2. RETROUVAILLES

– Je dois faire quelques courses, m'expliqua Lorraine en conduisant. Maman a besoin de quelques ingrédients pour le repas de ce soir et Kevin et moi avons pensé faire un petit feu sur la plage en compagnie de quelques amis de la région. Terry y a invité des amis également et quelques filles. Il nous faut de la bière, des marshmallows et je dois aussi acheter des sacs de glace pour mettre dans la glacière.

– D'accord.

Elle rit.

– Tu n'es pas très causant. Avant tu jacassais comme une pie.

– J'avais six ans. Lui rappelai-je.

Je vis ses mains se crisper sur le volant.

– C'est vrai. Ça fait tellement longtemps… Je suis très heureuse que tu viennes passer les vacances à la maison. Ça me rappel le bon vieux temps.

– Tu le passais toujours dans la grange, ne puis-je m'empêcher de mentionner.

Elle freina brusquement et se tourna vers moi, furieuse.

Heureusement que la route était déserte, ne pus-je m'empêcher de penser.

– Qu'est-ce qui te prend de me raconter ça?

– Désolé, c'est sorti tout seul…

Elle tapa sur le volant, les mâchoires serrées.

– J'ai fait beaucoup d'efforts pour changer, Luka. Beaucoup. Je suis très heureuse avec Kevin et je ne compte pas… retourner à ce que j'étais avant de le rencontrer.

Je me tournai vers elle, la confrontant du regard.

– Il sait pour toi et tous ces tarés?

– Il l'ignore.

– Ça va être dur de le cacher, non? Il va bien entendre une ou deux allusions à ton propos.

– Je… Je ferai le nécessaire pour qu'il n'en sache rien.

Je la regardai longuement avant d'esquisser un sourire amusé.

– C'est pour cette raison que tu m'as demandé de venir avec toi? Sous prétexte de renouer les liens avec ton cousin?

Elle détourna piteusement le regard et j'eu pitié d'elle.

– C'est bon, je vais jouer le jeu.

Elle se ragaillardie légèrement.

– Tu ferais ça pour moi? Vraiment?

Je haussai les épaules.

– De toute façon, je détestais tous ces connards qui s'enfermaient dans la grange avec toi. Tu te souviens de l'épisode de la corneille?

Elle fronça les sourcils, puis écarquilla les yeux de stupeur et d'amusement.

– Non! C'était toi?

Je ris.

Lors du dernier été que j'avais passé ici, un peu avant ma chute, j'avais trouvé une vieille corneille prise sous un filet de pêcheur. Elle se débattait comme un diable en croassant furieusement. J'avais alors eu l'idée de la lâcher dans la grange au moment où Lorraine se trouvait en compagnie d'un touriste âgé d'une vingtaine d'années qu'elle avait gracieusement accueilli entre ses jambes. L'imbécile s'était enfui avant de pouvoir finir ce qu'il avait commencé, en hurlant à tue-tête qu'une bête sauvage l'attaquait, la capote encore glissée sur son membre tendu, les pantalons aux chevilles. Jamais encore je n'avais autant ri.

– Petit gredin! Me gourmanda Lorraine. Je n'arrive pas à y croire!

– C'est dur pour un gamin de voir sa cousine se faire enfiler par tous les touristes et les mecs de la région. J'avais l'esprit protecteur, que veux-tu?

Mon langage crue stoppa net son hilarité et elle se mordit les lèvres.

– Je ne suis pas très fière de ce que j'étais, avoua-t-elle, chagrinée. Chaque fois que je reviens dans ce bled, il y a toujours quelqu'un pour me rappeler qu'on me considère encore comme la… trainée du village.

Un rire amer sortit de sa gorge et elle s'essuya furtivement les yeux. Je me tournai vers la fenêtre pour lui laisser le temps de se reprendre puis lâchai :

– On fait tous des erreurs et la tienne, ce n'est pas d'avoir couché avec ces mecs. C'est d'en avoir été fière.

– Je me trompe ou tu sais de quoi tu parles? Souffla-t-elle.

– T'es pas la seule qui a agi comme ça.

– Une amie à toi?

– Moi.

Lorraine garda le silence, le temps de réfléchir à ma révélation, puis :

– Tu as une mauvaise réputation avec les filles?

– Non, avec les mecs.

Nouveau silence.

– Tu es… gay?

– Ouais.

– Tes parents le savent?

