujours, comme s'il ne s'était pas interrompu.

† - † - †

Nous ressortîmes du temple, mon guide et moi, et il me sembla que mon esprit était moins confus, comme si je me réveillais lentement et m'habituais peu à peu à la lumière du jour nouveau. Je me sentis moins vulnérable, dans mon manteau de ciel nocturne.

— Nous nous ressemblons un peu maintenant, dis-je en lui faisant face.

— Pas vraiment, non, fit-il un peu froidement.

— C'est étrange de ne le demander que maintenant, mais qui êtes-vous ?

— Je suis une vieille connaissance de ton maître. J'ai perçu son énergie en toi, et j'ai cru que c'était lui qui était revenu.

— Où est-il ?

Il ne répondit pas. Son absence, soudain, me causa un choc brutal. Suffoqué, je dus écarter de moi ce sentiment car il m'aurait effondré. Cette souffrance avait le don de me prendre par surprise, avec une violence inouïe, comme si je venais chaque fois de le perdre à l'instant.

Pour me soutenir, je posai ma main gantée de nuit sur le granit du mur extérieur du temple. Il était chaud de soleil et rugueux d'aspérités. C'était tellement réel… Comment tout cela était-il possible ? Où étions-nous ?

— Vous avez parlé de Bélial, sur la rive, dis-je finalement pour changer de sujet. Vous le connaissez ?

— Je les connais tous. Les démons anciens, les rebelles du temps de la Chute.

— Vous êtes son allié ?

— Je ne suis l'allié de personne, pas même le tien. Et je dois te laisser, maintenant que tu as de quoi te cacher aux yeux de tous. Quel est mon nom ?

Sa question me surprit, c'était plutôt à moi de la lui poser. Mais après tout, j'aurais aimé le savoir, et je me concentrai pour le deviner. J'entendis comme un crépitement, un écho, l'amorce d'un son, et puis tout se brouilla, comme plus tôt, sur la rive. Je ne vis que des ténèbres et deux puits de lumière. Je compris alors : c'était sa cape. Son manteau me le cachait comme une éclipse de nuit.

— Personne ne pourra connaître ton nom, ni ton identité, tant que tu ne la révèles pas, m'expliqua-t-il quand il vit que je ne parvenais pas à deviner son identité. Ne prononce pas ton nom, ne dévoile pas qui tu es, ne mange et ne bois rien, sous aucun prétexte, et ne fais confiance à personne.

— Je ne peux pas boire ? Mais je vais…

Mourir.

Ah. La vérité me heurta si violemment que je dus retenir un long gémissement apeuré. J'étais mort. Dans cette chapelle, sur le sol froid, entre les mains de Sydonay, j'étais mort.

Je ne pouvais plus rentrer, ni au manoir, ni à aucun autre endroit. Je n'avais plus de demeure. Et ma famille ? Ma mère ? Et Selenn ? Je remerciai en silence le manteau de Thot de si bien me dissimuler, car mon malheur se serait peut-être répandu dans l'air comme une nappe de ténèbres opaques.

Que n'avais-je pas perdu ? Tous les morts étaient-ils si malheureux et si seuls ? Un peu plus loin, des enfants qui jouaient sous le regard bienveillant de plusieurs femmes occupées à bavarder répondirent à ma question sans le savoir.

— Je vais te laisser. Cette ville est un carrefour et un sanctuaire, ne t'en éloigne pas.

— Vous partez ? Vous… Vous allez revenir ?

— Oui.

— Quand ?

— Je l'ignore. En attendant mon retour, tâche… de ne pas mourir.

Je perçus un mélange de moquerie tragique dans cette phrase. Ce n'était pas amusant. C'était même cruel. Il ne me devait rien, mais il me laissait tout de même là, je ne savais où, seul, sans savoir que faire ni où aller, dans un monde où mes ennemis devaient être innombrables. Cela n'aurait pas dû être un sujet de plaisanterie, ou en tout cas mon humeur était trop sombre pour en sourire.

