1492 : Rencontre avec les Taïnos

Note : Voici mon 2e OS original. Il est cette fois-ci fortement basé sur un contexte historique. J'ai essayé d'être le plus fidèle possible aux événements. Je m'excuse pour les fautes qui pourraient rester, les incohérences et autres coquilles qui doivent joncher mon texte. Je n'ai malheureusement pas de correcteur... Bonne lecture !


1492. Découverte de l'Amérique par Christophe Colomb. Sur la Santa Maria, vingt hommes s'impatientaient. Depuis plusieurs heures déjà, l'Inde miroitait sous leurs yeux ébahis. Plusieurs heures à apercevoir la terre après trente-cinq jours passés en mer. Plusieurs heures à attendre le retour de l'explorateur.

En mer, Christophe Colomb, nommé Amiral par la Reine, commandait ses trois navires d'une main de fer, et le voilà maintenant à terre, ses hommes l'observant depuis le pont. Tout comme la reine Isabelle, son équipage le respectait et l'écoutait. Parmi les hommes se trouvait un jeune marin, ignoré de l'histoire : Niccolo Andrei.


Niccolo faisait partie de ces jeunes hommes à la recherche d'un travail, plus intéressé par une paye promise par Isabelle la Catholique que par la découverte d'une nouvelle route vers l'Inde. Pourtant, son intérêt alla croissant une fois en mer, et tandis que les marins s'insurgeaient contre la durée du voyage (trop longue à leur goût), Andrei s'intéressait à la quête qui les attendaient.

L'espoir d'une gloire éternelle et l'anticipation d'aventures merveilleuses lui permettaient de garder le moral et d'affronter chaque jour avec la même détermination. Certains de ses camarades finirent par l'appeler l'optimiste en raison de sa joie constante. Parmi les hommes abîmés par la mer, Niccolo se dressait comme un phare au milieu de la tempête.

Même si la découverte d'une nouvelle route maritime ne l'intéressait guère, il n'était pour autant pas ignare en termes de bateaux. Habitué des ports, Niccolo reversait chaque mois une part de sa solde de calfat à sa mère et à ses jeunes frères et sœurs qui vivaient en Italie. Il partageait son logement avec plusieurs autres employés du port, et les quelques sous qui lui restaient suffisaient à payer vêtements et nourriture.

Ces derniers temps, il devenait de plus en plus compliqué de se faire payer. Les compagnies manquaient de fonds et retardaient, voire « oubliaient », la paye de leurs employés. Alors, lorsque Christophe Colomb et la reine d'Espagne se mirent en quête d'un équipage de quatre-vingt-dix hommes, Niccolo sauta sur l'occasion, quittant sa mansarde et assurant un salaire complet à sa famille pour les deux semaines à suivre.

Seulement, le voyage s'éternisait, contrairement aux pronostiques de Colomb. Les vivres finirent par manquer et les rats qui envahissaient la cale burent les dernières gouttes de vin. Colomb fit échouer une première mutinerie, et sans cette île apparue à l'horizon, une seconde aurait éclaté.

Or aujourd'hui, cette même terre semblait inaccessible. Colomb avait pris place dans une barque avec quelques hommes, tandis que le reste de l'équipage gardait de pied ferme les trois navires, attendant le retour de leur Amiral. Mais en ce 12 octobre 1492, l'explorateur semblait dépourvu de cette énergie qui le caractérisait tant. Comment expliquer autrement le temps qu'il mettait pour revenir à bord ? Les Indiens connaissaient l'Espagne, et s'ils ignoraient la figure de Christophe Colomb, ils connaissaient son nom, puisque les journaux d'Europe le citaient depuis des mois. Il s'agissait du Prophète des Routes Maritimes, comme certains se plaisaient à l'appeler. Que le Prophète revienne donc à bord et donne l'autorisation aux hommes d'accoster.

Niccolo observait d'un air rêveur la terre lorsqu'un des hommes vint lui parler.

« Hé, l'optimiste, t'sais ce qu'il s'passe là-bas ?

— Absolument pas. Mais j'aimerais bien le savoir.

— T'yeux d'Italien n'sont pô assez perçants ?

— Je n'ai plus grand-chose d'Italien, depuis le temps que je vis en Castille, répondit Niccolo avec un petit rire.

— Hum… Juan ! héla l'homme à un autre.

— Quoi ?!

— T'y vois quelqu'chose 'vec ta longue-vue ?

— Faut que t'arrêtes avec ton accent français, Thomas, répondit Juan. Tout le monde sait que tu parles le castillan aussi bien que l'optimiste.

— Et 'lors ? Si j'veux pô ?

— Mouais. Et pour te répondre, non, j'y vois pas.

— Si tu la mettais à l'endroit, ça aiderait aussi, » l'aiguilla Niccolo.

Juan sortit l'œil de sa longue-vue, l'observa un instant, et la remit dans le bon sens. Andrei leva les yeux au ciel, toujours étonné, même après trente-cinq jours en mer, par la bêtise de certains de ses compagnons.

« C'est mieux, maintenant ? demanda-t-il.

— Ouais. Ce n'est pas pour autant que j'y vois plus de choses. Je n'y vois rien avec cette croix et ces drapeaux. Qui est l'abruti qui a pris ça avec lui ?

— Ils ne vont pas y rester toute la journée. Ils devraient rentrer ce soir, proposa Niccolo.

— T'parles ! 'Vec c'qui reste à grailler sur c'bateau, vont pas s'presser pour r'venir ! »

Juan et Thomas s'en allèrent râler ailleurs, tandis que l'Italien restait là quelques instants de plus. Il profitait de l'air marin qui caressait doucement sa peau dorée par le soleil, et faisait onduler ses cheveux blondis par le sel. Sa tignasse châtain se paraît désormais de reflets or, et une barbe roussie, qui devenait de plus en plus fournie, lui couvrait les joues. En mer, l'eau potable se faisait trop rare pour que les hommes la gaspillent, et les imberbes regrettaient vite de l'être, lorsque leurs joues commençaient à se creuser, les transformant d'Apollon en Héphaïstos.

Les embruns venaient refroidir les mains asséchées de Niccolo, et provoquaient de minuscules brûlures sur les microcoupures qui parcourraient ses mains. La douleur ne le dérangeait plus. Le métier de calfat abîmait les mains plus sûrement que le temps et le jeune marin ne connaissait plus ses mains autrement que tordues, et pleines de cales. Au fond de lui, ses mains faisaient sa fierté, preuves d'une vie de labeur. Il ne se voulait pas les mains d'une dame de la cour où la douceur avoisinait celle de la soie.

« Ah ! C'doit être le signal ! »

Niccolo releva la tête. Au loin, un des hommes secouait le drapeau castillan. Sans perdre un instant, Niccolo saisit sa gourde, et sauta dans la deuxième barque. D'autres hommes le rejoignirent et ensemble, ils mirent l'embarcation à l'eau. Deux marins commencèrent à ramer et lentement, tous atteignirent la terre ferme.

Même avec les pieds posés au sol, Niccolo sentait la terre tanguer sous lui. Avec ses compagnons, il fit quelques pas au sol, et se sentit aussi maladroit qu'un jeune faon. Quand tous retrouvèrent leur équilibre, ils tirèrent la barque sur le sable et rejoignirent leur employeur.

Lorsque le petit groupe se trouva à hauteur des Espagnols, ils comprirent ce qui prenait autant de temps à Colomb. Ou bien les Indiens différaient en tout point des représentations arrivées jusqu'en Europe, ou bien l'explorateur venait de débarquer dans le mauvais pays. Mais auquel cas, où étaient-ils ? Car les femmes devant eux ne portaient le sari traditionnel. Au contraire, elles exhibaient leur nudité avec fierté. Certaines s'habillaient d'une simple pièce de tissu rectangulaire, juste assez grande pour cacher leur sexe. Seuls certains hommes cachaient leurs parties génitales, les autres se présentaient nus comme un ver, seulement vêtus des tatouages qui parcouraient leur peau.

Malgré lui, l'Italien sentait son intérêt piqué par ces hommes à la peau ocre et couverte d'arabesques colorées. Leurs visages possédaient une régularité que Niccolo ne trouvait pas chez les Européens, et leur corps fermes et musclés attiraient le regard de l'Italien. Ces gens semblaient si calmes et tellement différents des Européens ou des Chinois. Ils cherchaient à se faire comprendre auprès Christophe Colomb. Aucun des deux peuples ne semblaient animés d'intentions mauvaises. Ils ne cherchaient qu'à communiquer.

Doucement, Niccolo se rapprocha du premier groupe, espérant entendre cette langue ignorée de l'interprète devenu inutile. Derrière les indigènes, dans la forêt, apparaissaient de nouvelles personnes, qui tenaient dans leurs mains des animaux étranges, au bec recourbé et aux plumes colorées de jaune, de vert ou de rouge qu'ils désignaient sous le terme de Higuaca ils apportaient des armes qu'il n'avait jamais vu des pelotes d'un matériau que Niccolo ignorait. Tout ce que ces gens présentaient émerveillait le calfat et lorsque Colomb ordonna à un de ses hommes de ramener des bonnets, et des perles de verre, Niccolo sentit poindre en lui une amertume désagréable. Amertume qui s'accentua lorsqu'il entendit l'Amiral dire à son second : « Ils sont dociles. Ils feraient de bons esclaves. » Mais l'Italien ne pouvait protester : la douceur de ce peuple les rendrait appréciables aux yeux des Européens.

« Eh, Niccolo, mise un peu s'qu'y'z'apportent. C'serait d'l'or qu'ça m'étonnerait pô ! Mordible, j's'rais pas cont' une ou deux pépites !

— La ferme, Thomas !

— Quoi ? C'pas comme s'ils nous comprenaient !

— Il a raison, l'optimiste. Il est bien beau, l'interprète, mais il n'y entend rien à ce qu'il se raconte, » ajouta Ferdinand, un autre marin.

L'Amiral jeta un coup d'œil vers eux, et les deux hommes se turent. Pourtant, Niccolo savait que le Génois les avait entendus. En effet, la prochaine question de l'explorateur traitait de l'or et à force de gestes, il finit par se faire comprendre et par obtenir l'information désirée : sur une île plus éloignée se trouvait des filons inexploités qui n'attendaient que les Européens. La richesse corrompt les cœurs les plus purs, et sitôt l'information saisie, les conquistadors ne souhaitèrent plus que rejoindre cet Eldorado.