– Je le leur ai dit, mais ils n'ont pas écouté. Ils étaient en pleine dispute et j'ai voulu les provoquer pour qu'ils arrêtent de s'engueuler. Je pensais qu'ils allaient mettre leurs différents de côté pour réfléchir au fait que leur propre fils était pédé, mais ils m'ont dit d'arrêter de mentir et que ce n'était pas en faisant l'intéressant que j'allais régler des « problèmes d'adultes ». Alors j'ai arrêté de leur parler et je les ai laissé continuer à s'insulter.

C'était le plus long discours que j'aie fait depuis mon arrivée et je l'avais fait à propos d'un truc que même mes plus proches amis ignoraient, tout cela sur un ton dénué de sentiment. J'aurais pu tout aussi bien lui raconter l'histoire banale d'un chat pris dans un arbre.

Lorraine me regardait, choquée et compatissante à la fois. Je vis de la pitié dans son regard et je me détournai, écœuré.

– Je ne te raconte pas ça pour que tu t'apitoies sur moi. Je le fais pour te faire comprendre que tu n'es pas la seule à avoir agi comme ça.

– Tu le fais encore?

– Quoi?

– Coucher avec quelqu'un que tu n'aimes pas?

– Ouais.

– Et ça dure depuis longtemps?

– Depuis que j'ai douze ans.

Elle gardait le silence, attendant que je continue. Si elle m'avait pressé de questions, sans doute me serais-je fermé, aurais-je haussé les épaules pour clore la discussion. Mais Lorraine m'écoutait et cela m'incita à me confier.

– Ça a commencé avec mon voisin de pallier. Il avait cinq ans de plus que moi. Puis avec ses potes. Ça a continué avec d'autres mecs que je rencontrais dans des boîtes de nuit, puis avec leurs amis à eux et bref… n'importe qui du moment qu'il m'intéressait un tant soit peu.

– Tu regrettes?

– Quoi?

– D'être venu ici pour cet été?

– Je n'ai pas vraiment eu le choix. Et ça me donnera l'occasion de réfléchir un peu.

Lorraine hocha la tête, l'air troublé.

– Si tu as besoin de parler, Luka, n'importe quand… Je suis là. Et si tu as besoin d'aide même après cet été, appelle-moi, d'accord? Je ne le fais pas par pitié, s'empressa-t-elle de mentionner en voyant mon visage se renfrogner. Je le fais parce que je sais ce que ça fait de se sentir… seul et… (Elle hésita.)

– Sale… Complétai-je pour elle.

– Entre autre.

– Ok. Je t'appellerai.

– Promis?

– Ouais.

Elle fit repartir la voiture et nous nous rendîmes au village chercher les fournitures nécessaires pour la soirée. Lorraine et moi parlâmes de tout et de rien et je me surpris plus d'une fois à rire avec elle et à plaisanter. Je me sentais léger en sa compagnie, libre de parler en me sachant écouté et compris.

– Tu sais, me dit-elle sur le chemin du retour. Terry parle souvent de toi.

Je manquai m'étouffer avec ma propre salive.

Très intelligent.

– Il parle de moi?

– Oui.

– Je pensais qu'il me détestait? M'étonnai-je.

Elle me jeta un regard surpris.

– Terry? Te détester? D'où sors-tu cette absurdité?

– Aux dernières fêtes que nous avons passées ensemble, il ne m'a pas adressé la parole et il me regardait comme si j'avais la peste.

– C'était le Noël juste après l'accident à la falaise, non?

Je me contractai instinctivement.

– Ouais.

– Il avait peur que tu le détestes. D'ailleurs, si je me souviens bien, c'était toi qui passais ton temps à le fuir. Tu ne voulais même pas déballer les cadeaux en même temps que lui. Ça lui a fait beaucoup de peine, tu sais?

– Moi? Moi, je lui ai fait de la…

– Luka, cet accident à la falaise, il n'a jamais pu se le pardonner, tu sais? Il s'en veut encore. Il croit que tout est de sa faute.

Et avec raison, c'est lui qui m'a poussé! Pensai-je furieusement.

– Eh bien, il peut aller la conscience tranquille, je ne lui en veux plus. Ronchonnai-je.

Mensonge.

Je lui en voudrais pour le reste de mes jours.

Mais personne n'avait à le savoir.

Pas plus que personne n'avait à connaître la vérité au sujet de l'accident.

Autant pour la conscience de Terry.

– Il était très anxieux quand maman lui a appris que tu viendrais passer l'été à la maison, reprit-elle en ignorant mon commentaire. Je l'ai rarement vu aussi nerveux.