Sans un mot de plus, sans un conseil qui m'aurait permis de me débrouiller seul, il partit. Il s'éloigna et vers le milieu de la place du temple, il me sembla que l'air se déchirait et que par la brèche entrouverte, on apercevait un autre monde, plus sombre, aux couleurs très différentes et qui vibrait d'une densité bien supérieure à celle d'ici, où l'atmosphère semblait si légère.

Il passa à travers la déchirure qui se referma, et il n'y eut plus rien.

† - † - †

Je demeurai longtemps immobile, perdu dans mes pensées. Je cherchais au fond de moi la signification des paroles de Thot. Mais ses mots me semblèrent d'absconses banalités qui auraient pu être récitées à toutes les âmes égarées. Et y réfléchir finit par m'agacer.

Trop las, j'écartai toute pensée. Le soleil poursuivait sa course, mais c'était pourtant comme si le temps n'existait pas. Les enfants ne cessaient pas de jouer, ils couraient et riaient sans se fatiguer. Et deux des femmes qui les surveillaient les abandonnèrent longtemps pour prier dans le temple, du moins je le supposais. Quand elles revinrent, elles discutèrent à nouveau avec les autres, et ce fut comme si elles n'avaient jamais bougé.

La perception du temps était incompréhensible à mon esprit encore trop habitué à la vie. Plusieurs fois, je me dis qu'il faudrait peut-être que je mange quelque chose, ou que je boive, ou que je demande mon chemin à quelqu'un. Mais je ne devais rien manger et rien boire, sur ordre d'un parfait inconnu, et je devais me méfier de tout le monde.

De toute façon, quel chemin aurais-je pu demander ? Celui de l'autre rive ? Du royaume des vivants ? La route pour le retrouver, lui ? Personne n'aurait pu me répondre. Et je m'enfonçai dans une immobile apathie qui dura bien après le crépuscule.

J'aurais voulu être un fantôme, une âme en peine pleine de tristesse et de regrets, qui hante les lieux où elle a vécu. J'aurais hanté le manoir. Je l'aurais habité sans le quitter, jusqu'à ne plus savoir ce que je faisais là. J'aurais regardé notre appartement vide, le lit où nous dormions, l'horloge des Horaces…

Repenser à cet objet pourtant si banal me fit l'effet d'un coup de couteau et je m'effondrai en larmes, lamentablement, à la manière d'un type bourré d'une autre époque, honteusement vautré contre le temple d'un dieu comme on s'affale contre le mur d'un bar. C'était stupide de pleurer pour ça… Ce bibelot était tellement laid.

Je finis assis dans ma cape de ténèbres, à regarder le ciel. Des bribes de souvenirs remontaient par moments à ma conscience : ses bras autour de moi dans le bain, son visage effrayant quand j'étais venu réclamer un second contrat, son regard qui me cherchait dans une foule de visages et le changement subtil de son intensité quand ses yeux accrochaient les miens…

Malgré tout cela, j'étais incapable de me souvenir de son nom, comme si je ne l'avais jamais su. Il semblait que tout devait m'être arraché. Je ne possédais plus qu'une cape de nuit, et des regrets trop grands pour moi.

La nuit ne finissait pas. Il me sembla qu'elle devait durer toujours, à tel point que je fus surpris de voir surgir l'aube.

J'avais passé une nuit longue comme l'éternité, à contempler le néant que j'étais devenu, sans comprendre. Il m'avait abandonné pour que je vive ça ? Cette souffrance ? Ce vide infini ?

Pourquoi ?

Il m'avait laissé là, seul, aux mains de démons qui eux n'avaient pas attendu pour m'ôter la vie. J'avais oublié jusqu'à son nom et les contours de son visage s'estompaient dans mon esprit comme le souvenir d'un rêve déjà presque oublié.

J'étais en enfer, réalisai-je. Il n'y avait pas de flammes, pas de torture éternelle, mais c'était bien un lieu de souffrance sans fin, l'endroit où il me manquerait pour toujours ce que j'avais de plus précieux. Et il avait choisi de me condamner à cela…

C'était trop absurde. Et l'insoutenable réalité, comme dans un mouvement de panique, me donna la force de me lever. J'époussetai le sable accroché aux ténèbres de ma cape et je marchai au hasard, bousculé par l'horreur sourde au fond de moi. Les lourdes larmes qui roulaient sur mes joues étaient avalées par les ombres de mon manteau.