C'est ainsi que le 28 octobre, guidés par quatre Indiens embarqués à bord, les hommes accostèrent sur l'Eldorado. Tandis que l'explorateur racontait à l'équipage qu'il se savait au Japon, Niccolo pensait en son for intérieur que le cartographe ferait bien de réviser ses cartes maritimes. Les hommes qu'ils croisaient, la nourriture qu'ils découvraient ne ressemblaient en rien aux descriptions des marchands asiatiques. Et tandis que Colomb s'obstinait dans sa découverte du Nouveau Monde, le capitaine de la Pinta, espérant la reconnaissance de la couronne, s'en alla à la découverte de l'île sans informer le Comodore. Après quelques jours passés à la recherche de la Pinta, Colomb décida, avec les deux bateaux restants, de continuer sa route, accostant sur différentes îles, découvrant de nouvelles peuplades.

L'Italien passait son temps à observer les quatre Taïnos qui se trouvaient à bord de la Santa Maria. Ces hommes du Nouveau Monde intriguaient Niccolo. Leur langue ne ressemblait en rien à celles du Vieux Continent. Des sons, qui lui semblaient impossible à prononcer, sortaient des lèvres de ces chasseurs aux cheveux d'ébène. Thomas et Juan se sentaient délaissés, mais aucun sentiment de culpabilité ne venait noircir le cœur du jeune calfat. Ces quatre individus, quoiqu'en dise le prêtre, semblaient vivre en parfaite communion avec la nature. Si leurs premiers pas sur le pont de la caraque se firent maladroit, ils retrouvèrent rapidement la grâce et la félinité qui caractérisait chacun de leurs mouvements. Même après un mois passé en mer avec les conquistadors, ils continuaient de s'émerveiller face aux multiples cordages et à la fluidité avec laquelle la nef brisait les vagues. La magie qu'ils trouvaient dans les inventions techniques ravissait Niccolo, et lui permettait de comprendre mieux les différences culturelles qui séparaient leurs deux cultures. La simplicité qui habitait leur cœur charmait le jeune Italien. Il retrouvait en eux une âme d'enfant, perdue par la société occidentale rendue avare par l'or et l'argent.

Colomb et le prêtre cherchaient à leur imposer une vision du monde, et un mode de vie qui ne correspondaient pas à la manière de penser des Taïnos. Pour ces deux raisons-là, certains des marins considéraient les quatre Indiens comme des incapables, des individus inférieurs qui ne pouvait que se sentir reconnaissant de connaître enfin le bonheur du monde civilisé. Pourtant, aux yeux de Niccolo, les chasseurs ne semblaient pas malheureux.


Le 6 décembre, Colomb accosta sur une nouvelle île, où certains de ses hommes devaient rester.

Contrairement aux hommes Taïnos rencontrés, les habitants de cette île, vite renommée Hispaniola, se firent plus craintifs. Mais leur comportement ne repoussa en rien les marins, attirés par l'appât du gain.


Malgré leur défiance, les Indiens d'Hispaniola firent preuve de générosité envers les Espagnols. Tous les deux ou trois jours, ils apportaient aux Européens ce qu'ils souhaitaient le plus : de l'or et un peu de nourriture. Celle-ci ne suffisait pas à nourrir tout l'équipage, mais elle permettait de tisser des liens entre les deux peuples. Car même si les Espagnols possédaient maintenant quatre Taïnos, ces derniers ne maîtrisaient pas suffisamment la langue latine pour servir d'interprètes.

Néanmoins, Andrei commençait à saisir certains des mots. Seulement les plus courants et les plus prononcés par les Taïnos. Comme Caona ou Tuob qui semblaient désigner tous les deux l'or, deux mots que tout le monde connaissait à bord… Pour une raison que Niccolo ignorait, les Taïnos les appelaient souvent Naguacoquio. Ne pas savoir lorsqu'un terme se voulait injurieux ou non irritait profondément Niccolo, et de-là découlait son intérêt pour la langue.


Un jour ou deux après avoir accosté, Colomb autorisa ses hommes à venir sur l'île et progressivement, un petit camp sortit de terre. Les Européens finirent par se sentir à l'aise dans ce village improvisé. De fait, quelques tentes se dressaient, mais la plupart des hommes dormaient encore sur le bateau. En réalité, il y avait peu de contacts réels entre les marins et les Taïnos. A part les dons d'or et de nourriture, chacun restait dans son coin. La chef de la tribu venait de temps en temps, observait les conquistadors et leurs outils, communiquait quelques mots à un de ses hommes, et repartait. Chacun s'accommodait à son rythme à cette race du bout du monde.

Niccolo attendait la visite des indigènes avec impatience. Avant de rencontrer les Indiens, il ignorait tout de son homosexualité, mais les muscles fermes qui roulaient à chaque mouvement des Indiens, la délicatesse avec laquelle ils apportaient leurs présents, témoignage de la mesure de leurs gestes, attirèrent Niccolo comme le miel attire les abeilles. La paix et la sérénité qui se dégageaient de ces hommes émerveillaient l'Italien, et chaque fois qu'un d'entre eux se trouvait dans les parages, il sentait une douce chaleur naître dans son bas-ventre, avant de se diffuser dans le reste de son corps. Là où les Espagnols voyaient de parfaits esclaves, Niccolo y apercevait un peuple libre, fort de ses origines et de sa culture. Pourtant, il n'osait les approcher. Le regard de ses compagnons importait trop pour qu'il mette en jeu sa réputation forgée lors du voyage.


Le soir venu, les hommes retournaient sur le bateau, et seuls quatre marins restaient à terre. Parmi eux se trouvait Niccolo. Les regards de Juan et Thomas commençaient à le fatiguer. Tous deux saisissaient l'attachement qu'avait le jeune calfat pour les Indiens, et ils ne le comprenaient pas. Ils ne cessaient de l'importuner avec des réflexions gênantes ou avec des regards appuyés dès que l'un des quatre Taïnos amenés à bord se trouvait à proximité. C'est pourquoi, malgré les nuits fraîches, Niccolo se sentait plus à l'aise sur terre et s'était porté volontaire pour garder le campement.

La plupart des nuits se passait dans le silence. Le bruit des vagues s'échouant le sable, le vent qui caressait les feuilles, et le feu qui crépitait doucement au milieu des tentes rythmaient ses veilles.


Une nuit, alors qu'il montait la garde, le craquement d'une branche s'ajouta aux autres sons nocturnes. Plissant les yeux, Niccolo chercha à trouver la source du bruit entre les arbres, mais la nuit, sans lune, ne lui permettait pas de connaître l'animal. Une autre branche craqua.

« Qui va-là ?! » fit-il tout haut.

Les marins bougèrent dans leur sommeil, mais aucun ne se réveilla. Rapidement, il réfléchit. Aucun animal sensé ne s'aventurerait aussi prêt d'un feu, et la présence d'un homme suffirait à le faire fuir. Non, seul un autre homme viendrait aussi prêt d'un camp. Et puisque les marins dormaient, à terre ou dans la nef, seul un Taïno pouvait se cacher entre les branches.

Lentement, Niccolo baissa son canon à main, et reprit sa position initiale : assis en tailleur, face au feu. Il ne savait combien de temps s'écoula avant que l'autre homme ne s'approchât. Il s'agissait bien d'un Taïno. L'Indien s'installa de l'autre côté du foyer, dans la même position que l'Italien.

Le souffle de Niccolo se bloqua dans sa poitrine. L'homme qui se trouvait devant lui était, sans aucun doute, la personne la plus belle que le calfat ait jamais rencontrée.

Le feu accentuait l'ombre de ses traits. Son visage, bien proportionné, reflétait la sagesse et l'assurance de cet homme. La tresse, passée par devant son épaule, attira le regard de Niccolo, portant son attention sur les pectoraux saillants, et les abdominaux dessinés de l'Indien. A la lueur des flammes, sa peau se teintait d'un rouge que Niccolo ne connaissait pas et le reflet du feu donnait vie aux tatouages de l'Indien. Et lorsqu'il cessa de détailler le nouvel arrivant, et qu'il détourna le regard afin de ne pas fixer les parties intimes de l'Arawak, Andrei découvrit le regard profond de l'Indien. Ses yeux noirs pétillaient de malice, et d'une autre émotion qu'il ignorait. Que les prêtres rangent leur Bible. Les Anges ne se trouvaient pas au Ciel, mais sur Terre.

Par-dessus le feu, le Taïno tendit la main, et déroula ses longs doigts. Niccolo observa quelques secondes ce membre, avant de répéter le geste et de venir appliquer sa paume contre celle de l'Indien. Sentir la pulpe de ces doigts sous les siens émerveillait le calfat. Lentement, l'autre homme retira sa main, et vint caresser celle de Niccolo. Il s'agissait à peine d'un effleurement, mais il électrifia l'Italien.

« Heketi, » fit le Taïno en touchant son pouce.

Yamoka, il toucha l'index. Canocum, le majeur. Bibiti, l'annulaire. Et il s'arrêta là. L'auriculaire de Niccolo se trouvait dans l'estomac de quelque rat des ports. Il se l'était coupé lors d'un de ses premiers travaux.

Lentement, Niccolo redressa la main droite. Les sourcils du Taïno se détendirent. Cinq. Cinq doigts pareils aux siens. Le cœur battant, Niccolo baissa ses mains, et resta immobile. Par-dessus le feu, il continua d'observer l'Indien jusqu'à ce que celui-ci ne reparte avec le jour.

Le deuxième soir, le Taïno se présenta. « Yacahüey, » fit-il en se tapant la poitrine. Il répéta plusieurs fois, détaillant chaque syllabe, avant de désigner Niccolo de la main. Se désignant à son tour, l'Italien s'annonça. « Niccolo. »

Entendre la voix de l'Indien fit courir un frisson le long du dos du calfat. La voix basse et profonde de Yacahüey réchauffa le blanc plus rapidement que le feu. Les deux hommes continuèrent d'échanger des mots, désignant les parties de leur corps et donnant leur nom dans chacune des deux langues.

Dès lors, l'Indien reparu chaque nuit. Il venait toujours seul. Leurs rencontres suivaient le même schéma. L'indigène arrivait, s'installait face à Niccolo, puis tendait la main par-dessus le feu. Le châtain y collait sa paume, et passées quelques minutes, un échange commençait entre les deux hommes. L'un ou l'autre apportait un objet qu'il présentait dans des phrases simples et qu'ils accompagnaient de gestes.

Même si Niccolo adorait ces moments passés avec Yacahüey, il ne pouvait s'empêcher de craindre pour lui. Si l'un des marins le savait ici, et les voyait, il signait leur arrêt de mort à tous les deux. Colomb emprisonnerait l'Indien et le réduirait en esclavage. Andrei, quant à lui, se savait promis aux fers pour le restant de sa vie. Pourtant, il n'y avait pas lieu de s'inquiéter, et aucun événement majeur ne survint avant Noël.