– Il a peur que je le blâme? M'étonnai-je.

– Sans doute. Il t'aime beaucoup, Luka. Presque chaque semaine, il demandait à maman si tu allais bien. Puis quand nous sommes allés vivre avec papa, il l'appelait pour savoir si elle avait eu des nouvelles de toi. Elle lui disait d'appeler lui-même pour te parler, mais il avait trop peur d'accuser un refus.

Ces paroles me jetèrent dans la confusion et m'obligèrent à revoir mes sentiments à l'égard de Terry. L'avais-je fui lors de ce dernier Noël où nous nous étions vu? La réponse était oui. Parce que j'avais peur de lui, peur de ses réactions, peur de me souvenir de la sensation de la chute, de l'impact sur l'eau puis de la lente noyade. J'avais eu peur des souvenirs.

Mais peur qu'il soit en colère contre moi?

Non.

Je m'étais imaginé sa colère, la prenant pour prétexte de me tenir loin de lui.

Aurais-je effectivement refusé de lui parler s'il m'avait appelé?

J'aurais sans doute prétendu être occupé, ne pas avoir de temps à lui consacrer ou lui aurais simplement raccroché la ligne au nez sans plus de façon puis j'aurais dit à tante Marjorie la prochaine fois que je lui aurais parlé de me faire excuser auprès de Terry, mais que la ligne avait malencontreusement été coupée.

Enfin, lui en voulais-je toujours pour l'épisode de la falaise?

Oui.

Et mon indifférence était ma façon de lui faire comprendre à quel point je le méprisais pour ce qu'il m'avait fait. Je préférais lui montrer l'intérêt que lui porterais un étranger rencontré au coin de la rue plutôt que celui d'un cousin.

En grande partie, j'étais responsable de l'éloignement qu'il y avait eu entre Terry et moi. Mais je ne pouvais tout simplement pas me mettre à sourire et lui proposer une course au bord de la plage comme lorsque nous étions enfants.

Au mieux, je pouvais lui offrir un intérêt poli, peut-être même une conversation légère qui adoucirait les angles entre lui et moi et allégerait quelque peu sa conscience.

À notre retour, j'aidai Lorraine à dépaqueter les provisions et Kevin et tante Marjorie vinrent nous aider. Terry pointa le bout de son nez au moment où nous en étions au dernier sac.

– Tu aurais pu venir plus tôt! Ronchonna Lorraine.

– Désolé, je terminais mes coups de téléphone.

– Vous serez combien à venir, ce soir?

– Mmm… six ou sept. Peut-être huit. Ada risque d'emmener un ami à elle, tu sais le mec qui vient passer quelques fins de semaine chez les Carol?

Je tendis l'oreille malgré moi. Parlait-il de ce mystérieux garçon avec qui nous jouions à la crique?

– Il est de retour, alors?

– De qui parlez-vous? S'enquit Marjorie.

– Ho, personne… Soupira Terry.

– De Benjamin Coulombe. Répondit Lorraine en donnant un coup de coude à son frère pour lui reprocher son impertinence.

– Ho! Ce n'était pas de lui dont tu me parlais dans la voiture justement? Me demanda tante Marjorie en se tournant vers moi, curieuse.

– Heu… Peut-être, je ne sais pas.

J'évitai soigneusement le regard que me lança Terry et prétextai la fatigue du voyage pour aller m'enfermer dans ma chambre. Lorraine me promit de me réveiller un peu avant qu'ils partent pour la plage.

Je ne savais pas trop si je souhaitais réellement les y accompagner.

La perspective de me retrouver si près de l'eau me terrifiait déjà.

Et celle de rencontrer d'anciens camarades de jeux me nouait les entrailles.

En me jetant sur mon lit, j'agrippai les coussins, y enfouis le visage et me recroquevillai.

Lorraine me réveilla de trois coups frappés à la porte.

En me levant, le visage chiffonné, je constatai que j'avais dormi une bonne partie de l'après-midi et qu'il faisait déjà noir à l'extérieur. Je passai un coup de brosse rapide dans mes cheveux et enfilai un chandail de laine noir par-dessus mon t-shirt puis je sortis rejoindre Lorraine à la cuisine. Elle et Kevin transportait une glaciaire, sans doute pleine à ras-bord d'alcool, hors de la maison en passant par la porte-patio. Terry avait les bras chargés de feux d'artifices et je m'emparai sans un mot des sacs de chips et de marshmallows qui traînaient sur le comptoir pour les suivre à l'extérieur.

