TW : Violence / Viol / Sexe explicite MxM / Homophobie / Sexisme
Fen
Un pied hors du cockpit et mon cuir frit déjà sous les bourrasques sableuses. Je peine à claquer la porte, en pleine prise de vent. Manquerait plus qu'elle se déboulonne cette maline. J'ai l'impression de ne pas pouvoir caler mon pied sur du solide tandis que la surface du désert se mut en tourbillons de quartz et de latérite.
Deux jours qu'on trace droit sans réfléchir. Même moteurs rugissants à fond et poussés par des vents à plus de cent kilomètres heure, cette tempête de sable ne nous lâche pas d'une semelle. Et selon notre brave Talinn, géologue et météorologue de talent, et cependant pas fichu de nous éviter l'apocalypse, le cœur mugissant sera sur nous aujourd'hui.
Autant dire que, pour une fois, ça trombine pas fier dans les rangs. Que dites-vous de ça ? Les Rafales des Dunes, le groupe de pillards le plus terrifiant et impitoyable, acouché du moteur du Saint-Chromé lui-même, qui plie face à une ridicule tempête !
Heureusement, Zilla, le chefaillon de notre bande de chochottes, cette vipère de sang chaud, n'est pas prêt à passer l'arme à gauche. Le voilà d'ailleurs qui sort de son camtar, tirant derrière lui, en laisse, le petit « rien que la peau sur les os », renommé de circonstance, Os. Ils se dirigent sur le ponton, une avancée plus proéminente de la falaise qui permet d'avoir une meilleure vue sur la « ville » qui s'étend en dessous. Je mets ça entre guillemets parce qu'honnêtement, avec une visibilité réduite à cinq mètres, on est bien obligés de croire le mioche à ce sujet, plutôt que nos yeux. Ah ! Il me fait bien rire Luth, notre cartographe et navigateur, avec ses jumelles, en appui sur l'avancée et calé en crabe pour ne pas se faire souffler. Tu vois quoi Luth ? Du sable ! Cool, merci Luth.
J'essaye de m'avancer, pas que ce soit difficile avec une poussée pareille de dos, sauf si on veut garder les pieds sur terre. Zilla et Os progressent en parallèle. Je me demande vraiment pas quelle magie ils ne décrochent pas ces deux-là, gringalets comme ils sont, surtout le petit Os. A croire que les éléments n'ont plus d'emprise sur lui. De sa part, plus rien ne peut me surprendre de toute façon.
Je les rejoins dans le cercle qui s'est formé sur la corniche. Ils ont pris garde à ne pas se coller à deux millimètres du bord, fort heureusement. De toute façon, on n'aurait pas mieux distingué, du bord, la vague silhouette de quelques tours sombres et émiettées comme des tubercules trop secs.
Zilla lâche la laisse avec laquelle il tenait Os par le cou. Le petit s'effondre à genoux alors qu'il aurait très bien tenu sur ses guibolles mais difficile de lui en vouloir : deux mois parmi nous à se faire traiter avec autant de déférence qu'un cafard irradié lui avait fait adopté une tendance à la génuflexion. Le menton incliné et ses yeux de chien perdu dans le vague de l'étendue sableuse, lui assurait au moins que Zilla ne serait pas tenté de lui coller une taloche, juste parce qu'il le pouvait.
Sur le haut de son crâne, sa tignasse blanche comme le lait d'une Mama, dansait avec les courants de silice qui, bientôt, finiraient par orner sa tête comme un casque à paillette. Zilla, aussi, avait adopté l'attitude cheveux au vent, pas forcément de sa volonté, mais la bourrasque avait eu raison de son habituel catogan savamment enchevêtré dans son keffieh. Je n'avais jamais connu que lui pour s'adonner à de telles coquetteries, nous autres, on se rase, c'est quand même plus commode. L'avantage de la position de chef était, qu'au moins, les mauvaises langues ne se risquaient plus en commentaires graveleux sur la longueur de ses cheveux. Aujourd'hui, ils flottaient et fouettaient dans un chaos spectaculaire son visage émacié et ses angéliques traits fins qui induisaient en erreur ses ennemis le croyant capable de douceur. Il avait au moins gardé ses hublots, manière qu'on avait de renommer les lunettes de soudure qui collent à la peau comme des ventouses, même si la sensation est désagréable, on est au moins sûr de ne pas se faire emmerder les rétines par d'insidieux grains de sable.
De derrière le verre patiné, je devinais ses yeux d'une couleur émeraude fascinante, qui dardaient l'horizon comme pour le sommer de le soumettre à sa volonté. Ce qui était un peu le projet en cours d'ailleurs.
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Grimm
Et voilà le fils de chien qui se la ramène avec sa traînée de chienne. Je sais que je ne devrais pas penser ça, Luth me gonfle à longueur de journée avec sa sacro-sainte prudence. Mais j'y crois pas à toutes ces conneries de : « Il entend ce que tu penses ! ». Et le moteur de ma Razzo tourne à la piquette d'agave ? Si c'était le cas, ça fait longtemps qu'il aurait cafté à Zi ce que j'en pense, moi, de sa politique de gouvernance de tapette. Vu qu'il sait faire que ça le toutou, lui lécher les couilles.
Non mais plus sérieusement, les Rafales ont vu leur taux de testostérone s'écrouler niveau geignement de gonzesse depuis qu'Auron –que son âme hurle avec les chevauchées ardentes– a passé l'arme à gauche après avoir eu l'idée à la con de nommer Barbie à sa succession.
Ok, Zilla sait naviguer, je dis pas. Il n'a pas son pareil pour étudier les traces dans le caillou, éviter les zones irradiées à t'en cuire le ciboulot, adapter la vitesse et la formation du convoi au terrain et savoir où se diriger comme s'il avait une putain de carte dans sa tête. C'est pas pour rien qu'il était notre nav' avant Luth. Il sait piloter aussi, je peux reconnaître. C'est vrai qu'une fois sur sa bécane, une vieille Solex, désossée, débridée et bricolée avec un moteur auxiliaire latéral, il est intouchable. Pour ce qui est du combat, je pourrais pas non plus dire qu'il sait pas se battre. Ah ça, il est rapide ! Vif même. Les six premiers mois, il y a quand même eu quatre têtes brûlées pour se risquer à l'affronter en duel dans l'espoir de lui piquer le perchoir. Seulement, c'est pas un combat qu'on a vu, mais une exécution. Le Zi, il a pas trop le sens du spectacle, plutôt que de faire des moulinets avec une hache, il te case un mouvement précis et tu te retrouves la jugulaire entaillée d'un coup de stylet sans avoir eu le temps de prier ta maman. Faut pas cligner des yeux !
Mais peu importe. Cela ne suffit pas à faire un chef.
Un chef sait prendre des risques, un chef enfonce sa trombine dans la mêlée, un chef répand son sang avec celui de ses ennemis, un chef, ça sait faire juter l'adrénaline en toi au point où tu ne sens plus la machette qui te taille un bifteck dans le biceps !
Zilla ne sait pas faire ça. Avec lui, c'est toujours prudence et évitement. Un petit hameau de pecnos armés de fourches ? Allons-y doucement et discrètement ! Sait-on jamais qu'y en ai un qui réussisse à planter son trident dans un bide par accident ? C'est pas comme ça qu'on va mouiller notre calbute, nous, l'aile bâbord des combattants. Et puis ça nous fait passer pour quoi au juste ?