Les jours se ressemblaient tous, mais il se trouvait toujours quelqu'un pour se rappeler la date, et ce encore plus le jour de la naissance du Seigneur Jésus Christ. Tous les catholiques respectaient ce jour, symbole de la chrétienté et, synonyme plus terrestre, d'un bon repas.

Pour l'occasion, les hommes montèrent des tables et préparèrent un repas plus que convenable, compte tenu des circonstances. Les rires fusaient dans tous les sens, et chacun, pour la première fois depuis leur départ, se sentait chez lui.

Pourtant, Niccolo se tenait en retrait. Ses pensées se tournaient vers Yacahüey, et de nombreuses questions tournaient dans sa tête. Il se demandait si son clan faisait aussi quelque chose en ce soir de Noël, si le 24 décembre symbolisait quelque chose dans leur culture.


Au cours du dîner, les quatre Indiens habitant la nef avec les hommes entamèrent une danse autour du feu. Aucune musique n'accompagnait leurs pas, mais leur chorégraphie envoûtait Niccolo. L'Italien savait que pour ces hommes-là, ce jour ne représentait rien, mais ils semblaient comprendre l'importance qu'il avait pour les Européens, et à leur manière, ils participaient aux festivités.

« Mortecouille ! fis Thomas, en observant les quatre danseurs. Si le prête v'lais pas éduquer c't'Indiens-là, j'm'en f'rai bien une francherepue !

— Tu ne vas tout de même pas les manger ! s'offusqua Niccolo.

— C'vrai que Mônseigneur Andrei s't'accoquiné avec les Indiens, fit-il après un haussement d'épaule, le ton trahissant une alcoolémie déjà élevée chez le Français.

— Mais pas du tout ! répondit-il un peu trop rapidement. Ce sont surtout des hommes, comme nous !

— Des humains, tu dis ? Releva Juan, proche de Thomas, comme toujours. Qui te dit que c'en est ?

— Tu les as vu comme moi ! Ils nous ressemblent !

— C'toi qui'l dit, l'optimiste ! Moi, j'vois rien d'aut' que des… fit Thomas en faisant un mouvement vague avec ses mains, qui n'parlent pô comme nous et qu'font les fol dingos. »

Niccolo ne trouva rien à répondre, et se contenta d'un pincement de lèvres mécontent. Était-il le seul à considérer les Indiens comme des égaux ? Certes, des différences entre les deux cultures subsistaient, mais physiquement, ils possédaient les mêmes attributs. Deux bras, deux jambes. Les fesses rebondies des femmes et leurs seins pleins ressemblaient en tous points à ceux des Européennes. Le pénis et les testicules des hommes se balançaient entre les jambes des Indiens comme celles des Espagnols. Tous chiaient de la même couleur. A part la teinte ocre de leur peau et les étranges dessins qui parcouraient leurs corps, rien ne distinguait un indigène des hommes du Vieux Continent. Et seul Niccolo semblait le remarquer. Pour les autres, leurs rites étranges, leurs coiffures, leurs piercings et leurs tatouages représentaient autant de signes du Démon, ou, tout au mieux, d'une absence d'humanité et de civilisation. Il fallait donc de toute urgence remédier à cette erreur divine et inculquer à ces sauvages la connaissance de Dieu et Sa parole. Si leur condition d'être inférieur ne leur permettait pas de comprendre Son existence, ils deviendraient esclaves ou disparaîtraient. Dieu ne pouvait permettre l'existence d'une race L'ignorant. Et savoir que ses compagnons ne voyaient en Yacahüey et les siens qu'un peuple à asservir révoltait Niccolo.

Énervé contre les fêtards, l'Italien finit par s'éloigner en direction de la forêt. L'alcool embrouillait l'esprit de ses camarades, et aucun ne le remarqua.

Arrivé à la lisière, il s'adossa à un arbre, et observa ses compagnons boire, rire et se remplir la panse comme s'il n'y avait pas de lendemain. Derrière lui, la forêt chuchotait des mots de liberté et de tolérance que la mer, face à lui, semblait rejeter sur le rivage. Leurs murmures apaisaient le châtain. Il lui semblait que la nature l'encourageait à rester ici. Depuis presque vingt jours, la nef restait amarrée, et Niccolo ne se voyait pas y retourner.

Le roulement de la mer, l'odeur rance des cales, l'humidité constante, la promiscuité avec les autres marins étaient autant d'éléments qui le poussaient à rester ici. Et si sa famille ne trouvait pas de l'autre côté de la mer, il resterait sans hésitation. Mais il ne le pouvait. Sa solde aidait grandement sa mère et ses frères et sœurs. La plus jeune de ses sœurs devait s'approcher des 12 ans, maintenant. La dernière fois qu'il avait croisé son regard cyan, elle marchait à peine. De sa famille, il ignorait tout désormais. Seules les lettres que lui envoyaient sa mère, de plus en plus irrégulièrement, lui rappelait qu'ailleurs, dans un autre pays, il existait pour quelqu'un. Mais la dernière lettre datait maintenant de janvier, et les quelques mots difficilement griffonnés sur le papier informaient à peine Niccolo de la situation de sa famille. « Merci pour l'argent que tu nous donnes. On n'y arriverait pas sans toi. On va bien. Mama Luisa. »

En y repensant, Niccolo doutait sincèrement de manquer à qui que ce soit. Sa mère ne le saluait même plus, et signait Mama Luisa, comme elle le ferait pour un étranger. Il vivait en Espagne depuis maintenant 10 ans, autant que le temps passé en Italie. A part un léger accent, il ne restait plus grand-chose d'Italien en lui.


Le craquement d'une branche derrière lui le fit se retourner. Yacahüey se tenait légèrement en retrait, et le regardait. Niccolo ne savait pas depuis combien de temps il l'observait, mais il soutint son regard sans ciller. Comme lors de leurs échanges précédents, Yacahüey tendit la main, et le calfat vint y apposer la sienne. Mais au lieu de détendre son bras, l'Indien vint nouer ses doigts à ceux de l'Italien et le tira à lui.

Le cœur de Niccolo battait à tout rompre, et avec ses sens développés, l'Indien devait l'entendre. Pourtant, il ne relâcha pas sa main et au contraire, il s'enfonça dans la forêt, guidant son ami à travers les arbres. Yacahüey se repérait dans la forêt avec une facilité déconcertante. Plusieurs fois, ils changèrent de direction, évitant sûrement un danger que le châtain ignorait et ne concevait même pas. La main chaude qui serrait la sienne, les jambes musclées qui franchissaient tous les obstacles, le dos puissant qui lui barrait la vue et l'odeur rassurante de l'Indien engourdissaient les sens de Niccolo. Il suivait l'autre homme sans se poser de questions.

Finalement, Yacahüey s'arrêta et il décala l'Européen pour le placer à ses côtés. La lune brillait fortement ce soir-là, et sa lumière éclairait tout d'une lueur pale, mais cette même lueur qui rendait la scène magnifique.

Devant les deux hommes s'étendait un bassin où venait mourir l'eau limpide d'une cascade Le feuillage formait un mur autour de l'eau, et semblait protéger la source. Les gouttelettes déposées par la pluie sur les feuilles brillaient comme de petits diamants. Mais le plus impressionnant restait le fond de l'eau. Les étoiles du ciel tapissaient le sol, et illuminait toute la source d'une douce lueur bleutée.

« C'est magnifique ! souffla Niccolo.

— Ma… gni…fique, » répéta Yacahüey.

Niccolo se tourna vers l'Indien, un sourire illuminant son visage. Il montra la source d'un geste de la main.

« Magnifique. » Tu es magnifique, voulait-il dire. Mais comment le prendrait-il s'il le désignait lui aussi comme magnifique ?

« Ma… gnifique, » fit avec plus de conviction l'Indien. A défaut de comprendre réellement le sens du mot, il en percevait sa dimension positive. Il hocha la tête deux ou trois fois, un sourire se dessinant sur son visage. Il détailla les expressions de Niccolo, semblant y chercher quelque chose, puis lorsqu'il le trouva, il lâcha sa main et retira son pagne.

Pudiquement, Niccolo détourna les yeux, timide face à la totale nudité de Yacahüey. Celui-ci ne lui laissa pas le temps s'y attarder. Il attrapa sa main, il caressa la paume de l'Italien, puis sauta dans l'eau. Il fit quelques brasses, puis fit lui fit signe d'entrer dans l'eau.

Niccolo se délecta quelques secondes de la vision de cet Apollon sauvage nageant nu, avant de retirer progressivement ses vêtements. Il délaissa ses chausses, et ses habits, sous le regard attentif de Yacahüey. L'Italien hésita légèrement, puis il se débarrassa de ses sous-vêtements, laissant sa culotte au sol. Sur sa peau dévêtue courrait une légère brise qui lui donna la chaire de poule. Il ignorait avant ce moment la douceur du vent, et le confort de l'absence de la nudité.

Sans plus attendre, il rejoint Yacahüey dans l'eau, sautant à son tour dans le bassin. Avec la lourde humidité de la forêt, l'eau fraîche lui fit du bien. Étrangement, toutes ses pensées négatives s'évaporèrent, et il sentit une vague de sérénité s'insinuer en lui. Le fracas de la cascade recouvrait tout autre bruit et apaisait Niccolo.

Pendant quelques minutes, il resta à faire la planche sous le regard intrigué de Yacahüey. Il devait tout ignorer du stress de la civilisation occidentale, de la perfection attendue par tous. Ici, loin de tout, Niccolo se sentait enfin libre de toutes contraintes sociales.

L'autre homme tournait autour de lui. Il le regardait, observait sa peau pale comparée à la sienne, une peau couleur de lune.

« Karaya, » fit-il, montrant l'astre du doigt, puis désignant la peau de Niccolo.

Celui-ci ne mit pas longtemps à comprendre. Il connaissait déjà la plupart des mots pour désigner les parties du corps humain, et il ignorait celui-là. Il tourna son regard vers la boule blanche, puis fronça les sourcils, peu sûr de comprendre.

Une nouvelle fois, Yacahüey montra la lune du doigt, puis Niccolo. Karaya.

« Karaya ? répéta l'Italien. La lune ?

Lune ? fit à son tour l'autochtone.

— C'est ça. Lune. Karaya, expliqua le châtain. Lune. »

Yacahüey lui sourit.

« Ma mère me racontait souvent qu'il y avait un homme, iro, sur la lune, karaya. C'était le roi de la lune. Cacique karaya, traduisait Niccolo comme il le pouvait. Ce roi veillait sur tous les enfants. Il les protégeait des cauchemars. » L'Italien eut un petit rire. « J'ai envie d'y croire, même si ce sont sûrement des contes de bonnes femmes. Sinon, il n'y aurait plus de magie, ni de beauté. »

Niccolo croisa le regard pensif de Yacahüey. Celui-ci ne comprenait pas ce que le marin disait, et pourtant, il semblait comprendre son ton.