Mais ce lieu n'avait rien d'infernal et les lueurs de l'aube m'apaisèrent un peu. La ville s'anima rapidement et au milieu des costumes d'autrefois, un vêtement d'une autre époque ou d'une autre civilisation troublait parfois l'harmonie de la cité égyptienne. Alors que je découvrais la Nouvelle Khemenou, j'eus l'impression de contempler un patchwork et cela m'évoqua la bizarrerie des aéroports internationaux où l'on parle toutes les langues, accepte toutes monnaies et rencontre le monde entier. Ma cape étrange ne passait pas inaperçue mais les gens d'ici ne semblaient plus s'étonner de rien, et leurs regards, s'ils s'arrêtaient sur moi un instant, se détournaient l'instant d'après sans me porter plus d'intérêt.

Je marchais dans les rues au hasard, un peu réconforté par toute cette vie, les éclats de rire, les voix criardes des marchands de rue l'attrait exotique de ce lieu de magie me calma. La douleur était toujours là, sourde, affreuse, mais la distraction du jour me faisait du bien. Je m'arrêtai sur les hauteurs d'un quartier de riches villas, pour observer le fleuve et les jeunes pêcheurs aux bras forts sur leurs embarcations de papyrus.

Il était si étrange d'être là. Je me sentais comme un voyageur du temps, un intrus au regard curieux. Les démons éprouvaient-ils un sentiment semblable quand ils revenaient sur Terre après une longue absence et découvraient notre monde transfiguré ? Je songeai à Malphas demandant à Evan où se déroulaient les exécutions publiques… Mais même ce souvenir ne parvint pas à me tirer un sourire.

Je fus étonné de constater que je n'avais ni faim, ni soif, malgré le soleil qui montait dans le ciel. Sous ma cape de nuit, je n'avais pas chaud non plus. L'idée de ne plus avoir de corps matériel était dérangeante et je préférai ne pas y songer.

Je marchai longtemps au hasard, descendant vers les rives du fleuve. Et au milieu de ma souffrance, un ravissement étrange me saisit. J'étais dans l'Autre Monde. J'avais rejoint le mystère, je connaissais la réponse de la vie après la mort et c'était une réponse très colorée. Je n'aurais pas dû être si surpris, après tout, mon maître m'avait prévenu, j'étais destiné à le suivre dans cette existence. Mais le savoir et s'y trouver étaient deux choses très différentes. On ne pouvait pas imaginer un lieu comme celui-là parce que malgré tout ce qui ressemblait à la Terre, jusque dans les détails d'une banalité qui aurait ennuyé même l'archéologue le plus passionné, quelque chose ici dissonait. Le temps lui-même semblait détraqué, la matière était différente, fragile, presque irréelle, alors que la lumière, elle, paraissait palpable, chargée de force et de quelque chose qui ressemblait à la vibration d'une émotion puissante.

Mes pas m'avaient mené jusqu'au bord du fleuve et je me penchai au-dessus de l'eau. L'onde claire me renvoya le reflet d'un long manteau noir découpé dans le ciel bleu. À la surface du tissu scintillaient de lointaines étoiles et dans les ténèbres de la capuche, je devinais l'éclat vert de mon regard.

Comment arrivait-on ici ? Si loin de chez soi, si loin de ce qui comptait… J'avais pourtant tout fait pour éviter cela. J'avais dépensé tant d'énergie à essayer d'échapper à cette fatalité. Ma propre mort, pourtant, m'était presque indifférente. Mais alors que je dévisageais le vide sidéral dans mon reflet, une pensée atroce me percuta et paralysa tout mon être.

Je me souvins de nos mains qui n'avaient pas pu s'atteindre dans la chapelle, de sa voix qui m'appelait, impuissante, et de l'ombre qui l'engloutissait.

Peut-être alors l'avais-je vu pour la toute dernière fois. Et je n'avais même pas pu lui dire au revoir.