Je me figeai.

La vue de l'océan sous un ciel de nuit me sembla encore plus effroyable que ce que je m'étais imaginé et il me revint en mémoire une obscurité froide silencieuse… Ma gorge se contracta, bloquant ma respiration, et je fus pris de nausées. Constatant que je ne les suivais pas, Lorraine s'arrêta.

– Tu viens?

Sa voix se répercuta dans ma tête comme au travers d'un long tunnel et je reculai d'un pas malgré moi. Je tremblais et transpirais, la sueur coulant dans le milieu de mon dos.

– Luka?

J'étais tétanisé. Je ne parvenais pas à bouger et je ne le souhaitais pas. Je ne voulais pas m'approcher de l'eau. Terry posa la pile de feux d'artifices sur le dessus de la glaciaire et revint vers moi.

– C'est l'eau?

Je ne parvins pas à lui répondre, simplement à émettre un gémissement étouffé.

– Donne-moi tout ça, fit-il.

Il prit les sacs de chips de mes mains et les posa au sol avant de me tourner le dos et de se pencher.

– Grimpe.

J'observai son dos sans comprendre.

– Sur mon dos.

Je secouai la tête, mais il insista et je finis par m'accrocher maladroitement à lui. Il passa ses mains sous mes cuisses et j'entourai ses hanches de mes jambes et son cou de mes bras. Lorsqu'il se mit en mouvement, je raffermis ma prise et enfouis mon visage dans son cou, les yeux étroitement fermés.

– J'ai été vache, aujourd'hui, fit-il. Je ne voulais pas.

Comme je ne répondais pas, il poursuivit :

– J'avais peur que tu m'ignores.

Le balancement régulier de ses pas était rassurant et je parvins à dire :

– Lorraine me l'a dit.

– Je sais. C'est bien ce que tu as fait pour elle.

– Quoi?

– D'avoir accepté de la couvrir. Kevin n'est pas au courant de tout ce qui s'est passé ici… S'il savait, il serait probablement choqué. Il est un peu puritain, pour être franc.

Je sentis soudainement le mouvement qu'il fit pour descendre les marches de la falaise et compris que nous nous approchions de la plage. Je resserrai ma prise et me mis à respirer par saccade avec l'impression que d'une seconde à l'autre, nous allions tomber d'une falaise. Terry continua de parler, principalement de trucs banals et lorsque j'entendis ses chaussures crisser dans le sable, je compris que nous étions parvenus en bas. Il me reposa et je chancelai avant de retrouver mon équilibre. De la plage, la vue de toute cette étendue d'eau noire ne m'effraya pas autant que lorsque j'étais tout en haut. J'étais au même niveau que l'océan et sachant que je ne pourrais y tomber en moins de m'y précipiter, j'étais rassuré. Je m'empressai cependant de m'éloigner le plus possible du bord pour rejoindre les autres.

– Où est Terry? Demanda un grand garçon aux cheveux noirs.

– Chercher des trucs en haut, je crois, fis-je sans m'attarder sur lui.

J'allai m'asseoir près du feu tout en restant légèrement en retrait des autres. La chaleur des flammes réchauffa mon visage et je fermai les yeux.

– Luka? Luka Pronovost?

J'ouvris un œil, curieux malgré moi, et vis un grand adolescent dégingandé s'asseoir à ma droite, son visage légèrement maigre ouvert et franc. Il avait des yeux noisette et une peau halée par le soleil et je me demandai combien de temps passé à se faire bronzer il avait dû mettre pour obtenir ce teint de Robinson Crusoé.

– Salut. Je ne sais pas si tu te souviens de moi. Je m'appelle Ben. Je vivais chez les Carol de l'autre côté de la falaise.

– Ben?

– Terry m'avait dit que tu serais là, ce soir. Ça fait tellement longtemps! Comment ça va?

– Ça va…

J'étais troublé. Le garçon qui avait vécu chez les Carol et dont je me souvenais avait un regard bleu perçant et une chevelure sombre. Ce Benjamin-ci ne me disait absolument rien.

– Tu vas te baigner avec nous, ce soir? Comme dans le temps! Rit-il.

– Non… J'ai pas vraiment envie, biaisai-je.

– Allez! Insista-t-il. Tout le monde va au moins se baigner une fois! Faut que t'en profite!

– Pas ce soir, désolé.

Je me levai et m'éloignai, agacé. Je n'aimais pas les gens trop insistants, ceux qui s'incrustaient dans votre vie personnelle sans y avoir été invités.