ÉTEINS LA LUMIÈRE
Contente de vous retrouver avec cette nouvelle histoire, que je poste aussi sur AO3 en RPF. J'espère qu'elle vous plaira, on est partis pour une trentaine de chapitres. Les personnages vous évoqueront peut-être un Premier ministre assez récent et un journaliste, ce sera bien sûr pur hasard... XD Bonne lecture !
1
FLORIAN
C'était l'an dernier, en août. Ça faisait deux jours déjà que j'étais à Toulon, pour préparer le direct du vendredi soir, depuis le Charles de Gaulle. Un bien beau navire, le Charles de Gaulle. Deux réacteurs nucléaires, 83 000 chevaux, 42500 tonnes de déplacement, 1950 marins à bord, belle bête. Le joyau de la Marine, ou un truc comme ça. Évidemment en ce jour de « grande parade » le rédacteur en chef du journal n'avait rien trouvé de mieux qu'un direct, avec interview d'amiraux et du Premier Ministre himself, depuis le pont du navire. Inutile de préciser que le stress était à son comble depuis deux semaines, entre briefs, conseillers en communication hystériques et réunions de préparation diverses.
L'heure de l'interview avait déjà été déplacée deux fois, selon les contraintes des uns et des autres, et je commençais à désespérer de parvenir à un accord lorsque, à deux minutes du direct, tout s'était débloqué. Ce que nous n'avions pas prévu c'était le vent, des bourrasques terribles qui nous pliaient en deux et sifflaient dans les micros, nous obligeant à crier. Heureusement que je n'avais pas de moumoute car elle se serait envolée à coup sûr. Toute l'équipe technique était sur les dents, et après la présentation des premiers sujets j'étais déjà épuisé. C'est les dents serrées et l'air préoccupé que Maxime Alvaro, le Premier Ministre, a répondu à mes questions, le regard perdu au loin. Les avions de chasse passaient au-dessus de notre tête et nous étions entourés d'officiers de sécurité et de militaires, un fouillis indescriptible. Dès son dernier mot il a tourné les talons, j'ai repris le fil de l'actualité. Un homme mince et sec, avec un regard noir perçant. Décidé.
Tant bien que mal j'ai terminé le direct, complètement échevelé et presque aphone, après m'être pris un coup de perche sur la tête. « C'est le vent » a maugréé Vincent, mais j'avais des doutes. Avec lui il y avait toujours des sales coups, je détestais son air sournois et lui n'aimait pas mon style trop « gendre idéal », pour ce que j'en savais.
Après avoir remballé tout le matériel, l'équipe et moi sommes rentrés au port, pas mécontents. Lise, l'assistante, envoyait des messages sur Iphone sans lever le nez et Éric, le caméraman, mâchait son chewing-gum d'un air absent. J'avais hâte d'arriver pour attraper le TGV et rentrer à Paris, c'était la fin de la semaine et le lendemain soir j'avais un journal à présenter.
Au moment où j'ai posé le pied sur la terre ferme mon Smartphone a commencé à vibrer, c'étaient tous les messages non reçus en mer, qui patientaient depuis le matin. Une vraie avalanche. D'un coup d'œil j'ai trié les expéditeurs, histoire de prioriser. Mon patron m'annonçait que mon idée d'émission d'access prime time avait été refusée, mais que je pourrais continuer à animer des débats une fois par mois, en seconde partie de soirée. Pas le concept le plus excitant qui soit mais ça me permettait de me faire les dents, et de faire mes preuves face aux politiques – même si le créneau était déjà bien chargé.
C'est lorsque j'ai traversé le hall de l'hôtel, ma valise à la main, que la conseillère en communication du Premier Ministre est venue me voir, tout sourires :
- Maxime est très satisfait de l'interview, même s'il avait le soleil dans les yeux. Mais j'imagine qu'on ne pouvait pas faire de contre-jour, bien sûr. Il y a un petit cocktail à 17 heures, vous y serez le bienvenu.
C'était une belle femme brune, aux cheveux courts et à l'allure décidée, typique de l'ENA. J'ai lu son nom sur son badge : Sophie Montfort.
- Merci beaucoup mais j'ai mon train dans une heure, et je ne voudrais pas le rater. C'est très aimable à vous.