« Magnifique, fit-il simplement

— Oui. Oui… » souffla l'Italien pour toute réponse.


Niccolo retrouva ses compagnons dans une grande détresse, lorsqu'il revient au campement au levé du jour le lendemain. Tout le monde discutait fortement. Finie la fête.

« Qu'est-ce qu'il se passe ? demanda-t-il à Juan.

— Andrei ? T'étais passé où ?!

— Euh… Me promener.

— En pleine nuit ? Ici ? s'étonna l'Espagnol.

— Oublie. J'ai raté quoi ?

— La Santa Maria vient de s'échouer contre les rochers.

— QUOI ?!

— Colomb essaye de voir pour récupérer la cargaison, mais on n'est pas assez nombreux… » déplora Juan.

Juste quand il prononçait ces mots, l'Amiral appela les marins. Rapidement, tous se mirent à la tâche dans l'idée de récupérer autant que possible. Les tonneaux, la paille, les planches, tout ce qui pouvait encore servir revenait à terre. Progressivement, les Indiens leur vinrent en aide. Lorsqu'ils ne virent personne pour les accueillir lors de leur offrande journalière, les indigènes prévinrent leur chef, et celle-ci détacha autant d'homme que possibles. Parmi les Taïnos présents se trouvait Yacahüey, mais ni lui, ni Niccolo ne se firent signe.

Jusqu'à midi, les hommes débarquèrent autant de cargaison que possible. Les objets récupérés encombraient la plage, et l'équipage, trempé, commençait à désespérer. Le navire restant ne suffirait pas à accueillir tous les hommes. Il faudrait en laisser ici, et personne ne voulait vivre avec ces sauvages.


La construction d'un fort pouvant accueillir quarante hommes prit plusieurs semaines. Un délais suffisamment long pour que certains marins se décident à rester en Amérique. Pendant ce temps, Colomb retournerait en Espagne et tâcherait de convaincre Isabelle la Catholique et le roi de débloquer les fonds nécessaires pour une seconde expédition.

Pendant l'érection de la base européenne, les rencontres entre Niccolo et Yacahüey s'espacèrent. Les deux hommes souhaitaient toujours se voir, mais les relations au sein des Espagnols se tendaient à vue d'œil et Andrei ne voulait pas risquer sa position. Devenir un traître conduisait bien souvent au piloti. Néanmoins, lors de leurs rares rencontres, Niccolo apprit à l'Indien les rudiments de la lecture. De cette manière, Andrei pouvait enseigner à son ami les mots courants, ceux qu'ils connaissaient tous les deux. Grâce aux dessins qui accompagnaient le vocabulaire, Yacahüey apprenait vite et bientôt, il put se passer de Niccolo.

En journée, le châtain déposait un morceau de papier au pied de l'arbre le plus petit, face au campement. Sur ce mot, il écrivait de sa meilleure plume une dizaine de mots accompagnés de dessins. Le lendemain, Yacahüey lui rendait le papier, la traduction arawak des mots ajoutée. Son écriture maladroite attendrissait Niccolo. Leur peuple ne semblait pas connaître l'écriture, et voir l'autochtone adopter une habitude occidentale émerveillait Andrei. La capacité de l'Indien à s'adapter le ravissait, et malgré les bons vingt centimètres qui les dépassaient et la virilité certaine qui se dégageait de sa personne, le calfat le trouvait parfois terriblement adorable. Adorable et tout bonnement magnifique.

Il connaissait maintenant par cœur tous les symptômes qui accompagnaient la présence de Yacahüey : les jambes molles, le ventre qui fait des loopings, le cœur qui bât la chamade. Et ce sentiment de joie qui enveloppait son corps et son âme, et qui lui donnait l'envie d'enlacer l'autre homme. Heureusement qu'il se contenait. Toutefois, Niccolo ne pensait pas que l'Indien s'indignerait d'un tel contact. Visiblement, les contacts entre amis ne dérangeaient pas autant qu'en Europe et ne possédaient pas de connotation dérangeante. Seule la fierté de l'Italien l'empêchait de céder à ses pulsions.


Dès que le fort prit forme et que la main d'œuvre devenait moins nécessaire, Niccolo commença à habituer, malgré lui, ses compagnons à son absence. Il travaillait le jour avec les autres, montait des murs et nouait des cordes, mais dès que son travail s'achevait, il s'éloignait du campement. Il se savait en sécurité. D'après les explications de Yacahüey, les Espagnols se trouvaient sur le territoire de son clan, et en cette qualité, aucun autre autochtone ne venait chasser sur ces terres. Et si les Indiens ne montraient pas de signes d'hostilité jusqu'à présent, Niccolo ne pensait pas qu'ils le feraient maintenant. Seul, Niccolo ne représentait pas un véritable danger, sinon celle de sa différence.

De temps en temps, Yacahüey le rejoignait et tous les deux, ils communiquaient à leur manière. Leurs conversations se ponctuaient de gestes universels, des mots qu'ils connaissaient et d'un certain nombre qu'ils ignoraient. Pourtant, tous deux se comprenaient. Parfois, Niccolo sentait son âme tendre vers celle de Yacahüey. Il lui semblaient qu'elles se rencontraient, s'apprivoisaient, et se comprenaient mieux qu'ils ne le faisaient. Mais il ne s'agissait que d'une impression. Comment deux âmes pourraient-elles se rencontrer ? Niccolo mettait son impression sur ses sentiments amoureux. Mais il ne pouvait ignorer la sérénité qui les entouraient dès que Yacahüey se tenait à ses côtés. Il ne pouvait non plus ignorer leurs épaules qui se frôlaient lorsqu'ils marchaient sur la plage, ni leurs pas qui se synchronisaient.

Le souffle de la mer portait aux narines des garçons l'odeur caractéristique de l'océan. Mais le vent répandait également dans les airs les effluves de leurs corps. La forêt ne semblait jamais quitter Yacahüey, tant son parfum l'enveloppait. Ces arômes musqués, puissants, enivraient Niccolo, lui donnait envie de se rapprocher de cette peau dorée pour s'approprier cette odeur, pour qu'elle recouvre à son tour son corps.

Le blanc se forçait à se détourner de ces sentiments, et le meilleur moyen se trouvait dans la distraction. Malheureusement, même cette distraction le ramenait à l'Indien. Lorsqu'il montrait un élément de leur environnement, qu'il expliquait aussi simplement que possible ce qu'il en savait, la voix chaude et envoûtante du chasseur lui répondait inlassablement, souvent dans en espagnol. Étrangement, Yacahüey apprenait plus vite cette langue latine que Niccolo ne le faisait pour l'arawak. Son accent charmait l'Italien. Quoiqu'il fasse, Andrei se savait foutu. Il était inexorablement tombé amoureux de cet homme et tout son être désirait lui appartenir.


Finalement, le fort acheva de se construire, tout un équipage resta tandis que le reste repartait avec Colomb. Au moment où Niccolo vit les dernières voiles des caravelles disparaître à l'horizon, il sentit un courant fiévreux parcourir les hommes. Un frisson sauvage qui n'augurait rien de bien.

Son impression se confirma rapidement. A mesure que les jours, les semaines et les mois passaient, les hommes perdaient cette civilité dont ils se pâmaient et donnaient libre court à leurs instincts les plus primaires.

Les Taïnos continuaient à leur apporter de la nourriture de temps en temps, leur enseignaient des techniques d'agriculture, les laissaient pénétrer dans leur forêt, et les Espagnols les remerciaient en s'emparant de leurs femmes. Ils les violaient, les brutalisaient et repoussaient les Indiens avec les armes à feu laissées par Colomb.

Niccolo les observait avec honte et colère. Il ne supportait plus la vue de ses compagnons qui se comportaient comme des animaux en rut. Ils s'agressaient en permanence. Sans la présence de l'Amiral, tous les hommes cherchaient à s'imposer sur les autres, à forcer sa position de chef de meute.

Effrayé par le comportement des autres marins, Niccolo vivait de plus en plus régulièrement en dehors du fort. Avec l'aide de Yacahüey, il se bâtit un abri à la lisière de la forêt. Mais plus la situation dégénérait, plus Andrei s'inquiétait de sa présence dans les bois.

Les relations entre les Taïnos et les Européens se tendaient un peu plus à chaque rencontre. Les Indiens se tenaient en retrait par crainte des canons, mais leur colère s'étendait à la nature. Les animaux s'agitaient, les éléments se déchaînaient et les marins affrontèrent plusieurs fois la violence de la mer.

Yacahüey, sous pression de son peuple, se rendait de moins en moins auprès de Niccolo. Les rares fois où ils se voyaient, Andrei le sentait tendu, et en retrait. Son comportement amicale s'effaçait au profit d'une colère sourde destinée aux Espagnols. Même si tous deux savaient que l'Italien ne s'impliquait plus dans la vie au fort, qu'il n'osa jamais poser la main sur les femmes autochtones, sa culpabilité s'assurait par la couleur blanche de sa peau et les reflets dorés de ses cheveux. Il ne venait pas d'ici, et comme les autres, il apportait avec lui le mal.

Plusieurs fois, Niccolo tenta d'avertir Thomas et Juan que leur comportement n'apporterait que des problèmes. Ils l'écoutèrent une ou deux fois avant de l'ignorer. Si rien n'occurrait depuis le départ de Colomb, pourquoi un malheur arriverait-il maintenant ?


Un jour, Yacahüey arriva en fin de journée. Il semblait paniqué, et lorsqu'il s'approcha de Niccolo, il peinait à retrouver son souffle. Pour que l'Indien soit essoufflé, un événement grave allait se passer.

« Niccolo partir. Niccolo cacher vite dans le forêt, fit-il d'une voix pressée.

– Qu'est-ce qu'il se passe ? Demanda Niccolo en rassemblant ses affaires. Il ne devait pas perdre de temps.

– Grand rassemblement. Cacike Caonabo rassemble guerriers. Tuer blancs.

– Il faut prévenir les autres ! »

Yacahüey s'arrêta. Il secoua la tête et le regarda gravement.

« Que Niccolo.

– Que…

– Niccolo ami. Yacahüey sauver Niccolo. Pas les autres. Autres dangereux. Méchants hommes. »

Ils avançaient lentement à travers la forêt. Yacahüey prenait soin d'emprunter des voies faciles d'accès. Niccolo ne possédait pas son pied sûr ni léger. Le moindre faux pas s'avérerait fatal.