Auparavant, nous étions la Terreur des Déserts. La rumeur de notre hargne et de notre frénésie était soufflée de l'infinie flaque salée au nord-nord-ouest, jusqu'aux dunes de granit du sud-est. Les femmes pleuraient et les mômes faisaient dans leur froc en apercevant le cortège chromé de nos moteurs peints à la rouille et au sang. Aujourd'hui, ils n'ont même plus le temps de nous voir débouler : on attaque de nuit et par surprise.
Alors c'est sûr, on a moins de cadavres (à nous, j'entends) à enterrer après les joutes… Et pourtant ce que j'en retire, moi, c'est un goût fade et amer dans la bouche. Saveur lâcheté.
Avec un peu de chance, l'assaut qui s'annonce sera plus pimenté cette fois. Avec la tempête qui nous colle au fion, rentrer dans le lard de ces citadins tient plus de la survie que du caprice belliqueux. Qu'il ose nous jouer la carte de la tempérance de mon cul et je lui rentrerai dans le lard !
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Luth
Je repose ma jumelle dans la boucle de ma ceinture et évite de penser au temps que je passerai, plus tard, à la démonter pour essuyer une par une les pièces grippées par les grains de sable. Le reconnaître sabrait, une fois de plus, mon estime à fleur de peau, mais Os avait raison. Ce n'est pas qu'un énième village en paille et terre cuite disposé à finir enseveli sous une nouvelle dune après une tempête pareille, qui s'offre en contrebas, mais une véritable ville, immense, des bâtiments d'une taille aberrante et probablement tout un réseau souterrain.
Je me suis souvent demandé quels usages les hommes du vieux monde avaient de toutes ces infrastructures. Je n'en avais pas vu souvent depuis, mais gamin, notre colonie s'était établie dans une de ces géantes de briques et de métal, il y avait, sous terre, tout un réseau de rails, étranges successions de plaques dans la largeur, qui s'étirait, sous l'impulsion de deux lignes d'acier parallèles, sur une longueur infinie. Les érudits racontaient qu'elles servaient à faire avancer de larges containers attachés en ce qu'ils appelaient un train, d'une taille avoisinant nos Mack Trucks, et qui auraient décidé d'avancer à la queue leu leu. En grandissant, j'avais eu l'occasion d'apercevoir, à de nombreuses reprises, ces chemins de rails, balafrant le paysage de l'asphalte et du sable, mais jamais je n'avais été aussi impressionné que lorsqu'elles étaient enfouies sous terre, creusant de vastes galeries rien que pour leur passage.
L'heure n'était pas à se demander si nous trouverons des trains souterrains, mais plutôt de savoir comment attaquer la population qui s'était établie en nombre dans ces vestiges. Deux mois auparavant, Zilla aurait proposé, vu l'urgence de la situation, la stratégie de blitzkrieg classique (j'ignorais d'où provenait ce terme exotique, mais il savait exprimer ce qu'il voulait dire) : attaque frontale de l'avant-garde composée des quatre Mack équipés de herses, de piques et de tourelles avec l'escadrille légère des quadrimoteurs et des deux roues, soutenue par les ailiers, plus rapides avec leurs motos et rovers, pour contourner sur les flancs et attaquer en mêlée, tandis que l'équipage des véhicules plus légers reste à distance pour couvrir. Mais ces deux derniers mois, même ces rares reliques d'assauts barbares s'étaient raréfiées. Depuis qu'Os était là.
Un suspense semble flotter dans l'air depuis quelques secondes. Qu'attendions-nous au juste ? Qu'Os ouvre la bouche ? Que Zilla braille des instructions ? Que je déploie un compte-rendu de la situation ? Ce fut le chef qui s'activa en premier, en envoyant une taloche sur le crâne du mioche à genoux.
— Parle !
— J'ai soif.
Sa voix est faible, un murmure camouflé dans le souffle du vent qui s'échappe de ses lèvres gercées, pourtant, nous pouvons tous l'entendre distinctement.
— T'auras à boire quand tu nous auras dit ce qu'il y a là-dessous ! Gronde Zilla.
Le chef ne perd jamais patience mais on peut concevoir, au vu de l'urgence de la situation, qu'il n'a pas le loisir de gaspiller du temps avec le garçon.
Os relève la tête. Il ne porte pas de lunettes de protection, pourtant ses yeux sont grands ouverts. Les iris saphir, presque transparents, irradient d'un éclat qui ne peut être mis sur le dos d'un reflet du soleil, aujourd'hui. Même meurtris par le sable, pas un instant ces persiennes ne songent à cligner. Il semble nous fixer avec une attention à glacer le sang, bien que je me doute que ce ne soit pas nous qu'il voit en ce moment.
La transe ne dure pas plus de trois secondes. Il revient à lui, le souffle court et battant des paupières, avant de déclarer d'une voix limpide :
— Quatorze vigies en tout. Trois dans la tour est (il pointait du doigt les constructions invisibles derrière le mur de sable), deux sur le toit du mall nord-est, à l'intérieur du bâtiment, il y a encore une trentaine de personnes, mais ils ne sont pas armés. Quatre gardes au niveau du parking aérien central et deux devant la gare. Les trois autres sont beaucoup plus au sud, vous n'aurez pas le temps de vous en occuper avant la tempête, et réciproquement. Le reste du corps armé s'abrite dans la gare. C'est ce que vous devriez faire aussi.
— La gare ?
Je m'en veux de répéter bêtement ce qu'il vient de dire, mais l'excitation de finir par se réfugier dans un hall de gare réveille en moi de tendres souvenirs d'enfance. J'espère qu'il y aura des trains en bon état.
— C'est assez grand pour tenir toute la brigade ?
Evidemment, les questions de Zilla sont plus pragmatiques et explicites que les miennes.
— Tout le convoi même, camions compris, répond Os.
Il annonce la nouvelle avec le même flegme qu'Aristote, notre cuistot, lorsqu'il déblatère le menu du jour composé du sempiternel fennec aux panais. Alors que la perspective de pouvoir abriter tout le monde de la tempête, y compris notre précieuse mécanique, est de l'ordre de l'inespéré.
Une enivrante rumeur agite l'assemblée restreinte sur ce promontoire, avant que Zilla n'y coupe court en déployant la stratégie d'assaut. De temps en temps, il demandait des précisions à Os sur l'équipement, la position des gardes, leur état de vigilance… L'expérience lui avait montré qu'Os se fichait, comme de sa première dent de lait, du sort des Rafales des Dunes, aussi il était enclin à livrer une quantité astronomique d'informations exhaustivement détaillées… à condition qu'on le lui demande.
Ainsi, Zilla envoya Wolf, le chef-combattant de l'aile tribord, s'occuper des sentinelles à l'est, puis au centre avec une dizaine de tireurs distance. Grimm, l'ailier bâbord investirait le mall, avec ses hommes. Enfin, la proue du cortège, les rutilants hurlants emmenés par Fen, Zilla, mais surtout, l'artillerie lourde d'Armin, notre lancier, attaquerait frontalement la gare.
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Fen
Pauvres bouseux, enterrés comme des asticots derrière leurs tours trouées comme du gruyère... Ils n'avaient aucune chance. Je ne suis même pas sûr qu'ils nous aient vus arriver, nous les Rafales, avec les rafales, trop occupés qu'ils étaient à claquer des dents de peur que la tôle s'écroule sur eux avant qu'ils n'aient le temps de rentrer leurs miches à l'abri.