- C'est dommage, vous auriez pu rencontrer des personnes très utiles, comme le directeur de cabinet. C'est lui qui valide certaines demandes d'interviews, et votre chaîne nous en a déjà adressé plusieurs. Mais c'est vous qui voyez…
Sur le coup j'ai hésité. J'avais très envie de revoir ma femme et mon fils, mais une telle occasion risquait de ne pas se reproduire souvent. En quelque secondes j'ai essayé de me rappeler s'il y avait un train plus tardif – c'était sans doute le cas. Sûrement. Puis je l'ai fixée droit dans les yeux :
- D'accord. Merci pour votre invitation.
- Très bien. A tout à l'heure, alors, a-t-elle lâché avec un demi-sourire satisfait.
Évidemment, j'avais deux heures à tuer et plus de chambre, je me suis donc installé au bar avec un café et mon ordi, pour répondre à mes mails. Une ambiance feutrée, avec un fond musical type ascenseur et des clients qui me jetaient des petits coups d'œil curieux. Sans doute l'impression de m'avoir déjà vu quelque part, mais sans savoir où. Je n'étais pas si connu, juste un mec qu'on voit parfois à la télé. Le présentateur remplaçant. Le joker.
Mon téléphone n'arrêtait pas de vibrer dans ma poche, j'avais décidé de l'ignorer. Au bout d'une demi-heure j'avais déjà six appels en absence – dont un de Magali.
« Merde » ai-je murmuré entre mes dents.
Je l'ai rappelée immédiatement, prenant bien garde de parler doucement.
- Florian ? Tu es dans le train ? a-t-elle demandé d'une voix un peu anxieuse.
- Heu… non, pas exactement. Je… suis coincé à Toulon. Il y a un débrief organisé ce soir avec le chef de cabinet, j'ai pas pu y échapper.
- Quoi ? C'est une blague ? Tu rentres quand alors ?
- Faut que je vérifie les horaires des trains, j'ai du mal à me connecter, là.
- Mais t'es où ?
- A l'hôtel. A Toulon.
- Et t'arrives pas à te connecter dans un hôtel ? Étrange. Je te rappelle qu'on sort ce soir, j'ai réservé des places de théâtre. Tu t'en souviens, non ?
- Je… franchement, non, je n'y pensais plus. Désolé.
- Florian, a-t-elle repris d'un ton franchement réprobateur. T'étais d'accord, tu te rappelles ? Ça fait deux mois que j'ai les places.
- Mais je suis d'accord ! Je préfère nettement aller au théâtre avec toi que de me fader le cabinet du Premier Ministre, tu penses bien. C'est la poisse. Écoute, je vais faire l'impossible pour…
Mais elle avait déjà raccroché, et j'ai commandé un autre café.
oOoOoOoOo
A dix sept heures pétantes la conseillère en communication est venue me voir, toute fraîche et charmante dans son tailleur noir, alors que ma chemise avait déjà beaucoup vécu.
- Vous êtes prêt ?
- Bien sûr, ai-je répondu avec une assurance feinte en éteignant mon ordi.
Prêt pour quoi ? C'est là que j'ai réalisé que j'aurais sans doute dû préparer quelques questions intelligentes, mais c'était trop tard. Nous avons foulé la moquette épaisse jusqu'au salon Excellence, où une vingtaine de personnes bavardaient déjà en sirotant des flûtes de champagne sous les lustres. Mon équipe était repartie en TGV dans l'après-midi, je les avais vus plier bagages avec une pointe de déception.
- En fait l'horaire officiel c'était 16h30 mais comme ça vous avez échappé au discours du Préfet, m'a-t-elle soufflé à l'oreille. Prenez une coupe, je vais dire à Jacques que vous êtes là.
Quelques visages ne m'étaient pas inconnus dans l'assistance, sans que je puisse réellement les situer. Sans doute des édiles locaux, ventripotents et parlant fort, heureux de pérorer entre eux. Un peu plus loin un groupe plus jeune bavardait d'un air entendu, lançant des piques et des jeux de mots pour initiés. Vu leur habillement et leur âge j'en ai conclu que c'était de jeunes conseillers du cabinet, des Parisiens bon teint venus se moquer des dinosaures locaux.
- Vous n'êtes pas à la télé, ce soir ? m'a lancé une jeune fille en s'approchant de moi, souriante.