Que les Taïnos l'acceptent émouvait Niccolo, mais ses pensées se tournaient malgré lui vers Thomas et Juan, ses compagnons de voyage. Ses… amis ?

« Je ne peux pas. Je dois les prévenir, fit-il en s'arrêtant.

– Non.

– Je connais ces hommes ! Ils ont une famille, des enfants ! Ils doivent savoir ! fit Andrei d'une voix plus forte.

– Que Niccolo. »

Yacahüey semblait livrer une bataille contre lui-même. Andrei savait qu'il l'entendait et que ses arguments le touchait. Mais sa fidélité allait à sa tribu. Il ne devait rien aux Européens sinon du mépris pour les avoir trompé.

« Je… ne peux pas, murmura-t-il. Pas le droit. »

Aussi grand pouvait-il être, pour Niccolo, il ressemblait à un petit garçon. Son assurance trompait l'Italien, mais l'Indien ne devait pas avoir plus de 18 ans. Les 5 ans qui les séparaient se marquaient maintenant.

« Je peux y aller tout seul.

– Trop dangereux. »

Yacahüey regarda autour de lui. Il cherchait quelque chose qu'ignorait l'Italien.

« Viens aussi.

– Tu es sûr ? s'enquiert Niccolo.

– Toi blanc. Cacike trouver toi, tuer. Dangereux. Pas pouvoir rester seul. »

Le châtain fronça les sourcils. Il ne comprenait pas totalement le problème que représentait son retour seul au fort, mais avec Colomb, il avait appris à obéir et à écouter. Yacahüey ne s'effrayait pas facilement, et sa crainte devait se justifier.

Sa rien ajouter de plus, Niccolo hocha la tête, et se laissa guider par son ami jusqu'au camp.


Des hurlements l'accueillirent. Le fort brûlait et les Taïnos l'entourait, tuant tout Européen qui cherchait à en sortir. Comment la situation avait-elle pu dégénérer ainsi ?

Les jambes de Niccolo cédèrent sous lui, et il s'effondra sur le sol. La vue de ses compagnons prisonniers dans le fort le révoltait. Le dégouttait. Un premier haut le cœur le secoua. Il détourna le regard, de la bile plein la bouche. Et les hommes qui hurlaient. Il entendait les corps tomber dans un bruit sourd du haut des barricades. Les Indiens maintenaient la porte du fort fermée.

Niccolo ne pouvait que regarder la scène, impuissant. Ses amis se trouvaient dans ce fort. Les souvenirs de leur voyage se superposaient aux flammes. Les torches humaines remplaçaient les hommes plein de vie. Leurs cris de douleur effaçaient leurs rires.

Sur les joues du châtain roulaient de grosses perles salées. Son corps était parcouru de tremblements incontrôlables. Et ses yeux ne pouvaient se détacher du bûcher.

Le fort brûla pendant des heures. Ses camarades implorèrent Dieu, implorèrent les Indiens de les laisser envie. Leurs prières moururent avec eux au levé du jour.

Du fort, il ne restait plus que des cendres.

Immobile, Niccolo ne pensait plus. Ne vivait plus. Il ne vit même pas les Taïnos s'approcher d'eux, menaçants pas plus qu'il ne vit pas Yacahüey s'interposer entre lui et son clan. Il ne remarqua pas leurs regards, ni leurs lances s'abaisser. Son regard passait à travers leurs corps. Il fixait les cendres de ses camarades, entendait leurs hurlements. Il voyait les flèches et les lances achever les fuyards. Il ressentait toute la haine des Taïnos et des Européens courir dans ses veines, le maintenir en vie alors que son esprit peinait à assimiler la perte de ses compagnons.

Puis il se leva, sous le regard calculateurs des Indiens, tourna le dos au bûcher et esquissa quelques pas. Les hommes s'écartèrent, Yacahüey tendit la main pour le rattraper, frôla son bras, et abandonna. Niccolo venait de voir sa deuxième famille périr sous ses yeux. Il se retrouvait en territoire ennemi, seul et désarmé. Brisé.


Yacahüey ne s'émouvait pas souvent. Il aimait sa vie, il aimait sa tribu et la forêt. Ce qui l'entourait faisait partie de lui. L'habitude ne lui permettait plus de distinguer le beau du laid. Tuer les animaux comme tuer les hommes rythmait son quotidien.

Mais les Européens, en débarquant sur leur île, apportèrent avec eux un nouvel horizon. Leur peau blanche comme la Lune le fascinait. Ils se différenciaient tellement des hommes de sa tribu. Ils semblaient aussi sauvages et dangereux que les animaux qu'ils incarnaient. Certains ressemblaient à des pumas, avec leurs cheveux blonds, d'autres s'apparentaient aux tamarins lions, ces singes au pelage roux. Dans les yeux de ces hommes existait un autre ciel, une autre forêt.

Et parmi tous ces hommes se détachait un. Ses cheveux brillaient comme le soleil, une barbe rousse recouvrait ses joues, mais ne cachait pas ses lèvres fines. Son regard se posait sur tout ce qu'il découvrait avec calme et émerveillement.

Il se tenait toujours à l'écart de la troupe, il observait les Indiens avec fascination. Il cherchait à comprendre le monde qui l'entourait quand le reste de sa tribu se l'appropriait.

Alors Yacahüey s'intéressa à cet étranger. Il s'en approcha et chercha à le comprendre, à comprendre son monde, et le compara au sien.

A travers ses dessins et ses explications, il découvrit un univers que jamais il n'osa imaginer. Un monde où des tribus composées de milliers d'habitants existaient, où leurs membres vivaient dans des maisons aussi hautes que les arbres, que les femmes se couvraient entièrement et qu'un pied suffisait à faire tourner la tête de tous les hommes. Il apprit des mots, découvrit une nouvelle manière de penser grâce à son langage.

Il finit par développer de forts sentiments d'amitié pour cet homme. Il s'agissait d'un attachement qu'il ne connaissait pas, d'envies qu'il découvrait.

Mais les hommes blancs posaient de plus en plus de problèmes, et apportaient avec eux le démons. Les membres de la tribu tombaient malades. Des boutons apparaissaient sur leurs corps, la fièvre s'emparait d'eux et beaucoup mourraient rapidement.

Ces étrangers foulaient leur terre depuis moins d'une lune et ils s'en croyaient déjà maîtres. Rapidement, les caciques taïnos comprirent qu'il ne servait à rien de discuter avec ces hommes. Lorsque leur chef repris la mer, qu'il laissa une partie de ses hommes à terre, la Cacique Anacaona, chef de la tribu de Yacahüey, sentit une catastrophe arriver.

Les hommes blancs revendiquèrent leurs femmes comme ils revendiquèrent leurs terres. A leur tour, les femmes couvaient cette maladie du diable. En une semaine, elles mourraient.

Alors Anacona convint son époux et le fit réunir les autres caciques de la région. Il organisa un raid et décida, puisque les démons ne semblaient pas comprendre leurs diableries, de les détruire.

Mais Yacahüey se leva contre la décision de Caonabo, plaida la cause des hommes, s'appuyant sur l'exemple de Niccolo, qui respectait leurs traditions, ne regardait ni les hommes, ni les femmes taïnos avec désir, qu'il se montrait curieux. Il négocia la vie de son ami mais ne pu rien faire pour les autres.

Et maintenant, il voyait son ami s'éloigner à pas hésitants, trébuchant sur le sable. Niccolo tomba quelques fois mais se releva toujours, d'une démarche titubante. Il errait, fuyait le carnage et ses visions. Il ne se retourna pas une seule fois.

Les autres Taïnos retournèrent veiller sur les malades. Yacahüey resta, marchant dans les pas de Niccolo à distance raisonnable. Il ne savait pas si l'Italien se savait suivit ou non, mais il ne comptait pas l'abandonner. Il voulait être là lorsqu'il ne tiendrait plus.


Lorsque le soleil termina sa course, Yacahüey fit signe à l'un des sien, qui venait voir ce que faisait l'Indien, d'apporter de l'eau et de la nourriture. Une vingtaine de minutes plus tard, il revint, un panier sur le dos qu'il donna au chasseur.

En quelques foulées rapide, Yacahüey se plaça aux côtés de Niccolo.

« Morti… Tutti morti… »

L'Indien le regarda. Il parlait une langue qu'il ne reconnaissait pas. Encore une.

« Manger ?

Tutti morti… répéta Niccolo, l'entendant pas.

– Niccolo, » insista Yacahüey en se plaçant devant lui.

L'Italien s'arrêta mais le regarda pas. Son regard fixait le vide. Il semblait mort.

« Niccolo. Je t'en prie. »

L'Européen cligna plusieurs fois des paupières, son esprit se reconnectant à la réalité.

« Yacahüey. Je… Ils sont morts… Tous morts… »

Incapable de résister plus longtemps, le Taïno laissa son panier tomber au sol et enlaça le châtain, le serrant gentiment mais fermement.

« Pourquoi ? Pourquoi pas moi ? fit Andrei, la voix tremblante.

Ita' – je ne sais pas – ita'… mentit l'Indien.

– Je… »

La voix de Niccolo se brisa. Les larmes dévalèrent de nouveau la pente de ses joues. En sécurité dans les bras du chasseur, le peu de contrôle qu'avait le châtain sur ses émotions disparu. Ce soir-là, il pleura jusqu'à s'effondrer de fatigue.


Niccolo se réveilla avec le soleil. Il ne reconnaissait pas l'endroit où il se trouvait, mais le rire des enfants le rassurait. Il ne courait aucun risque immédiat.

A travers la brume du sommeil, il observa son environnement. Il se trouvait visiblement dans une sorte de cabane en paille. Le hamac dans lequel il dormait se trouvait au centre de la pièce. Une porte, faite avec ce qui ressemblait à des roseaux, fermait l'habitat. Aucun meuble ne venait décorer la pièce, et seul un arc et son carquois rempli de flèches reposaient sur le sol recouverts de larges feuilles sèches.

Puis les images de la veille défilèrent de nouveau devant ses yeux. Sans pouvoir se retenir, il vomit son dernier repas. Le bruit sembla attirer Yacahüey qui se précipita à l'intérieur. Sans se préoccuper des dégâts, il s'approcha de Niccolo et le prit dans ses bras, le berçant doucement pour calmer ses pleurs silencieux.

« Chhh…. C'est bon… » murmurait-il.

Sa main vint caresser ses cheveux encore blondis par le sel, jouait avec quelques mèches plus longues. Il sentait le corps de l'Italien trembler contre lui. Malgré la chaleur ambiante, il était glacial.

La larmes se tarirent, et d'un petit mouvement, Niccolo se décolla du torse puissant de l'Indien.