Je les comprends. Si ces abricots ne nous ont causé aucune difficulté, l'amorce de la tempête, elle, si. Un des pilotes de la brigade de Wolf s'est blessé parce que sa moto a valsé sous une bourrasque, deux autres buggys se sont retournés. On a dû les laisser sur place. On retournera les chercher demain. Si on arrive à les retrouver et les déterrer sous l'amoncellement de sable.
Le cœur du convoi, c'est-à-dire principalement, la partie molle du convoi, les non-combattants ou les piètres combattants, trouva refuge très vite dans le hall de gare dont Os avait parlé, alors que, nous, le fer de lance, finissions de nettoyer les derniers souffles de résistance dans la zone. Étonnement, ce furent les gonzesses qui nous donnèrent le plus de fil à retordre. Peut-être parce qu'elles s'imaginaient qu'on oserait moins les tuer que leurs collègues plus poilus. En un sens, elles n'avaient pas tort. Quel serait l'intérêt des pillages sans femmes encore en vie après pour pouvoir en tirer profit charnel ? On finit tout de même par les débusquer. J'aidais les gars à les rameuter sur un point. Les ovaires d'un côté, les couilles de l'autre. Pour la deuxième catégorie, leur nombre fondit comme le crâne chauve d'Armin en plein cagnard. La règle était simple, si le type n'avait pas l'air costaud, le tarif était un coup de couteau dans le cœur ou à travers la gorge. S'il avait l'air costaud… on verrait ça plus tard.
Les équipes des ailiers ramenaient enfin leur fraise. Les gars de Grimm traînaient dans leur sillage une douzaine de nanas qu'ils avaient ficelé à la hâte avec de la corde. La plupart avaient leur vêtements déchirés, des traces de sang et des figures choquées tandis qu'elles processionnaient comme du bétail. Sacré Grimm… Même à deux doigts de l'apocalypse, il garde le sens des priorités.
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Luth
La tête en l'air et la bouche ouverte d'émerveillement, je balaye des yeux l'immense voûte du hall. Les conducteurs avaient fini de rentrer et garer les camions. Même en partant du toit du plus haut –celui de la citerne de fioul– il reste encore assez de place pour en empiler six de plus !
Poutres en acier boulonnées, tôle épaisse, garnie de ce qui avait pu être, à une époque, des feuillets de métaux précieux. Bien qu'ils soient ternis par l'âge, on devinait encore le souvenir de leur éclat. La voûte était arrondie en son centre, ce qui donnait le sentiment de s'abriter sous une cloche géante.
Puis l'enchantement s'évanouit pour laisser gagner une sensation de malaise, d'oppression. Je me sentais comme piégé sous cette chape de ferraille. Et si elle ne résistait pas à la tempête ? Et si ces tonnes de matériaux denses s'effondraient sur nous au plus fort du cyclone ? Cette impression me glaçait les os. En parlant d'Os, ne nous l'aurait-il pas dit si la structure était branlante ? Regain de sérénité. N'importe quoi Luth ! Le môme voit, certes, beaucoup de choses, mais pas au point de deviner la structure atomique des matériaux et leur état d'usure. Respire Luth, respire. Cette gare existe depuis bien plus longtemps que toi et regarde ces trains là-bas ! Ils sont en parfait état de conservation, on voit même encore la peinture sur laquelle on discerne des écritures dans un étrange alphabet. Des tempêtes comme celle-là, ils en avaient vu d'autres ! Si leurs pistons et compresseurs pouvaient encore tourner, ils riraient de ma couardise.
Je devrais aider à monter le camp, cela me passerait ce sentiment de claustrophobie qui m'étreint. Assez paradoxal étant donné l'espace, mais l'obscurité pesante sur le lieu en dépit des vitres encore intactes et de l'après-midi avancé, titillait mon anxiété naturelle.
Un navigateur ne sert plus à grand-chose lors d'un arrêt forcé comme celui-là. Dans ces configurations, je finissais généralement par aider la logistique. Je participe ainsi au déchargement des caisses avec Aristote et Lindberg pour installer un large feu de camp et les victuailles nécessaires pour ravitailler la petite troupe. Petite, c'est sans doute vite dit, les Rafales totalisent quand même soixante-trois hommes. Rares sont les groupes de nomades aussi denses. Encore plus rares sont les groupes de nomades uniquement composés d'individus de sexe masculin, en pleine forme physique, dépourvus d'handicaps liés à des mutations radiogéniques et surtout, voués corps et âme à la barbarie, au combat et au pillage. Bien sûr, Os ne compte pas comme un membre de notre tribu.
Une fois le barbecue dressé, je me mets à observer, à l'affût des détails, manie héritée de mes fonctions à la barre. Rien d'alarmant à relever. Un groupe achève de réparer et consolider l'énorme porte que nous avons défoncée pour rentrer, un autre calfeutre les vitres encore apparentes qu'on craint de voir voler en éclat au plus fort du mugissant, notre duo de mécanicien inspecte les bécanes qui ont subi des dégâts lors des bourrasques. Un dernier attroupement, principalement composé des combattants ailiers accompagnés de Fen, l'intendant, se dispute les droits de préemption sur telle ou telle femme qui serait plus jolie qu'une autre. Leurs rires gras retentissent jusqu'ici.
Personnellement, ce genre de divertissement me laisse de marbre. Oh je ne suis pas comme Zilla qui préfère regarder de l'autre côté de la barrière, non sûrement pas ! Disons juste que je ne m'y intéresse pas.
En parlant de Zilla, le voilà qui rentre dans son camion. Ses cheveux toujours lâchés et ébouriffés évoquent une crinière sauvage. Oui, il a vraiment l'air d'un fauve. Un fauve qui retourne dévorer son Os.
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Zilla
La porte claque derrière moi. Le bruit ne fait même pas sursauter la boule de neige recroquevillée dans un coin, juste derrière le cockpit. Os est affalé à même le sol, étrange patchwork de revêtement plastique qui s'étiole et laisse apparaître la carcasse métallique de la bête. On y avait empilé des tapis désassortis –butins de pillage et reliques d'un autre temps qui me fascinaient pour leur superficialité– afin d'égayer cet intérieur qui part en lambeaux. Les autres appellent ça de la coquetterie, moi j'appelle ça un cache-misère. Os fait jouer ses doigts dans les poils rêches d'un spécimen, blanc crème dans une autre vie, mais gris cendre aujourd'hui –encore touffu néanmoins et agréable pour la plante des pieds.
J'en profite d'ailleurs pour ôter mes bottes en cuir épais, avec leurs coques de métal en revêtement, elles sont très pratiques pour la moto, et de manière générale, pour éviter de finir les tendons sectionnés par un piège au sol ou un coup latéral bas, par contre, elles sont lourdes. Je m'extasierai toujours de la sensation bienfaitrice de légèreté lorsque je m'en déchausse.
Je n'ai que deux pas à faire vers Os. Il ne me regarde même pas, les poils du tapis revêtent vraisemblablement d'un intérêt mystique autrement plus exceptionnel que ma personne.
Je ne m'en offusque même plus. Au début, j'ai bien essayé de susciter des réactions chez lui. Je l'ai battu, humilié, affamé, menacé… À quoi bon ? Il me rend toujours ce même regard vide.
— Tiens.
Je tends une bouteille d'eau au-dessus de lui. Comme il sait pertinemment que je la lui jetterai dessus ou la lui confisquerai s'il ne l'attrape pas, il fait au moins l'effort de se redresser. Ce faisant, la chaîne reliée entre son cou et une barre inamovible sur la paroi, s'agite en cliquetis aigus. Fen trouve que c'est une précaution inutile. Pour ma part, je juge qu'il vaut mieux d'inutiles précautions que pas de précautions du tout. Je l'attache toujours pour les combats, et même, le plus souvent possible, dès lors que je n'ai personne de confiance sous la main pour le surveiller.