- Eh non, puisque je suis ici. Un autre soir…
Elle a fait une petite moue, puis a bu une gorgée de champagne avec délicatesse. Avec sa robe courte et ses boucles d'oreille en diamant, on aurait dit une actrice. Belle et consciente de l'être. Pas le profil de la jeune énarque, plutôt quelque chose d'une princesse.
- Je ne regarde pas souvent la télé mais j'aime bien quand c'est vous qui présentez, a-t-elle repris d'un air mutin. Les autres se prennent trop sérieux.
- C'est vrai qu'il faut faire les choses sérieusement sans se prendre au sérieux, ai-je cru bon d'ajouter.
- Mais la télé rend fou, pas vrai ?
- Il parait, oui. C'est ce que prétendait Masure. Mais je me soigne…
Elle a levé son verre vers moi pour trinquer, j'ai souri.
- Le champagne est le meilleur des médicaments, a-t-elle murmuré.
- Ça dépend pour quoi…
- Moui. On s'ennuie tellement, ici. J'espère que mon père va bientôt être muté sur Paris, que je quitte ce trou.
- Toulon est une belle ville, je trouve. Quant à Paris, ce n'est pas drôle tous les jours, vous savez. Enfin, ça dépend où on habite. C'est qui votre père ?
- L'homme avec le costume bizarre, là, à côté du Premier Ministre. Il est Préfet.
- Ah, d'accord. Dans ce cas je pense que vous vous plairez à Paris.
- J'aimerais faire une école de journalisme, comme vous. Mais mes résultats ne sont pas trop à la hauteur, parait-il…
- Oh, ça peut s'arranger, je pense, ai-je glissé en finissant ma coupe.
- Pourquoi vous dites ça ? Parce que mon père est Préfet ? Mais je veux m'en sortir seule, moi, a-t-elle maugréé avec une moue charmante.
- Bien sûr… C'est tout à votre honneur. Je ne me fais pas de souci pour vous.
L'ambiance était de plus en plus animée, l'alcool aidant, et je commençais à me demander si le fameux directeur de cabinet m'avait oublié.
- Oh flûte, a-t-elle grimacé, voilà l'insupportable Delplanque. Il fonce sur nous. Bon, je vous laisse…
Avant que j'aie pu répondre la conseillère en communication était à côté de moi, accompagnée d'un homme à l'air las.
- Jacques, je te présente Florian, journaliste et présentateur du JT. Je crois qu'il a une requête. Bon, je vous laisse…
L'homme m'a tendu une main sèche et m'a dévisagé sans aménité, la mâchoire sévère. J'ai eu un instant de panique : je n'avais aucune requête, c'était cette conne qui m'avait demandé de rester, pour une raison inconnue.
- Vous aussi, vous êtes coincé ici, a-t-il fait remarquer en buvant son verre de jus d'orange. Pénible ces pince-fesses obligés avec le gratin local, mais que voulez-vous ? Quand on se déplace on n'y coupe pas. Il faut saluer chaque maire, député, sénateur, et j'en passe… mais chaque métier a ses obligations, pas vrai ?
- J'imagine, oui.
- Venez, essayons de nous trouver un endroit un peu plus calme, a-t-il repris en jetant un coup d'œil méprisant à ses voisins hilares. Dans ce coin, là.
Nous nous sommes assis sur des chaises aux dorures fatiguées, j'ai vu que le Premier Ministre nous suivait du regard, de loin. Sans doute avait-il besoin de son directeur de cabinet, et l'entretien allait être abrégé. Ouf.
- Comment va ce cher Thibault ? a demandé ce dernier en fixant son verre.
En une fraction de seconde je me suis demandé de qui il parlait, puis j'ai compris que c'était le président de chaîne, - que je n'appelais jamais par son prénom.
- Bien, je pense. Je ne le vois pas tous les jours.
- Hum, c'est évident, oui, excusez-moi. Nous étions ensemble à l'ENA, même si on ne se fréquentait guère, à l'époque. Une fameuse époque… mais je m'égare. Il va se représenter ?
- A son propre poste ? J'imagine, oui. On ne lâche pas si facilement l'affaire, vous savez.
- Comme vous dites, a repris l'autre en soupirant. Il me harcèle pour qu'on accepte un documentaire « de l'intérieur » sur Manuel, mais lui ne veut personne dans ses pattes à Matignon.