« Pardon. Je suis où ? Reprit-il après que Yacahüey ait secoué la tête.

– Village dans la forêt. Dans mon bohio.

– Je suis chez toi ? »

Yacahüey hocha plusieurs fois la tête. Il semblait vraiment fier de sa maison et de son village. Mais il se sentait encore plus fier de pouvoir montrer son monde à son ami.

« Niccolo veut voir ?

– Avec plaisir ! » Un petit sourire se dessina sur les lèvres de l'Italien. « Il ne faudrait pas nettoyer avant ?

– Ah ! Ah, oui. Je comprends. »

Le chasseur retira les feuilles souillées et les remplaça en quelques minutes par d'autres. Il attrapa ensuite la main du blanc et le traîna à sa suite. Une femme lui tendit deux fruits, qu'il partagea avec l'Européen.

Le village se trouvait dans une prairie, au milieu de la forêt. Les bohios étaient organisés en cercle autour d'un foyer. Un peu à l'écart se trouvaient des champs.

« Eux naborias. Cultivent la terre. Eux n'ont pas pouvoir de décision pour le village. Moi nitaïnos. Euh… Noble ?

– Je pensais que tu étais un chasseur.

– Oui. Je suis aussi chasseur. Devoir chasser pour la tribu mais… » Il semblait chercher ses mots. Niccolo attendit patiemment, regardant les naborias travailler le sol. « Je peux… participer, hum, avec cacike pour décider.

– Je vois. Tu es important, souligna l'Italien.

– Important ?

– Ça veut dire que tu as des responsabilités, les gens t'écoutent et te respectent.

– Niccolo est important aussi ? Demanda-t-il après avoir compris le mot.

– Pas vraiment, non, répondit-il en suivant Yacahüey à travers le village. Je fabrique des bateaux. Je fais en sorte qu'ils ne coulent pas.

– Bateau comme Colomb ?

– C'est ça.

– Alors Niccolo est important, » acquiesça l'Indien.

Le châtain eu un petit rire.

« Si tu le dis. »


La vie au village s'écoulait lentement. Chacun suivait son rythme, s'amusait et agissait librement. Seuls les malades venaient polluer ce havre de bonheur. La plupart restait enfermés dans leur bohio aussi Niccolo ne découvrit la maladie que lorsqu'un cas se déclencha en sa présence. Il comprit rapidement de quoi il s'agissait : la variole. Il expliqua aussi clairement que possible à Yacahüey que les malades devaient être isolés. Leur maladie se propageait rapidement et facilement, et il fallait limiter les contacts autant que possible. Si au bout de 8 jours, les gens ne passaient pas de vie à trépas, ils étaient sauvés. Malheureusement, beaucoup mourraient et parmi ceux qui survivaient, des traces restaient. La fièvre se prolongeait ensuite pendant plusieurs semaines.

Niccolo savait de quoi il parlait. Pour ses huit ans, l'un de ses frères lui transmit le virus. S'ensuivit un combat contre la mort où il gagna, et son frère perdit. Si son visage ne gardait aucune séquelle de la variole, mais ses jambes portaient la marque de la maladie. Seulement, le virus semblait plus violent pour les Taïnos que pour les Européens, et Andrei ne voyait pas comment il pouvait aider ces gens.

Déjà contaminé une fois, le blanc pensait pouvoir gagne une seconde fois contre la maladie s'il le fallait et dès que les Indiens acceptèrent sa présence, il se proposa comme aide auprès des malades. Ainsi, il se sentait utile et se débarrassait de son impression de parasite.

Chaque jour, il lavait les malades, leur donnait de l'eau, nettoyait le sol de leurs fluides. Il voyait beaucoup de femmes mourir, d'autre se battre jusqu'à passer le cap des huit jours. Les pustules qui couvraient leur corps séchaient alors, et les douleurs s'estompaient doucement.

Grâce à ses mesures, la variole disparu progressivement du village, et au bout de plusieurs mois, plus personne ne présentaient de symptômes. Les soins qu'il prodigua aux malades, sans jamais outrepasser le respect qu'il devait aux épouses malades, permirent à Niccolo de se forger une place dans le village. Les Taïnos le saluaient, discutaient un peu avec lui et lui proposaient de l'aide.

Le soir, il pouvait désormais prendre place autour du foyer où l'ancien du village racontait une histoire. L'une d'entre elle revenait souvent, et Niccolo finit par la connaître par cœur :

« Un Homme était assis, seul, plongé dans une profonde tristesse. Alors tous les animaux s'approchèrent de lui, et lui dirent : « Nous n'aimons pas te voir si triste. Demande-nous ce que tu veux, et tu l'obtiendras. »

« L'Homme dit : « Je veux avoir une bonne vue. » Le vautour lui répondit : « Tu auras la mienne. » L'Homme dit : « Je veux être fort. ». Le jaguar lui dit : « Tu seras fort comme moi. » Alors l'Homme a dit : « Je veux connaître les secrets de la Terre. ». Le serpent lui répondit : « Je te les montrerai. ». Cela continua ainsi avec tous les animaux. Et quand l'Homme eu tous les dons qu'ils pouvaient lui donner, il s'en alla.

« Le hibou dit aux autres animaux : « Maintenant, l'Homme sait tout et est capable de faire beaucoup de choses… J'ai soudainement peur. » Le cerf lui dit : « L'Homme a tout ce dont il a besoin. Il ne sera plus triste, maintenant. » Mais le hibou répondit : « Non. J'ai vu un vide chez l'Homme, profond comme une faim qu'il ne satisfera jamais. C'est ce qui le rend triste et ce qui le rend désireux. Il continuera à prendre, et à prendre, jusqu'à ce qu'un jour, le Monde lui dise : « Je ne suis plus, et je n'ai plus rien à donner. » ».

Cette histoire, Yacahüey la traduisit à Niccolo, encore et encore, autant de fois qu'il le demandait. L'Indien connaissait cette histoire depuis son enfance, et il n'y voyait plus grand intérêt, mais pour le calfat, ce conte répondait à une réalité qu'il connaissait bien : Les Taïnos vivaient en harmonie avec la nature, mais sur le Vieux Continent, les gens ne cherchaient que leur profit, se vendaient au plus offrant pour quelques pièces de monnaie, priaient pour leur bonheur et méprisaient celui des autres.

L'intérêt de l'Italien pour cette histoire intriguait Yacahüey, mais Andrei ne pouvait expliquer au Taïno une notion qu'il ne pouvait ni désigner, ni comprendre lui-même : l'individualisme. Aussi, se contentait de cacher le trouble qui l'habitait et de désigner cette histoire comme intéressante, un mot suffisamment vague pour que l'Indien l'accepte.

Maintenant que plus personne ne présentait de traces de variole, les chasseurs initièrent Niccolo à la chasse. Ils lui enseignèrent les animaux qu'ils pouvaient poursuivre et ceux qui les poursuivaient. Malheureusement, l'Italien peinait à comprendre leur langage et ne parvenait pas à retenir la faune et la flore locale.

Heureusement, Yacahüey se plaisait à lui donner des cours particuliers. Visiblement, l'attention que lui portait le chasseur ne passait pas inaperçue et certains proches du basané souriaient malicieusement lorsqu'ils apercevaient le couple d'amis. Les réflexions moqueuses fusaient aussi lors des repas. Les compagnons de Yacahüey ne manquaient pas de lui faire remarquer sa gentillesse, combien il était attentionné et à quel point il prenait soin de son ami.

Même si Niccolo se sentaient au centre de l'attention, ses connaissances de la langue ne lui permettaient pas de saisir toutes les subtilités. Souvent, il se contentait de fixer longuement l'auteur de la réflexion, quel que soit son rang social. Le sourire de l'homme finissait toujours par s'éteindre.

Yacahüey ne manquait pas d'observer ces échanges silencieux, un étrange sentiment de fierté emplissant alors sa poitrine. Son besoin de toucher l'autre homme devenait, dans ces moment-là, intenable, et il se débrouillait alors pour passer un bras autour de sa nuque ou lui donner un objet, caressant rapidement sa main de ses longs doigts. Niccolo lui répondait par un sourire, cachant son trouble et ignorant les battements de son cœur qui augmentaient soudainement.


Au village, l'Italien oubliait son ancienne vie, et si ce n'étaient les tatouages qui parcouraient le corps des Taïnos, leur peau dorée, leurs yeux d'un noir profonds, il se sentait comme un membre du clan.

Pour la première fois de sa vie, Niccolo vivait comme il le souhaitait, loin des contraintes sociales imposées par les Européens, loin de la cupidité des blancs, loin de tout ce qu'il connaissait. Étrangement, il ne se sentait pas gêné par cette absence, au contraire. Il se sentait entier, vivant, et il savourait ces moments.

Seulement, la nuit, la vue de de ses compagnons enflammés sous la lune le hantait. Même si ses réactions devaient de moins en moins violente, il n'en restait pas moins tremblant et couvert de sueurs froide. Le cri des marins résonnaient dans le vent, s'envolaient avec la nuit et ne revenaient qu'au couché du soleil.

Dans ses moments de détresse, Yacahüey se trouvait toujours à ses côtés, et le berçait lentement jusqu'à qu'ils se rendorment. Ses cauchemars revenaient, mais il se sentait en sécurité, et jusque dans ses rêves, l'Indien continuait de le protéger des fantômes.


« Tu es amoureux de lui.

Qu'est-ce que tu racontes, Ameyro, rétorqua Yacahüey. Tu parles de Niccolo ? Je ne suis pas amoureux de lui.

Tu agis comme si, pourtant.

Comment ça ?

Tu le touches, tu le regardes comme on pourrait regarder une femme. Tu te comportes avec ce blanc comme si tu l'avais épousé.

Vraiment ? Répondit l'Indien, troublé.

Vraiment. »

C'est le moment que choisit Niccolo pour sortir du bohio où il dormait. Il regarda curieusement les deux hommes, ne comprenant pas l'air troublé qui se dessinait sur le visage de son ami. Néanmoins, il ne demanda rien, salua simplement les deux Taïnos d'un signe de tête, et s'en alla aider les femmes à la cueillette.

« Tu lui a même confié un travail de femme, repris l'autre homme.

Il voulait se rendre utile et ne sais pas chasser.

Tu voulais surtout lui éviter un travail pénible.

Mais pas du tout ! »

Les membres de la tribu se retournèrent vers eux lorsqu'ils entendirent Yacahüey hausser la voix. Il reprit plus doucement :

« Arrête d'insinuer n'importe quoi.

Alors cesse de te trouver des excuses. »

Yacahüey fronça les sourcils, ne répondant rien. Son regard se perdait dans le vide.

« C'est quoi le problème ?