Des prisonniers, j'en ai vu un paquet après quinze ans chez les Rafales. En quelques heures, il était facile de les catégoriser entre le « chieur insoumis » et la « loque apeurée ». Je crois qu'Os ne rentre dans aucune de ces catégories et cette fichue inconnue me porte sur les nerfs. Ce serait un drame s'il profitait du chaos d'un assaut, d'un accident sur le convoi, ou même de notre sommeil, pour se faire la malle ! Un drame vraiment ? Tu débloques Zi ! Et comment on faisait avant qu'il soit là ?
Et bien on galérait. La vie de pillard nomade, c'est pas rose tous les jours. On pouvait errer des semaines dans ce désert infini sans trouver la moindre bicoque et décider des éléments les moins utiles à sacrifier pour économiser des rations d'eau pour les plus utiles. D'autres fois, c'était l'Eldorado. Des colonies de moutons effrayés qui nous accueillaient comme des princes par peur de finir la gorge tranchée (ce qui ne changeait rien au final, ils finissaient quand même la trachée ouverte et sanguinolente), des villes regorgeant de barils de carburant, des terres presque fertiles avec une source d'eau non contaminée. Tant d'abondance que nous ne pouvions même pas l'emporter. À consommer sur place, avant de retourner galérer dans l'infini désert, poursuivre la route vers un but dont plus personne ne se rappelle la teneur. Et c'est sans importance, seul le voyage compte. Pas la destination.
— Merci Zilla, articule Os sans même essayer de feindre la reconnaissance.
Il m'adresse quand même un regard, vide et sans expression, qui me fait frémir, une fois de plus. Ses yeux clairs, presque transparents, me donne l'impression qu'il n'y a pas âme qui vive derrière. Peut-être est-ce le cas.
Parfois je l'imagine comme une éponge, s'imprégnant du cocktail de pensées, humeurs et personnalités, qui gravitent autour de lui. J'ai beau ne pas complètement cerner l'étendue de ses talents occultes, j'ai bien compris, cependant, qu'il est capable de se plonger dans votre tête et d'en décortiquer jusqu'aux souvenirs que vous aviez vous-même oublié.
On m'avait raconté –je serais incapable de me rappeler d'où je tiens cet enseignement– que la vie est une affaire d'équilibre, qu'il n'existe pas de grand talent sans contrepartie, comme un homme doté d'une ouïe extraordinaire parce qu'il est aveugle. Peut-être qu'à cause de son don d'ouverture à l'extrême sur l'hors de soi, sa personnalité s'est désagrégée et écoulée par les brèches béantes.
Peu importe mes divagations, Os n'a aucunement l'envie de confirmer ou infirmer quoi que ce soit. Il ne m'accorde déjà plus la moindre attention, trop occupé à vider le contenant de son précieux liquide hydratant. Je fais quelques pas pour m'éloigner et retirer mes vêtements poisseux, j'évite de les secouer, car ils sont encore trop imbibés de sable.
Sur la gauche, la cabine de douche me fait de l'œil. C'est le seul véhicule de tout le convoi, à être équipé d'une fantaisie pareille. Auron, mon prédécesseur –que son âme hurle avec les chevauchées ardentes– l'avait construite dans un enthousiasme ivre, estimant que le chef de la plus féroce bande de pillards du désert –l'emploi du superlatif est aisé tant qu'on n'a pas encore rencontré d'équivalence– pouvait bien s'octroyer un peu de confort ! Le système avait son propre récupérateur d'eau de pluie. Dans les faits, comme la pluie est rare, je ne l'utilise presque jamais, ou alors je vide le récupérateur sur les cartouches de filtration de la citerne principale, histoire de remettre dans le pot commun.
Mais aujourd'hui, notre bivouac a un point d'eau potable, et même tout un réseau pour desservir les lieux d'habitation principaux de la ville, du moins c'est ce qu'a expliqué un des ingénieurs capturés. Cela me semble bien gros pour être vrai, mais en attendant, nous n'allons pas nous priver de refaire nos réserves et encore moins d'utiliser le trop-plein. Puisque nous ne comptons pas rester.
Mes cheveux sont dans un état épouvantable. Je n'arrive même plus à passer les doigts dedans de la racine jusqu'aux pointes, sans être arrêté par un nœud. Cela fait combien de temps que je ne les ai pas lavés ? Je vois dans un miroir éraflé, fixé à côté de la « salle de bain », le reflet d'Os qui s'appuie contre le mur, les genoux ramenés contre la poitrine et le cadavre de la bouteille vide à ses pieds.
Lui aussi aurait bien besoin d'une douche. Sa peau est, habituellement, d'un blanc laiteux que même le soleil le plus impitoyable ne parvient pas à brunir, mais pour l'heure, elle est constellée de traces de graisse noire, de poussière et du sable qui s'est incrusté dans l'hématome de sa joue que je lui ai causé la semaine dernière. Même ses vêtements, ces vieilles fripes récupérées sur des cadavres d'enfants (il n'y a que celles-là à sa taille), mériteraient d'être brûlées tant leur saleté semble impossible à récurer.
Je fais donc demi-tour vers lui, en tenue d'Adam, et retire le cadenas entre la chaîne et son collier, ou plutôt la lanière de cuir bricolée pour cet usage, avant de le lever et de le déshabiller. Je le sens frémir et s'esquiver entre mes mains. Je ne peux pas lui en vouloir pour ça. D'habitude, c'est pour d'autres activités bien plus amusantes que je lui retire ses fripes.
Je ne prends pas la peine de lui expliquer mes ambitions. De toute façon, il finit par se laisser faire mollement. Je l'agrippe par le bras, ma main arrive à en faire le tour, pour l'entraîner jusque sous la cabine. Il pivote et m'adresse un regard qui aurait presque pu trahir une légère surprise. Puis j'actionne la vanne et m'amuse de le voir sursauter à cause de l'eau fraîche. Je m'immisce à mon tour en dessous.
Il n'y a pas de place pour deux personnes mais ma carrure est plutôt svelte, quant à Os, il compte pour un tiers d'homme. Ah c'est vrai qu'elle est plutôt froide ! Mais quand on passe sa putain de vie à traîner ses guêtres sur du sable brûlant, la sensation est loin d'être désagréable. J'en frissonne de plaisir. Encore plus, à sentir à hauteur de ma poitrine, la petite masse tiède et gênée par ce contact imposé, je commence déjà à sentir ma verge qui se gonfle contre son ventre. Je prends tout de même mon temps pour nous savonner et récurer, j'entreprends de démêler mes longs cheveux avec mes doigts. Ils ont raison mes gars. C'est une sacrée perte de temps ! Mais, sans trop savoir pourquoi, je n'ai jamais pu me résoudre à les couper, comme s'ils revêtaient d'une quelconque valeur sentimentale ; oubliée depuis.
Je finis par arrêter l'eau au bout de quinze minutes. Normalement, elle ne peut pas couler plus de cinq minutes lorsque le réservoir est plein, mais directement connectée sur la citerne, j'en ai pour des centaines de mètres cubes de réserve.
Je nous enveloppe, Os et moi, dans une serviette d'une propreté relative et le pousse vers la sortie sans attendre qu'il soit entièrement sec. Avec la sécheresse ambiante, jamais personne ne restait mouillé très longtemps dans cette tribu. Je l'entraîne à l'arrière du camion, là où je pieute sur un matelas de bonne facture, surélevé sur un sommier en natte. Encore un luxe hérité d'Auron.