J'ai hoché la tête, comme si j'étais au courant de cette affaire – alors que j'en ignorais tout, évidemment. Le sujet n'avait jamais été abordé en conférence de rédaction, ça devait faire partie des sujets « chasse gardée » du rédacteur en chef.
- Évidemment, selon l'angle, on pourrait être amenés à revoir notre position, a-t-il repris d'un négligemment.
- Bien sûr, ai-je répondu d'un air entendu.
Tu parles. Connivence et léchage de bottes, les deux mamelles du journalisme d'État. Un jeune homme à l'air coincé est venu chuchoter à l'oreille du chef de cabinet, sans même m'adresser un regard. Petit con, va. Ce dernier a acquiescé puis a pris congé de moi par un vague murmure, je me suis dit que j'avais loupé mon train pour rien.
J'allais repartir quand une voix féminine s'est élevée dans mon dos :
- Alors ? Il vous a proposé quoi ? m'a demandé la conseillère en communication d'un ton satisfait.
- Rien, ai-je répondu en soupirant. Il est resté très vague. Visiblement le Premier Ministre ne souhaite pas qu'on l'interviewe. Bon, je vais y aller, maintenant, ai-je ajouté en regardant ma montre.
- Pas question ! s'est-elle écriée en faisant sursauter ses voisins. Ça ne va pas se passer comme ça. Venez avec moi, a-t-elle repris plus doucement en m'amenant vers le fond de la pièce.
Je l'ai suivie sous l'œil amusé de quelques autres conseillers, feignant l'indifférence derrière leurs coupes de champagne. J'espérais qu'elle serait brève, j'avais vraiment envie de rentrer chez moi et le dernier TGV était à 19 heures.
- Delplanque est un idiot, m'a-t-elle asséné tout de go en m'invitant à m'asseoir à côté d'elle sur un des vieux canapés rouges à accoudoirs dorés de la République.
- Pardon ?
- Il n'est pas d'accord avec cette idée de reportage à Matignon mais j'ai dit à Maxime : « Il faut que les gens te voient sous un autre jour, plus humain. A la télé tu es trop rigide, trop coincé. Là on te découvrira autrement, ce sera bon pour toi ».
Sa manière de parler de « Maxime » comme si elle était sa meilleure copine m'a agacé, mais je me suis tu. Que valait-elle, réellement ? Fallait-il lui accorder plus de crédit qu'au Dircab ? Elle continuait de pérorer sur la stratégie de communication à mettre en œuvre quand je me suis permis de l'interrompre :
- Je ne comprends pas bien. C'est ma chaîne qui a sollicité cette interview ou c'est votre demande ? Ce n'est pas très clair, excusez-moi.
Après une moue interloquée, elle a enchainé :
- Mais votre chaîne nous sollicite sans cesse, vous savez ! On pourrait passer notre temps à la télé, sur les plateaux de JT, si on vous écoutait.
« On » ? Ben voyons. Mais pour qui tu te prends ?
- Non, en fait, a-t-elle repris plus bas, ce qu'il faudrait, - et c'est ce qui fait peur au DirCab- c'est un reportage un peu plus en profondeur, plus intime, vous voyez ?
Tu m'étonnes. Une ode à la gloire de ton patron, c'est ça ?
- Je crois que je vois. Ce n'est pas dans mon périmètre de compétences, ce genre de reportage. Mais je ferai suivre à mes collègues qui…
- Non, non, non, vous ne comprenez pas, s'est-elle entêtée. Je voudrais un truc plus personnel, comme ce que fait votre collègue, là, Laurent machinchose, vous savez, des portraits d'hommes célèbres…
- Mais je ne fais pas ça du tout ! Je suis désolé mais c'est un malentendu et…
A ce moment-là le jeune homme à l'air coincé de tout à l'heure est venu lui chuchoter à l'oreille –décidément, c'était une coutume- et elle a acquiescé, préoccupée.
- Je vais devoir y aller, l'avion du PM part plus rapidement que prévu, il a une urgence, a-t-elle déclaré sèchement en me prenant par le bras et en me poussant vers la sortie.
Le PM ? Qu'est-ce que c'est que ce langage ?