Je… Je ne veux pas qu'il soit mal vu. Je ne veux pas qu'on le considère comme une femme, mais je ne veux pas non plus qu'il soit en danger. Ici, ce n'est pas son monde. Il peut apprendre, le comprendre, mais ne sera jamais totalement en harmonie. J'ai peur pour lui, avoua-t-il, chuchotant sur la fin.

Yaca', notre tribu l'accepte. Il ne risque rien avec nous.

Mais il est vu comme une femme. »

Ameyro ne répondit rien, mais son silence parlait pour lui.

« Yaca, tu l'as dit toi-même. Il ne fait pas partie de notre monde. Tu ne peux pas demander aux autres de le voir comme un égal. Il est accepté, apprécié, mais il ne peut pas nous défendre contre les autres tribus.

Et s'il le pouvait ?

On reconnaîtrait sa valeur, mais il n'aurait toujours aucun pouvoir chez nous. Il n'a aucun droit sur nos terres. »

Le visage de Yacahüey se ferma un peu plus.

« A quoi penses-tu ? Demanda l'autre Taïno.

A rien. »

Il garda le silence encore quelques instants, puis remercia son ami. Lorsqu'Ameyro le vit marcher d'un pas décidé dans la direction de l'homme blanc, il comprit que, quelle que soit l'idée du chasseur, elle changerait la position de Niccolo dans le village.


En quelques minutes, Yacahüey retrouva son ami. Il l'observa cueillir des fruits. Non, il ne se comportait pas comme une femme. Les femmes ne grimpaient pas aussi haut, ne se suspendaient pas aux branches pour attraper les meilleurs fruits. Les femmes ne portaient pas des paniers aussi lourds.

Les muscles des femmes ne roulaient pas sous l'effort, leur sueur ne les enveloppaient pas aussi fortement. Les femmes ne provoquaient aucun désir chez Yacahüey.

« Niccolo.

– Oh ! Yacahüey, fit-il en se retournant vers son ami, un sourire illuminant soudainement son visage. Il y a problème ?

– Peux venir avec moi ?

– Euh… Oui. »

Niccolo lança un coup d'œil à la femme qui supervisait le groupe. Recevant son approbation, il laissa son panier et suivit le chasseur. Yacahüey se comportait étrangement. Il semblait plus sombre qu'à l'accoutumée, et il marchait rapidement devant l'Européen, comme si la présence de son ami l'importunait.

Il ne s'arrêta que lorsqu'ils se trouvèrent au niveau d'une clairière. Elle ressemblait à un terrain d'entraînement, pensa Niccolo. Des flèches brisées traînaient sur l'herbe, et quelques cibles se balançaient aux arbres tandis que d'autres étaient directement peinte sur le tronc.

« Ici, terrain d'entraînement pour chasseur. Endroit neutre pour toutes les tribus.

– Je vois. Pourquoi est-ce que tu m'as amené ici ?

– Je vais entraîner toi. Apprendre à chasser.

– D'accord. Mais pourquoi ? » Le questionna Niccolo.

Yacahüey secoua la tête. Il ne voulait pas partager la raison avec l'Italien et surtout, ne voulait pas qu'il connaisse sa colère. Niccolo valait plus que tous les hommes de la tribu réunis, et s'il devait pouvoir tirer droit pour que les autres le comprennent, alors il lui apprendrait. Mais Yacahüey leur interdisait de le dédaigner et de le considérer comme inférieur pour des raisons idiotes.

L'Indien prit l'arc qui se trouvait dans son dos et le donna au calfat.

« Tu tiens comme ça, » fit-il en montrant une première fois.

Il tient l'arc avec sa main gauche et avec la droite, il vint tendre la corde avec trois doigts. Niccolo l'observa quelques instants, analysant son geste et sa posture comme il le faisait avec du bois avant de le manipuler, puis il reproduisit le geste. Ses muscles se tendirent, ses abdominaux se contractèrent. La corde se tendit d'un geste sûr.

« Tu as déjà tiré ?

– Jamais. »

Vu l'expression de Yacahüey, Niccolo l'estima surpris.

« Pourquoi ?

– Ta position est presque parfait. »

Du bout des doigts, il vint redresse le bras droit de l'Italien, se tenant inconsciemment plus près que ce qu'il devait. Son torse touchait les omoplates de Niccolo. Tous deux retinrent leur souffle en sentant cette parcelle de peau en contact et ils ne le relâchèrent que lorsque Yacahüey s'écarta pour prendre une flèche.

De nouveau, il montra à Niccolo le mouvement, fit tout très lentement, jusqu'au moment où il décocha. La flèche vint se planter dans une des cibles, une vingtaine de mètres plus loin, en plein centre.

Niccolo ne fit pas aussi bien, mais son tir se ficha quelques centimètres au dessus de celui de l'Indien, une fois de plus impressionné par les capacités de son ami. Il devait avoir ce talent dans le sang, ou bien il apprenait diablement vite. Les autres Taïnos n'avaient pas cherché à estimer ses capacités pour la simple raison qu'il ne parvenait pas à retenir le nom des animaux. Quelle bande d'idiots, soupira le chasseur pour lui-même.

Rapidement, ils firent un concours et contre toute attendre, Yacahüey perdit. La flèche reflétait le cœur de l'archer. Les gestes fluides, délicats mais indubitablement puissants de Niccolo troublaient le cadet plus qu'il ne se l'avouait, et son tir le montrait, devenant de moins en précis à mesure qu'il se laissait troublé par l'autre homme.


L'absence des deux hommes au village intrigua les autres Taïnos, et, sur l'intuition d'Ameyo, ils se rendirent progressivement sur le terrain de tir. Tout le monde assista à la défaite d'un des meilleurs chasseurs Taïnos. L'Italien remonta soudainement dans l'estime des hommes, et impressionna les femmes. Ils virent soudainement en lui plus que l'étranger blanc, sympa mais inutile. Sa prestation soudaine changea l'avis des autres, et ce changement se remarqua dans les jours qui suivirent.

Les hommes s'adressaient plus souvent à lui, et lui demandait parfois des conseils sur la construction d'un nouveau bâtiment. Niccolo, qui, désormais, parvenait à communiquer avec plus d'aisance, appréciait ce changement de statut et répondait à chacune de leurs questions avec une joie à peine dissimulée.

Il continuait son rôle de cueilleur auprès des femmes, et certaines se mirent à lui tourner autour, au grand damne de Yacahüey qui méprisait leur comportement. Seulement, Niccolo n'accordait aucun regard aux demoiselles qui l'approchaient. Leur seins dénudés, et leurs courbes ne l'attiraient pas mais la simple présence de l'Indien suffisait à le rendre plus rayonnant que le soleil.

La plupart des Taïnos connaissaient les sentiments qu'ils entretenaient l'un pour l'autre et ils se désespéraient de cet amour platonique qu'aucun des deux hommes ne revendiquait. Ils ne disaient rien en leurs présence, mais quand aucun des deux hommes ne se trouvaient à proximité, ils appelaient Niccolo « la petite femme » et Yacahüey devenait « le mari idiot ». Idiot de ne pas voir l'adoration et les étoiles qui brillaient dans le regard bleu nuit du blanc idiot de ne pas courtiser un homme qui lui appartenait déjà.


Les Taïnos durent attendre une attaque pour que leur relation change.

En pleine nuit, le village voisin, qui depuis longtemps cherchait à obtenir les terres de la cacique Anacaona, fit une nouvelle tentative. Ils arrivèrent en pleine nuit, ne s'orientant qu'à la lumière de la lune.

C'était sans compter sur les insomnies fréquentes de Niccolo. Celui-ci, se réveillant d'un nouveau cauchemar, sortit prendre l'air et s'assit au milieu du village. Les braises du foyer rougeoyaient doucement et réchauffait son corps gelé par le souvenir de ses compagnons morts. Il laissait ses pensées dériver lorsqu'un mouvement, suivit du craquement d'une branche le fit relever la tête. Il fixa la forêt un moment, et par précaution, se dirigea vers son arc, posé avec les autres à quelques mètres de là. Il ne cessait de scanner la forêt et un nouveau mouvement, plus précis cette fois-ci, confirma ses doutes. Il encocha une flèche et tira vers l'homme qui se trouvait dans les fourrées.

Le tir ne l'atteint pas, et vint se ficher dans le sol quelques mètres avant l'autre Indien. Niccolo ne cherchait pas à ouvrir les hostilités, seulement à prévenir de sa présence et à dissuader la troupe de les attaquer.

Un bruit derrière lui le fit se retourner rapidement. Pendant qu'il se concentrait sur l'homme de la forêt, d'autres s'étaient approchés. Sans plus un instant, il hurla le seul mot qui lui vint à l'esprit « Guazabara ». Guerre.

A son cri, les envahisseurs se précipitèrent vers lui et décochant aussi vite qu'il le pouvait, Niccolo les abattit le plus vite possible. Boosté à l'adrénaline, il réagissait plus rapidement que d'habitude et ses réflexes s'en retrouvaient accrus. Le temps que les autres guerriers du village ne sortent, trois ennemis se tordaient au sol, et l'Italien en affrontait deux autres au corps à corps.

Yacahüey, en voyant la personne qu'il aimait se battre avec autant de courage et d'efficacité, ressentit une vague de fierté l'envahir, vite remplacée par une autre d'inquiétude. Les deux se retrouvèrent balayées par une lame de fond, remplie de haine et de colère.

Le combat dura une heure tout au plus, et peu des leurs perdirent la vie, mais les plaies qui parcouraient leur corps pouvaient les achever. Niccolo en sortit indemne, mais vidé de toute énergie et lorsque les hostilités cessèrent, ses jambes se dérobèrent sous lui. Yacahüey le rattrapa et plaqua contre lui. Un bras lui entourait la taille et l'autre vérifiait que l'Européen ne souffrait pas.

« Yaca… Je vais bien.

Tu n'es pas blessé ?

– Je n'ai rien, promit-il. »

Contre son dos, l'Italien sentit l'autre homme se détendre.

« Et toi ?

– Rien de grave. »

Un froncement de sourcil naquit sur le visage du blanc. Reprenant un peu le contrôle de ses jambes, il se retourna et vit une longue coupure le long du bras droit de l'Indien.

« Rien de grave ? Siffla-t-il. Ne me fais pas rire ! Tu saignes comme un cochon qu'on aurait égorgé ! »

Rapidement, Niccolo alla chercher un bol d'eau, traînant Yacahüey derrière lui. Il lui versa sans ménagement le liquide sur le bras et vérifia l'étendu de la blessure. La plaie saignait beaucoup, mais ne représentait pas un réel danger pour la vie de son ami.