Le petiot s'assoit dessus tandis que je reste debout devant lui. Il sait quoi faire. C'est l'avantage de son don. Pas besoin d'ordonner, il connaît tous mes désirs à l'avance, ainsi que toutes les punitions que je me régalerai de lui infliger s'il ne s'exécute pas assez vite. Sa petite main se saisit de ma demi-molle et la transforme rapidement en une matière plus tangible et plus dure. Puis, il avance sa bouche ouverte dessus et referme ses lèvres douces sur mon gland. Je ferme les yeux et savoure la sensation. Pendant ce temps-là, mes gars avaient peut être commencé leurs tournantes avec les femmes qu'ils avaient capturé. Moi je préférais m'adonner à des plaisirs plus intimes… et plus condamnables à leurs yeux. Pourtant à voir Os s'affairer mécaniquement sur mon sexe, je ne pouvais y voir là un méfait. A sentir l'ardeur qu'il met à la tâche, il a même l'air d'y prendre autant de plaisir que moi. A dire vrai, il n'a pas seulement l'air, il prend bel et bien autant de plaisir que moi. Parce qu'il se branche sur mon cerveau, parce qu'il ne peut pas faire autrement que ressentir ce que je ressens et subir mon extase par ce douteux effet miroir. Est-ce qu'il accepte cet état de fait ? Le cherche-t-il même, pour mieux faire passer la pilule ? Ou bien se haït-il de ne pas réussir à mimer le dégoût ?
Je ne veux pas réfléchir à cela. Pas maintenant. Je me retire de sa bouche et le soulève par les cuisses pour le faire basculer sur le lit, moi au-dessus. Je me mets à le lécher sur le cou, les lèvres, le torse, là où sa peau offre des saveurs délicieuses. J'aime le goût salé de sa sueur sur son derme sale. Une fois lavée, elle semble fade et inodore, je sens davantage le parfum du savon que son odeur caractéristique. Je ne m'y attarde donc pas, préférant engouffrer une main, recouverte de vaseline, entre ses cuisses. Il laisse échapper un gémissement coupable avant de se mordre la lèvre. Sur le visage de n'importe qui, une réaction aussi faible passerait inaperçue, sur sa figure impassible, je le prends comme une victoire, sans doute puérile, mais ô combien satisfaisante.
— Tourne-toi.
Je n'y tenais plus. J'avais besoin de le baiser. Tout de suite. Il pivote mollement, je l'encourage à accélérer le mouvement en poussant sur sa cuisse plus légère qu'une brindille. Je pose une main sur sa nuque et sa tête finit enfoncée dans un creux du matelas en piteux état. Je préfère ne pas croiser son masque d'indifférence lorsque je le prends. Cela risquerait de me donner l'impression de sodomiser un cadavre. Or, la nécrophilie n'est pas sur la liste de mes nombreuses tares.
Je suis assailli d'une bouffée de chaleur une fois à l'intérieur de son cul. Cet espace si doux, si serré et tendre m'accueille avec beaucoup trop de zèle. Je pourrais m'y attarder des heures… Mais j'ai une érection qui attend qu'on s'occupe d'elle, alors je commence à me branler à l'intérieur, usant de mes mains pour faire mouvoir ses cuisses et empaler son cul, plus profondément, sur ma queue, ce qui ne nécessitait qu'un effort physique dérisoire.
Os ne résiste pas, il ne montre pas non plus le moindre enthousiasme pour ce que je lui fais. Il n'émet aucun son, se contente de subir, attendre que cela se passe. Je pourrais me focaliser sur mon plaisir seul et jouir, là, tout de suite, dans son cul. Seulement, mon plaisir passe aussi par le désir pervers de m'amuser avec mon jouet. Je passe une main sur ses couilles et l'autre sur sa verge que je caresse vigoureusement, sans cesser de pilonner son cul. La scène est excessivement savoureuse. Ça ne loupe pas. Si c'est bon pour moi, alors ça finit par l'être pour lui aussi. Je le sens frissonner, crisper sa mâchoire pour s'empêcher de gémir et même tenter de se faufiler hors de ma prise. Mais je me penche sur lui pour mieux le coincer entre mes griffes. Je remonte jusqu'à sa nuque pour y déposer des baisers humides dessus et lui murmurer :
— Laisse-toi aller, ça ira beaucoup mieux après.
Allez savoir si c'est le doux son de ma voix ou l'envie d'abréger au plus vite, mais sa queue joliment élancée finit par déverser un liquide chaud et visqueux au creux de ma main. Je fais la même dans son cul, ivre de plaisir, et savoure la sensation de mon sperme dégoulinant le long de ma verge et s'échappant de son orifice.
Au bout d'un moment, je plaque ma main souillée sur sa bouche et y insère deux doigts qu'il les lèche. C'est salement excitant, je me demande même si ce petit jeu ne va pas me filer une nouvelle trique. Je suis haletant, en sueur, malgré la douche, et mon estomac est désespérément vite. Je n'ai pas la foi pour un second round.
— T'as faim ?
Il acquiesce, mes doigts son toujours dans sa bouche et il sait que je n'aime pas qu'il parle la bouche pleine. Brave petit. Je finis par me retirer de ses orifices et affronte la désagréable sensation de froid qui s'installe après un contact rompu. J'enfile sans cérémonie un pantalon en toile élimé par le sable et délavé, ainsi qu'un haut propre et un châle que je noue autour de mes épaules. Si les jours sont accablants de chaleur, les nuits sont d'une fraîcheur aux antipodes. Os se contente de nouer autour de ses hanches et de son torse le rappa rapiécé que je lui ai trouvé. Les vêtements ordinaires sont rarement à sa taille.
A peine sorti que mes oreilles se font agresser par l'horrible mugissement de tôle froissée. La tempête cogne à son apogée et même notre solide abri humain semble bien en peine de contrer ces forces de la nature. Un coup d'œil vers l'immense feu de camp dressé au centre du cercle de camions, tel un bûcher, m'apprends que mes hommes s'inquiètent de cette apocalypse comme de leur dernière masturbation. Un coup d'œil à leur tasse et au tonneau –qui ne faisait pas parti de nos équipements– m'indique qu'ils ont probablement trouvé la réserve d'alcool de baies que les locaux distillent.
Ce qui explique sans mal les rires goguenards et l'euphorie insouciante autour du camp. Le repas était terminé et je suis en retard. Déjà, j'en vois qui se lèvent, une outre pleine –sûrement pas d'eau– à la main, pour se diriger vers les femmes enchaînées dans la pénombre. Je fais décidément les choses dans le désordre.
— Oh Zilla ! Enfin tu te joins à nous ? Je vais finir par croire qu'on pue le moisi.
— Mais tu pues le moisi, Fen.
Je m'assieds à côté de mon intendant. Ce sac de muscles tassé, mais fort comme un bœuf, n'est pas, comme aurait pu indiquer son apparence, le meilleur combattant de la bande. En revanche, il est bon stratège et son sens de l'organisation inné fait de lui un intendant efficace. Fen remplissait ce rôle avec fierté et assiduité bien avant que je ne rejoigne les Rafales. Je sais que je peux compter sur son support en toute occasion et ne boude pas ma chance. Son visage carré est recouvert d'une épaisse peau tannée par le soleil et la crasse. Une barbe noire fournie encadre sa mâchoire d'ogre et des balafres cisaillent l'ensemble en une mosaïque laide. À ma remarque, ses traits anguleux se tordent en un rictus qui veut se faire passer pour un rire. Il passe une main crasseuse dans mes cheveux propres, mais pas encore noués.