- Justement, moi j'ai un train à prendre, je dois y aller aussi, ai-je enchéri rapidement en tentant de me dégager. Appelez la rédaction, vous trouverez sûrement quelqu'un qui…
Dans la cohue nous nous sommes retrouvés dans le hall, officiels et membres de cabinet mélangés. Elle ne me lâchait pas le bras et j'envisageais de crier au viol quand nous nous sommes retrouvés devant une estafette noire, garée à l'entrée de la préfecture. Deux officiers de police se sont précipités vers moi, prêts à me fouiller, quand Sophie Montfort a montré son badge :
- Il est avec moi, il est habilité. Laissez-nous monter.
- Quoi ? ai-je hoqueté, essayant désespérément de lui faire lâcher mon bras.
- Montez avec moi, on va régler cette affaire.
J'ai pris place sur la banquette arrière, un peu durement, sous l'œil agacé des officiels, dont le directeur de cabinet qui me dévisageait comme si j'étais un malpropre.
- Mais… et mon train ?
- Je vous propose de rentrer en avion, c'est bien plus pratique, non ?
Devant nous les voitures officielles ont démarré rapidement, et bientôt nous étions sur l'avenue, toutes sirènes hurlantes. Au bout de quelques minutes nous étions à l'aéroport, je n'avais jamais voyagé à une telle vitesse. Les gens dans les voitures nous fixaient, yeux écarquillés, alors que nous les dépassions comme si une urgence vitale était en jeu. Grisant, à défaut d'être ridicule.
Les voitures se sont arrêtées directement sur le tarmac et nous avons grimpé la passerelle du jet en quelques marches. En faisant le compte, nous n'étions pas si nombreux que ça, à l'intérieur. La garde rapprochée du PM à l'avant et quelques officiers de sécurité derrière, oreillette vissée au crâne. Sophie s'est installée en queue d'appareil sans hésitation, puis m'a fait signe de m'installer en face d'elle. J'étais tellement abasourdi que je ne réagissais plus, pris de court. Était-ce un rêve ? Un gag ? Et ma valise ?
- Mais je n'ai pas mes affaires ! Ma valise est à l'hôtel. Je ne comprends rien à votre comportement, mademoiselle.
- Madame. Rassurez-vous, ce n'est pas un enlèvement. Donnez-moi le numéro de votre chambre et je ferai chercher votre sac. Vous l'aurez chez vous demain matin.
- Mais quand même…
- Je vous trouve bien hésitant, pour un journaliste. Il faut savoir saisir sa chance, non ?
- Sa chance de quoi ?
- D'avoir un scoop, bien sûr ! a-t-elle répondu en levant les yeux, comme une évidence. De se faire une place au soleil. L'année prochaine est une année électorale, ne l'oubliez pas.
Je me suis retenu de grimacer, peu convaincu. L'avion a commencé à rouler puis a rapidement pris de la vitesse, j'ai bouclé ma ceinture alors que tout le monde discutait déjà posément, dans les travées. Dès le décollage elle s'est mise à tapoter sur son portable, comme si je n'existais plus. De mon côté j'en ai fait autant, pas question de rester bras ballants. Je me croyais dans une scène de film, tout me semblait surréaliste. Une hôtesse est passée dans l'allée, nous proposant des boissons fraîches, j'ai choisi un coca, pour ne pas trop abuser de la situation alors qu'elle prenait un verre de champagne, négligemment. C'était un cliché risible, une scène de mauvais téléfilm.
A un moment Maxime Alvaro, le Premier ministre, est passé dans l'allée sans nous jeter même un coup d'œil, dans l'indifférence générale. C'est quand il est repassé dans l'autre sens que Sophie lui a fait signe, puis lui a soufflé à l'oreille, en me désignant :
- C'est bon, Florian est OK pour l'interview.
- Parfait ! a-t-il répondu un peu sèchement, en me jetant un coup d'œil rapide. Vous prendrez rendez-vous directement avec Nadine, mon assistante.
- Je... euh… oui, ai-je répondu, abasourdi.
Il s'est éloigné sans un mot, alors que Sophie était tout sourires, satisfaite d'elle-même.
- Je n'avais pas dit oui ! ai-je protesté.
- Pourtant vous êtes là, non ?
- Contraint et forcé.
- Ben voyons. Mesurez votre chance, au lieu de vous plaindre. Ça vous fait quoi, d'être au cœur du pouvoir ?