« Ne me fais pas peur comme ça.

– Je vais bien. C'est pas dangereux. »

Niccolo pinça les lèvres, d'un air mécontent. Que la plaie soit bénigne ou non, Yacahüey restait blessé.

« Regarde-moi, » ordonna l'Indien d'un voix douce.

L'Italien releva les yeux, et croisa les orbes sombres de son cadet. Aucun doute, ni inquiétude ne traversait son regard.

« Je vais bien, assura-t-il d'une nouvelle fois. Tu me crois ?

– Je te crois, » fit le blanc après un moment de silence.

L'émotion rattrapa le châtain et il s'effondra à côté du guerrier. Pour empêcher qu'il ne glisse du rondin sur lequel ils se tenaient, Yacahüey glissa un bras autour de sa taille et le colla à lui. Aussitôt, l'aîné se détendit et pour éviter que ses mains ne tremblent plus, il les posa sur ses cuisses.

Doucement, le chasseur en saisit une, et la serra doucement. Il essayait de se convaincre que son attitude ne cherchait qu'à réconforter son ami, mais il savait au fond de lui que, s'il devenait aussi tactile, c'était pour calmer les propres palpitations de son cœur.

La peur qui lui détruit les tripes lorsqu'il vit Niccolo se battre continuait de malmener son estomac, et son cœur loupait encore des battements.

« Nanichi, l'appela doucement le brun. J'ai vraiment eu peur pour toi. J'ai cru que toi allais mourir là-bas.

– Ne t'en fais pas, Yaca. Tu m'as appris à me battre. Je pouvais me débrouiller. C'est ce que j'ai fait d'ailleurs, fit l'Européen avec une pointe de fierté dans la voix.

– Je sais, » répondit l'autre homme dans un murmure.

Même si son esprit lui assurait que son amour savait se battre aussi bien que n'importe quel guerrier ici présent, que son corps fin dissimulait une force supérieure à beaucoup de chasseurs, son cœur continuait d'imaginer le pire.

Autour d'eux, les hommes déplaçaient les blessés, les femmes pansaient les guerriers, et les enfants jouaient autour d'eux, dessinant avec le sang des motifs sur leur corps. Ils se passaient les têtes décapitées. (Nda : Je n'ai aucune idée des coutumes des Taïnos à ce niveau-là, je me base sur des souvenirs d'un texte de Montaigne et j'imagine le reste).

Niccolo regardait la scène sans vraiment la voir. Le carnage qui suivait la bataille se ressemblait toujours, et même s'il n'avait jamais pris part à une guerre, Niccolo connaissait suffisamment les bas-fonds des villes pour savoir que le respect des morts n'existaient que chez les nobles. Le peuple, lui, récupérait ce qu'il pouvait et continuait sa journée tranquillement. On ne peut vivre sans mourir, et le calfat le savait. Ceux qui l'ignorait finissait dans l'estomac des rats.

« Yaca…

– Hum ?

– Ça signifie quoi nanichi ? Tu m'as appelé comme ça tout à l'heure. »

A sa grande surprise, Yacahüey devint rouge pivoine. Ameyo, qui se tenait quelques pas plus loin, surprit la conversation et ricana.

« Quoi ? Fit Niccolo en relevant la tête vers l'autre guerrier.

Il ne te dira jamais ce que ça veut dire, sourit l'autre.

Ferme-là, Ameyo ! »

La réaction de l'Indien accentua le sourire d'Ameyo.

« Yaca, ça veut dire quoi ? »

Une nouvelle fois, le Taïno regarda à côté, refusant de croiser le regard de son aîné. Il garda le silence.

« Niccolo, l'interpella un autre guerrier.

– Oui ?

Tu as été incroyable tout à l'heure ! Sans toi, on serait tous morts. »

D'autres Taïnos vinrent le féliciter pour son combat. A ses côtés, Yacahüey gardait le silence, mais à mesure que les autres s'approchaient, il s'était collé à son ami et le maintenait fermement contre lui. Niccolo ne s'en plaignait pas, et au contraire, se reposait légèrement contre l'Indien.

Même lorsque les autres membres de la tribu cessèrent de le féliciter, Yacahüey ne se sépara pas de l'Européen.

« Mon amour.

– Pardon ? Releva Niccolo.

Nanichi, ça veut dire « mon Amour » ou « mon Cœur »… Je crois. »

Le châtain garda le silence. Son cœur battait plus vite que jamais.

« Je… Tu… Tu es amoureux… de moi ? Demanda Niccolo.

– Amoureux ? Demanda le chasseur.

– Tu m'aimes ?

– Oui… » fit Yacahüey en expirant lentement.

Niccolo garda le silence, incapable de prononcer le moindre mot. Son esprit chamboulé n'arrivait pas à faire le tri dans ses émotions. Une joie intense irradiait son corps, anesthésiait toute sensation autre que celle de son cœur battant la chamade.

« Ce n'est… pas bon? » Demanda le Taïno d'une voix hésitante.

Le châtain ouvrit la bouche, mais aucun son n'en sortit.

« Je le savais… murmura Yaca d'une voix brisée. Je… Je vais partir... »

Au moment où il se levait, les cordes vocales du blanc se remirent en marche : « NON ! » fit-il en attrapant le bras de l'autre homme.

« Non, reste. Je t'en prie. »

Le regard brisé, Yacahüey baissa les yeux vers son aîné. Ses iris noirs sondaient Niccolo, à la recherche d'une réponse. Il hésita un instant, mais finit par s'accroupir devant l'Européen. L'Indien observait les émotions qui traversaient le visage de son ami. Il ne s'y trouvait aucune trace de haine, de dégoût ou de rejet.

« Est-ce que… Tu vas bien ? S'enquit-il

– Je… Oui, hésita Niccolo.

– Tu es sûr ?

– Oui. »

Un sourire éblouissant vint se dessiner sur ses lèvres. Yacahüey comprit alors. Même si son ami ne pouvait pas l'exprimer, il savait ses sentiments réciproques. Sa main, posée sur le genoux de l'Européen, alla se poser sur sa joue. Du bout du pouce, il vint caresser sa peau douce. Niccolo se nicha dans le creux de la main, et ferma les yeux. A ce simple contact, son cœur accéléra un peu plus sa course.

De nouveau muet, l'Italien décida de passer à l'action. D'un geste hésitant, il vint embrasser rapidement les lèvres de Yacahüey. Ce dernier resta surpris un instant.

« Refais ça. »

Niccolo eu un petit sourire et revint caresser la bouche de l'Indien. Il s'attarda un peu plus longtemps, et apprécia le contact. Maladroitement, le Taïno rendit le contact. Visiblement, cette marque d'affection n'existait pas dans sa culture, mais il s'y adapta rapidement. Au bout de quelques mouvement, il prit l'initiative. Il vint mordiller les lèvres qui dansaient sur les siennes.

« Attends... »

Yacahüey se retira, un air perplexe sur le visage.

« Pas bien ?

– Si ! Si, c'était bien ! Mais... »

Niccolo semblait gêné, ce que ne comprenait pas l'autre homme. Il pencha légèrement la tête sur le côté, cherchant à comprendre ce qui n'allait pas.

Incapable d'exprimer l'origine de sa gêne, l'Italien finit par prendre la main de son ami, et la plaça… sur ses parties. Il était dur.

« Oh. »

Niccolo ricana de la réaction de Yaca. Oui, « oh ».

Yacahüey réfléchit un instant, et finalement, décida de se lever. Il attira le châtain à sa suite, et il le conduisit dans son bohio. Là, ils reprirent leurs activités.

L'Indien pressa l'Italien contre son torse, et lui fit relever la tête. Doucement, il vient picorer ses lèvres. Ce fut Niccolo qui approfondit le contact. Il profita d'un moment où Yaca reprenait son souffle pour glisser sa langue entre ses lèvres. Le Taïno eu un mouvement recul, surpris, mais revint rapidement vers lui.

Ensemble, ils apprenaient à se connaître. Ensemble, ils apprenaient à aimer. Ils se sentaient enfin entier.

Leurs corps s'échauffaient, leurs mains dansaient. Niccolo découvrait le dos de son amant du bout des doigts. Il s'amusait à le faire frissonner. Mais la partie sud de leur corps se sentait délaissée. Yacahüey finit par s'allonger sur le sol, et invita son aîné à le rejoindre. L'Italien s'allongea sur lui. Leurs membres gonflés se touchèrent à travers leur pagne. Ils étouffèrent un gémissement.

Niccolo observa le visage de son amant. Sa peau dorée, ses yeux aimants, le léger sourire qui illuminait son visage, et surtout, cette expression d'envie qui réconfortait l'Italien. Il se sentait adoré et désiré.

Doucement, Yacahüey inversa leur position et passa sur le dessus. Il n'avait jamais fait l'amour, mais il savait comment l'homme chevauchait la femme. On lui avait appris que la femme possédait deux trous, un comme les hommes et un autre qui accueillait le pénis. Mais Niccolo n'avait qu'un seul trou. Alors il improvisa.

Il rapprocha son amant de lui, et le fit se retourner. Niccolo comprit rapidement, et malgré ses tremblements incontrôlables, il redressa les hanches. Yaca cracha dans sa main, et lubrifia rapidement son membre puis il plaça son pénis entre les cuisses de l'Italien. Leurs deux membres s'embrassaient.

Le contact leur arracha un véritable gémissement cette fois-ci. Le Taïno cherchait ses marques, mais ses mouvements gagnèrent progressivement en assurance. Sûrement, il les amenait tous deux vers leur libération.

Ce premier rapport ne connaissait pas la puissance qu'aurait les prochains. Il ne le mena pas à l'orgasme, mais la sensation de proximité, l'amour qu'ils se donnaient réchauffait leur cœur et les comblait de bonheur.


A l'extérieur de la hutte, les autres Taïnos pouvaient entendre leurs râles étouffés et s'ils trouvaient le moment mal choisit, – après tout, ils venaient de se battre et les blessés commençaient à peine à se reposer – ils partageaient leur joie. Ils se tournaient autour depuis trop longtemps.


Yacahüey et Niccolo profitait du moment. Ils appréciaient leur contact de leur peau nues l'une contre l'autre. Ils se détendaient enfin après le combat et leurs ébats. Bien sûr, le futur leur apporterait leur lot de joie et de tristesse. Christophe Colomb reviendrait, les Indiens d'Amérique subiront le sort qu'on leur connaît. Mais pour l'heure, seul la perfection de l'instant importait. Ils s'inquiéteront de leur futur plus tard.


Merci d'avoir lu cet OS jusqu'au bout ! N'hésitez pas à me dire ce que vous en avez pensé (en bien comme en mal, je prends toute critique) !