— Regardez-moi cette princesse qui saute le graillon pour aller faire sa toilette.
— Parlant de ça, il reste quelque chose à manger ?
— Non, vous arrivez tôt tard.
— Tu me le feras pas Ari. Je sens encore l'odeur de la bidoche.
Aristote lâche un grognement contrarié mais essuie ses mains sur un tablier graisseux (quant à savoir ce qui prédominait dessus entre les huiles de moteur et les huiles de cuisson, le mystère reste entier). Je ne m'en offusque pas. Ce vieil homme joufflu, à vrai dire, plus jeune que ce que son visage creusé de rides et d'amertume laisse à penser, avait érigé l'art de râler pour tout et rien –surtout pour rien– au rang de religion.
Mais par-delà cette antipathie de façade, Aristote reste un bon vivant, blagueur et jovial. Sauf avec Os.
Il ramène deux assiettes avec une brochette de bonne taille et une autre, minuscule. En tendant cette dernière au petit, le regard du cuisinier se transforme en un pugilat de mépris et de dégoût. J'avoue ne pas bien saisir l'origine de cette haine. Tant qu'il ne s'agit que de regards mauvais, je laisse courir. On a bien d'autres chats à fouetter.
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Aristote
Par la sainte mère des moteurs quatre cylindres ! Comme je déteste ces pupilles mortes qui fixent le vide et luisent d'un éclat malsain. Ce gosse est diabolique. Je l'ai toujours dit ! Mais qui écoute ce bon vieux Aristote ? Qui prête encore l'oreille à ses jérémiades ? Plus personne ! Ben ils le regretteront bien quand le maléfice qui habite sa carcasse s'abattra sur nous. Il sera trop tard pour venir demander pardon à ce bon vieux Ari. Trop tard ! Quoiqu'ils pourront toujours venir me lécher les bottes dans l'enfer où on cuira tous. Même là, y'en aura encore pour venir me réclamer du ragoût de pigeons. Indécrottables pillards.
Ce suppôt du Diabolique suinte le malheur et son squelette de brindille n'héberge pas une âme. Je me souviens bien de ce jour maudit où ils décidèrent d'accueillir ce démon à bras ouverts.
C'était un pillage classique, une exploitation agricole de tubercules où les cueilleurs sont réduits en esclavage par une poignée d'adipeux au seul prétexte que le terrain leur appartient. Quel allumé avait bien pu pondre un concept aussi farfelu que la « propriété » ? Je me le demande bien !
Les Rafales ont beau se pavaner comme des guerriers chevronnés, même le plus impitoyable des combattants a besoin de se remplir la panse. Une exploitation agricole est une cible facile, peu glorieuse, mais nécessaire. La résistance avait été moindre. Ces pauvres forcenés avaient déjà le dos usé par des journées de travail, courbés vers le sol. Ils accueillirent l'arrivée de leurs assassins presque comme une délivrance. Un seul se rabaissa à supplier au moment de sa mort : le propriétaire.
— Pitié, ne me tuez pas ! Je peux partager un secret.
J'étais, non loin, dans la réserve, à passer en revue les graines qu'ils avaient en stock.
— Parle alors et on verra si ça mérite qu'on te laisse la vie sauve.
Je connaissais Demeter depuis plusieurs années pour savoir à son sourire et la dentition jaunie qu'il dévoilait, qu'épargner une vie n'était pas un concept qui lui était familier. Le type pouvait toujours promettre de le couronner maître de l'univers, la machette de Demeter finirait quand même couverte de son sang.
Le bonhomme grassouillet se traîna à genoux et lui murmura sur le ton de la confidence (sauf que je pouvais encore entendre) :
— Vous voyez le gamin là-bas ? Le petit maigrichon avec des cheveux blancs, des grands yeux vides et la peau translucide ?
Je tournai la tête aussi. Quand bien même ne l'aurait-il pas pointé du doigt, qu'on l'aurait quand même repéré. Il dénotait net, noyé dans la masse des autres ouvriers-esclaves bosselés et rougis par le soleil. Quel tour étrange nous joue le Saint Chromé ? Dissimuler cette engeance sous les traits d'un garçon à l'apparence aussi inoffensive ! Quelle perfidie...
— Et ben il a des pouvoirs surnaturels ! Si, si, je vous jure ! Il pouvait prévoir la pluie des semaines à l'avance, savait quand une parcelle de terrain allait se choper la méricelle ou quand un vent radiocosmique pointerait son nez. Parfois, il part en transe et se met à baragouiner des trucs étranges, il exhume des secrets sur les gens que personne n'aurait pu connaître. Je vous le dis parce que des gars bien rodés comme vous saurez sans doute lui trouver une utilité...
— Et quel rapport avec toi ? Interrompit Demeter, nullement impressionné.
— Je... je peux le convaincre de vous aider. Je suis son maître après tout, il m'obéira, je...
Le propriétaire ne termina pas sa phrase, à sa décharge, la machette en travers de sa gorge ne lui permettait plus de parler.
— C'est gentil, mais je crois qu'on peut se débrouiller sans toi, le vioc.
C'est ma faute. Que le Saint Chromé me pardonne ! J'aurais dû retenir Demeter à ce moment-là. Lui raconter tout ce que je savais. Peut-être aurais-je pu le convaincre de ne pas aller voir Zilla. Le gamin serait mort, on serait repartis. Sur le moment, j'ai pas fait le lien, j'ai pas appréhendé l'information suffisamment vite et j'ai même suivi Demeter, curieux de savoir ce qui allait se passer plutôt que de le stopper.
Demeter informa Zilla des propos de l'ex-propriétaire. Tous deux pouffèrent de rire.
— Et puis quoi encore ? Il invoque une Dyna enflammée géante et transforme la flotte en essence ?
Ils repartirent de plus belle dans leur fou rire. Je ne riais pas moi. Une méfiance intestine me courbait les tripes, bien que je n'en comprenne pas encore le fondement. Des cris s'élevaient à quelques mètres. Armin et Vaslow s'occupaient déjà d'égorger les esclaves un par un. On aurait pu se contenter de piller leurs ressources et partir, mais depuis qu'on s'était rendu compte qu'un groupe de Vautours, constitué des survivants de nos pillages, nous suivait et grappillait les miettes de ce qu'on laissait sur place, on avait tendance à pratiquer une politique de la terre brûlée assez extrême. Arrivés à hauteur du marmot pâlot, Vaslow le souleva, comme une plume, par le col et s'esclaffa avec Armin.
— Hey la grande folle !
C'était leur manière d'interpeller le chef. À la place de Zilla, j'aurais recadré ces impertinents depuis belle lurette, mais il se disait au-dessus de ça. L'idiot. Ça lui retombera dessus un jour s'il ne mate pas un peu mieux ses troupes.
— On te le garde de côté celui-là ?
— C'est ton genre non ?
Zilla fit basculer ses iris d'un vert perçant sur le duo d'allumés et ordonna sur ton pincé :
— Ramenez-le ici.