- Rien. C'est ce que je veux éviter, justement. Qu'on me colle une étiquette politique.
- Allez, faites pas la fine bouche. Ce sera une consécration, pour vous, quand il sera président. Surtout si vous en faites un livre…
- Quoi ? Mais il n'a jamais été question de livre !
- L'appétit vient en mangeant, vous verrez, a-t-elle murmuré avec un sourire entendu.
Elle m'agaçait, avec ses airs satisfaits, j'ai enfoncé mes ongles dans les accoudoirs pour ne pas lui coller une baffe. L'avion commençait déjà sa descente sur le Bourget, la nuit tombait.
- Je ne mange pas de ce pain-là.
- Bien sûr, a-t-elle acquiescé avec malice. Bien sûr.
- Et ma hiérarchie ? Ce n'est pas du tout dans mes attributions, ce genre d'exercice.
- Rassurez-vous, on s'occupe de tout. Votre président de chaîne n'a rien à nous refuser.
Une fois de plus j'ai tiqué, exaspéré par son ton condescendant. Je ne voulais pas de ça, il devait bien y avoir un moyen de décliner cette offre, encore. Il suffisait de trouver.
- Mais est-ce qu'il ne vaudrait pas mieux trouver un journaliste intéressé et compétent ? Je ne comprends pas votre empressement, ça n'a pas de sens…
Elle a souri un peu mystérieusement, je me suis demandé à quel jeu elle jouait.
- Disons que quand je me fixe un objectif, je suis prête à tout pour l'atteindre, a-t-elle murmuré en se penchant vers moi.
- Mais… pourquoi moi ?
- Parce que je pense que vous êtes l'homme de la situation, a-t-elle lâché avec un petit clin d'œil. L'homme idéal.
CAROLINE
Il est arrivé un soir de mai, le jour commençait à décliner sur la terrasse devant la maison, le chien a jappé brièvement. Au début il n'y avait qu'un bruit de moteur et de la poussière, je suis sortie sur mon palier pour retenir le chien – la chienne, Plume. Drôle de nom pour un Briard de son poids mais c'était le nom choisi par mes fils, l'année des « P ». Je ne voulais pas de chien mais mon ex-mari avait réussi à me faire peur, avant son départ. « On est quand même très isolés, ici. Il n'y a personne à moins de 5 km, tu le sais, et désormais tu seras seule dans ce corps de ferme. C'est beaucoup trop grand pour toi» avait-il lâché négligemment un soir. Seule avec deux fils, charmant. Bien entendu Dimitri et Clément avaient sauté de joie, c'était leur rêve de gamins. Une semaine plus tard Plume arrivait chez nous, toute tremblante dans son panier.
Comme d'habitude Plume a fait la fête à l'arrivant – tu parles d'un chien de garde. Il faut dire que les locataires se succédaient depuis l'été, je louais les deux maisons attenantes à la mienne, de vieilles granges réhabilitées. J'aurais bien fait chambre d'hôte aussi mais l'idée de préparer les lits et les petits déjeuners chaque matin me fatiguait d'avance. Depuis que mes fils étaient à l'université j'aimais m'affranchir des contraintes ménagères quotidiennes. Le grand ménage du week-end à chaque arrivée de locataire me suffisait largement. Changer les draps, nettoyer le sol et la salle de bain, faire la poussière – c'était déjà beaucoup de boulot.
Depuis que j'avais arrêté de travailler j'arrondissais mes fins de mois comme ça, bon an mal an. « La cage ne nourrit pas l'oiseau » aimait me répéter Philippe, mon ex-mari. Avant de s'acheter un superbe appartement dans le sud avec sa jeune « amie ». J'avais eu la chance d'hériter d'un grand corps de ferme près de Tours mais pas un centime pour l'entretenir – et pas l'envie de vendre. Les bâtiments étaient dans ma famille depuis des années, le début du siècle au moins. Comment accepter l'idée de croiser des gens dans notre jardin, devant chez nous ? S'il fallait supporter les autres ce ne pouvait être que brièvement – pour la semaine. Mon petit business fonctionnait pas mal, via un site internet. C'était presque plein l'été. Les amoureux de calme et nature se disaient comblés - retour au XIXème pour pas cher.