Vaslow traîna le sac d'os par le bras. Jamais nous ne sûmes son vrai nom puisqu'un silence consternant suivait toujours la question quand on la lui posait, aussi le surnom d' « Os » resta. Il ne résista pas outre mesure à la poigne du lancier et tomba comme une loque à genoux devant Zilla. Debout, il lui arrivait déjà à peine aux clavicules, raccourci de la sorte, il était à hauteur de sa ceinture. Je tentais de lui estimer un âge, sans succès, son corps était relativement chétif et juvénile, mais les traits de son visage étaient marqués de l'innocence volée depuis trop longtemps. Ce qui était courant après avoir échoué esclave dans une plantation de tubercules. Il pouvait avoir entre quinze ou dix-huit ans, peut-être plus, peut-être moins.
Zilla attrapa la touffe de cheveux sans couleur derrière laquelle il se cachait et lui releva la tête. Ses yeux... Ô Seigneur ! Comment ne peuvent-ils pas se rendre compte que ces yeux ne sont pas humains ? Si translucides qu'on pouvait y voir les vaisseaux rougeâtres en effleurer la surface. Ils se voilèrent. Deux fenêtres vitreuses et translucides rivées sur Zilla. Alors il parla. De cette voix faible, mais si audible du fait du sortilège du démon qui s'en empare.
— Tu ne devrais pas être ici. Ta sœur... Tu dois rejoindre ta sœur.
Ses paupières clignèrent comme s'il semblait revenir à lui, à la réalité. Il saisit la main de Zilla posée sur son front et l'observa sous toutes les coutures.
— Elle est intacte... Constata-t-il comme s'il s'en étonnait.
C'était la première fois que je voyais Zilla à ce point décontenancé. C'était à peine perceptible. Un frisson qu'il réprima vite. Puis, il tourna sur ses talons et marcha tête baissée, mains dans les poches, vers le soleil couchant. Il ne laissa pas d'instructions. Le moment aurait été idéal pour trancher la gorge de l'enfant. Nous n'en fîmes rien.
Plus tard, j'essayais de questionner le chef à propos de sa sœur, profitant d'un moment seul avec lui, il se contenta de soupirer.
— Je n'ai pas de sœur. Je n'en ai jamais eu.
Il ne refit plus jamais mention de cette scène. Le Saint Chromé a ses mystères qu'il convient d'ignorer.
Toujours est-il que le démon commença à véritablement déployer ses obscurs desseins lorsqu'il désigna des directions et le détail de ce qu'on y trouverait. Plus il suscitait curiosité et intrigue chez les autres, plus ces dons impies réveillaient en moi d'autres souvenirs troubles.
J'ai vu ce que les créatures de son espèce peuvent faire. Je revois les flammes engloutir ma ville natale, ma maison, ma famille… C'était un monstre, sous les traits d'un enfant ! Ce sont ses tentacules invisibles qui ont tout embrasé. Nous sommes fous si nous pensons pouvoir utiliser ces pouvoirs dangereux à notre compte. C'est orchestrer notre propre destruction.
Il est déjà trop tard pour le chef. Il s'est déjà vautré dans le péché et a été envoûté par cette créature du Mal, mais il n'est pas trop tard pour autres.
Ô Saint Chromé, donne-nous la force !
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Grimm
Je me tire de ce trou à bite, large et mou comme une chambre à air. Tu sens que c'est pas leur credo l'exercice physique à ces abrités. Peu importe, la sensation est pas désagréable. Je pourrais même prendre mon pied tant que je mate pas sa tronche. Faut dire que mes gars lui ont fourré un pot d'échappement décroché par les bourrasques, dans le gosier. Punaise, ça a fait un drôle de craquement quand ça lui a pété les dents. Bref, entre la ferraille éclatée, ses larmes de grognasse et les filets de sang qui dégoulinent de son groin, on peut rêver mieux comme image érotique. Mais c'est pas pour ça que j'arrive pas à me finir.
J'ai d'autres tracasseries en tête. Et bien sûr, ça remonte quand je les vois fourrer leur pif, au chef et à sa pute, hors de leur terrier. J'y crois pas, ça reluit tellement qu'on les voit briller d'ici. Ah ça pour se pomponner, ça veut bien y passer du temps !
Je pousse l'espèce le truc visqueux qui servait autrefois de portoir à vagin et fais un signe à Daib.
Daib c'est mon meilleur gars. Un grand black taciturne, mais bougrement solide.
- Viens, faut qu'on aille causer à Luth.
Fen l'avait foutu de garde sur la passerelle. Vu que Luth a pas combattu, il lui refourgue la corvée au prétexte qu'il a moins besoin de repos que les autres. En vrai, c'est surtout qu'il tire jamais son coup le puceau, alors autant le faire bosser pendant que les vrais mecs profitent un peu.
Un petit coup d'œil vers le feu de camp, toujours en ciblage sur Blondie de dos et Sac d'Os. Accaparés par leur brochette, on n'existe plus dans leur cosmos. Je m'embarque avec Daib dans ma traîne sur l'antique escalier branlant, qui pousse des hurlements de banshee à chaque marche. Le truc est fin comme une dentelle en fer, de même que la passerelle qu'il permet d'atteindre. Ce serait quand même con de finir avec une fracture de la clavicule à cause d'un édifice en ruine, alors qu'en vingt ans de combats à mort, j'ai jamais été blessé plus sérieusement qu'une estafilade jusqu'à l'os.
Avec le raffut que fait cette tempête, t'entendrais pas un moteur bicylindre en V culbuté, et vu la teneur en alcool de ce distillat qu'on a siphonné à ces bouseux, y'a plus grand monde pour se soucier de ce qu'on part fabriquer là-haut.
Luth est là, sur son perchoir de fortune, emmitouflé et caquetant dans une couverture rêche. Faut dire que vu comment ça tape là dehors, y'a de quoi se faire une bonne flipette. Et Luth est déjà flippé de base. Le projo est braqué sur des volutes de sables qui semblent se bagarrer comme une meute de chiens enragés. Les gars ont pas couvert les vitres sur cette façade, car elle est abritée par le bâtiment voisin. C'est le seul endroit d'où nos charmants hôtes pourraient contre-attaquer. Mais si vous voulez mon avis, c'est superflu comme précaution. Ces pleutres oseront jamais venir sauver leurs petits copains en pleine tempête, et même sans ce barouf en fait. On les a écrasés, point barre. Mais bon, aux dernières nouvelles, c'est pas encore moi qui décide ici !
— Alors Luth, on attend pour se faire épiler le maillot ?
La touffe de cheveux châtains sursaute et en fait glisser sa couverture.
— Putain Grimm ! Tu m'as foutu la trouille.
— Je me demande bien ce qui te fout pas la trouille dans ce putain de monde hostile !
Il se contente de soupirer. Daib est prévoyant, il a ramené une outre de leur alcool maison et nous le sert dans des timbales. On trinque par habitude et on laisse le temps au breuvage de nous chauffer les joues avant d'ouvrir la causette.
— Tu avais quelque chose à me demander Grimm ? Qu'il entame le Luth.
— Ouais. C'est à propos de notre petit projet.
Effet immédiat. Luth se contracte et lance des regards paniqués tout autour. Relax mec. Personne ne nous voit, personne ne nous entend, et quand bien même, il aurait pas trop intérêt à la ramener le gars. Foi de Grimm. Comme il ne réagit pas, je suis bien obligé de poursuivre. Pas envie d'y passer la nuit avec ces conneries.
— J'ai besoin de m'assurer qu'on peut compter sur toi quand...
— Merde Grimm ! Tu veux vraiment le faire ?
Une fois de plus, il jette un regard par-dessus mon épaule. Je n'ai pas besoin de me retourner pour savoir qui il cherche. Je m'étais promis de l'ignorer, mais je craque quand même.