J'étais donc devant ma porte quand la moto s'est arrêtée et qu'un homme en est descendu, Plume aboyant joyeusement autour de lui. Un instant je me suis demandée si j'avais oublié une réservation, ou s'il était perdu. Difficile d'arriver chez nous par hasard, il n'y avait qu'une route en cul de sac, s'arrêtant à notre chêne. Il a retiré son casque et j'ai vu un homme encore jeune – la trentaine – mal rasé et décoiffé, l'air fatigué. Négligé. Ou c'est peut-être la mode, je ne peux pas dire.
- J'ai vu que vous faisiez gîte sur une pancarte, là-bas. Il vous reste quelque chose à louer ? a-t-il demandé dans un souffle.
- Je…. oui, ai-je brièvement hésité. Vous êtes seul ? Ce sont des maisons avec deux chambres, ça va être grand pour vous.
- C'est pas grave. Ça dépend du prix.
- 300 euros la semaine –en été. Dégressif si vous restez plus. 1000 euros le mois. Vous ne préférez pas l'hôtel ?
Quelque chose m'inquiétait en lui. Son allure un peu dégingandée, ou alors son regard terne. Avachi. Des yeux verts et de grands cils noirs, mais sans une lueur d'espoir.
- Non, j'en ai assez de l'hôtel, j'ai besoin d'air. De respirer, a-t-il ajouté en se tournant vers les prés. On peut visiter ?
- Oui, bien sûr. Il y a deux maisons disponibles, mais l'une sera trop grande pour vous. A moins que vous ne soyez pas seul ?
- Comment ? Je… pour l'instant je suis seul. Mais c'est possible que ça change, en effet, a-t-il ajouté un peu rapidement sans me regarder.
- Je vous fais visiter la plus petite, en plus elle est prête, les draps sont propres, tout est OK, ai-je dit en me dirigeant vers le bâtiment de gauche, le chien sur les talons. Il y a 60 m² à peu près, c'est très simple à l'intérieur, vous verrez. Rustique. C'est ce que les gens aiment, ici.
Sans un mot il m'a suivie de pièce en pièce, cuisine ouverte et salle à manger en bas, les chambres en haut. Papier peint démodé mais plancher propre, serviettes et draps à disposition. Une télé en bas et un lave-vaisselle, tout le confort. Rien ne l'a vraiment intéressé, apparemment.
- Il y a Internet ?
- Oui. Quand ça marche. Parfois on a des problèmes de connexion. C'est la pampa, ici, vous savez. Ravitaillé par les corbeaux, disait ma grand-mère.
- Mais ça marche ou ça marche pas ?
- Ça marche, ai-je dégluti. Globalement.
Son œil s'est obscurci, soudain plus acéré. De près il paraissait plus jeune, mais toujours sur la défensive. Il était grand finalement, les épaules bien carrées. Il a posé son casque sur la table, en bas, et s'est retourné vers moi :
- OK, je prends. Je signe où ?
- Euh… tous les papiers sont chez moi, je n'ai rien préparé. Vous payez comment ?
- En liquide, pour la première semaine. Je reviens de l'étranger, il faut que je réactive mon compte en France.
Une sonnerie a retenti dans ma tête, comme on dit dans les mauvais romans. Bizarre. Je me souvenais que sur le site on nous disait de sécuriser les paiements et vérifier les identités, j'ai tiqué. Et si c'était un criminel ? Un repris de justice ?
- Ne vous inquiétez pas, a-t-il repris de sa voix un peu grave, je ne suis pas en fuite. Disons que… j'ai pris le large pour des raisons personnelles mais vous ne risquez rien.
- Vous avez une pièce d'identité ?
- Oui, j'ai mon permis, a-t-il répondu en haussant les épaules. Quelque part dans mes affaires.
J'ai senti qu'il me mentait mais je n'ai rien répondu, j'ai tourné les talons pour aller vers chez moi, régler les formalités sans insister. Pourquoi ? Je n'ai pas la réponse. Par paresse peut-être. Ou alors par goût du risque – même si je ne l'avais jamais eu jusque-là. « Bah, il sera parti dans la semaine » me suis-je dit pour me rassurer.
A suivre...
Merci pour vos commentaires, un grand merci à ma bêta, Nicolina, qui m'accompagne depuis longtemps.
La parution de cette fic sera hebdomadaire, j'espère avoir de vos nouvelles via des petits messages...