— Oh c'est ici que ça passe empaffé ! Ils captent rien de ce qu'on fout ! Ils sont trop occupés à se murger la gueule en bas.
— Ne dis pas ça ! Il... Il sait déjà, c'est sûr...
— Et alors ? Zilla m'a calé une balle entre les deux yeux ? Regarde bien ! Tu vois quelque chose là ?
Je lui braille dessus en pointant mon front du doigt. Luth recule encore d'un pas. Je continue.
— J'en ai rien à carrer de monsieur le devin. Tours de magie ou pas, il finira six pieds sous terre aussi une fois que j'aurai réglé son compte à Zilla, et je veux m'assurer que toi, notre nav', tu ne te mettes pas en travers de ma route.
L'avantage d'être un couard de naissance, c'est qu'on apprend vite à gérer sa peur et vivre avec. Enfin, j'en sais rien, c'est pas un truc que je connais bien. Mais Luth semble faire face. Il hésite, mais je sais qu'il va céder.
C'est pas un bon à rien, mais presque quand même. Il ne sait pas se battre, il sait conduire, mais pas piloter, il sait refaire un plein d'essence, mais il n'est même pas foutu de changer un joint de culasse et il serait capable de faire crever toutes les plantations en deux semaines si on lui en confiait la charge. Luth était peut-être encore sur la liste des personnes indispensables lorsqu'on avait besoin de lui pour décider des trajectoires. Mais depuis deux mois, il tourne en rond, conscient de sa finitude. Pour l'heure, les Rafales se portent bien, mais foi de Grimm, la moule durera pas. On se dirige vers l'Est, à ce qu'on dit, les villages se font de plus en rare par là-bas, les terres de plus en plus arides... À la prochaine disette, c'est pas à Luth qu'on donnera des rations de bouffe en premier. Lui, plus que quiconque, a tout à gagner à voir Sac d'Os disparaître. Même s'il n'a rien contre lui.
— Comment vous allez vous y prendre ?
— Je sais pas encore. On guette l'occasion. L'idéal ce serait pendant un assaut. T'as ton mot à dire sur la répartition des groupes, non ? Arrange-toi pour nous coller moi et mes gars, dans un groupe avec le chef, et la brigade de Wolf, loin, et ça devrait bien se passer.
Je lui adresse un sourire carnassier qui le fait prendre une couleur bien pâle.
— Quand tu seras chef, tu sauras te rappeler de moi, hein ?
— Mais bien sûr.
Alors on se serre la main entre bonshommes. Chez les Rafales, ce geste vaut un pacte signé au sang. C'est ton honneur que tu engages. Poule mouillée ou pas, Luth se défilera pas.
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Talinn
Immense agencement de tours grises. Quadrillage parfait, limpide, avenues larges et asphaltées. Architecture fantasque et espacements calculés. Cette ville était dense, animée, fut un temps. Aujourd'hui, le sable recouvre tout. La tempête avait causé des dégâts, mais la plupart de ces ruines manifestaient leur décrépitude avancée bien avant son arrivée.
Nous explorions ces artères désertes avec Luth. D'après Os, il n'y avait plus aucun habitant dans le quartier Est de la ville, le chef avait envoyé quelques troupes achever ce qu'il restait de la colonie, dans la zone Sud. En tant que géologue, météorologue et surtout, hydrologue, je m'intéressais au réseau d'eau potable que les autochtones des générations précédentes avaient mis en place. Impressionnant système de tuyaux de fonte qui desservait plusieurs bâtiments. Nous suivions les canalisations, parfois enterrées, souvent rafistolées, longeant les murs, s'abritant sous des toits et agrémentées, çà et là, de pompes de relevage pour assurer un débit constant. Le réseau terminait sa course sur une usine de désalinisation rouillée et bigarrée d'un patchwork de tôles désassorties. Sur son toit, une ribambelle d'éoliennes de fortune dansait à vive allure. Sans doute l'une des seules usines encore en fonctionnement dans cette ville, avec la ferme hydroponique. À l'intérieur, je prends soin de faire des relevés, schémas et de prendre des notes sur l'installation, si vétuste soit-elle. Je regroupe aussi les filtres, pompes, tuyaux et raccords que nous pourrons envisager de revenir chercher avec une remorque.
Dehors, Luth a déjà poursuivi la trace des tuyaux vers l'amont. Je le rejoins et nous arrivons sur une étendue plus aérée. En contrebas, la vision de l'horizon qui s'offre à nous est à la fois glaçante et titanesque : la mer. Pas seulement une mer noire et frisée d'écume. Cette mer-ci avait englouti les vestiges d'une civilisation passée.
Au cours de mes pérégrinations, j'ai souvent vu d'anciennes villes côtières qui avaient tenté d'endiguer la montée des eaux : immenses murailles construites à la va-vite, non conçues pour durer dans le temps. Peut-être était-ce qui s'était passé ici. Peut-être avaient-ils tenté de sauver leurs fières constructions, leurs hauts gratte-ciels et leurs bâtiments à l'architecture ornementale. À la fin, c'est toujours l'eau qui gagne.
La vue sinistre de ces rues à moitié englouties, de ces quelques lampadaires qui s'échappent des remous sombres comme les épines d'un coléoptère, de ces carcasses de voitures bercées par les vagues, nous plongea, Luth et moi, dans un recueillement respectueux. Quand bien même ce n'est pas le premier tableau de cette tragédie que je vois, le même état de fascination et d'humilité me prenait chaque fois à la gorge. Des dizaines, peut-être des centaines d'années, avaient été nécessaires pour bâtir ces sociétés, pourtant il suffisait d'un revers de la nature pour les détruire consciencieusement. Peu importe notre acharnement et notre arrogance, nous ne serons jamais que des insectes face à ces forces qui nous dépassent.
— C'est donc ça la mer ?
Luth ne l'avait jamais vu. Cette immense flaque salée s'étend à perte de vue. Impossible de la traverser. Nos roues ne flottent pas.
— Oui, il va falloir continuer notre route vers l'Est. On rentre ?
Mais Luth ne semble pas décidé à bouger. Assis sur le rebord du ponton, il semble comme épris d'admiration pour ces vestiges du passé.
— Comment se fait-il qu'ils aient construit tout ça sur l'eau ? Est-ce qu'ils vivaient dans l'eau ?
— Non. Ils ne s'attendaient pas à se retrouver submergés. Le climat a changé et le niveau de la mer a monté.
Luth se retourne vers moi. Une lueur suspicieuse dans le regard.
— Comment peux-tu savoir cela ?
— J'ai lu beaucoup de livres.
Mais ça, c'était avant d'être embarqué chez les Rafales. Mon érudition m'a sauvé, mais je ne peux plus l'entretenir en compagnie d'individus qui ne considèrent pas un livre autrement que comme un combustible. Luth observe un silence que je pourrais presque interpréter comme envieux. Je peux le comprendre. Les connaissances de l'ancien monde se perdent et c'est un privilège rare que d'en posséder quelques clés. Même si elles ne sont pas de la plus haute utilité pour la survie du quotidien.
Luth finit par abandonner sa contemplation. Perdu dans ses rêveries, peut-être s'imagine-t-il pouvoir franchir cette étendue infinie, voir ce qui se trouve de l'autre côté. Comme je comprends ses lubies d'explorateur. Un jour peut-être, la terre s'arrêtera et les Rafales seront alors obligés d'embarquer sur l'eau. Ce sera sûrement une révolution fascinante et excitante pour Luth. Pour ma part, je suis heureux tant que je peux me contenter du sable et de la terre ferme.