Chapitre deux : Danse

Bragan réajustait son costume pour la troisième fois depuis son entrée dans ses quartiers de la demeure principale. Tout devait être parfait pour son entretien, une perfection qu'il cultivait depuis sa jeunesse. En tant qu'héritier il ne devait avoir aucune faille, la moindre fêlure ébrécherait son armure d'un rien, le rendant vulnérable. Alors il mentait, clamait l'idéal tandis que tout n'était qu'une harmonie défaillante. L'orchestre jouait un morceau désaccordé que seul lui entendait. Mais qu'importent ses sentiments, personne ne lui ferait remarquer ses défauts, car il était l'héritier Kleo, un homme qu'aucun de sain n'oserait critiquer ou rabaisser à moins d'être suicidaire.

Et pourtant cette pensée lui rappela sa discussion du matin avec cet hybride. Un curieux spécimen qui l'avait intrigué. Généralement les personnes de censés n'osaient jamais aborder une bête, surtout d'une espèce inférieure. Alors la lie du monde ? Il s'en gaussa avant de se délecter de son bagou. L'héritier était bien des choses, un connard narcissique, égoïste, égocentrique, orgueilleux, tranchant, honnête, désagréable, tant de termes qu'il s'imagina être reproché, mais que personne n'osait évoquer. Son parler devint mécanique, des paroles creuses et sans entrain. L'homme s'ennuyait profondément. Un ennui qui le poussait à prendre la vie à la légère. Sans enjeu à la hauteur, que devait-il faire ? Être au sommet le coupait d'une possible ascension. Alors le mieux qu'il pouvait espérer restait de maintenir sa place et prier pour un minimum de challenge.

Mais cette situation ne le satisfaisait pas, il en voulait plus ! Davantage d'entrain, que quelqu'un daigne donner à son existence l'essence qu'il espérait ! Afin qu'enfin il puisse profiter du moindre plaisir ! Et en repensant à sa stimulation du matin il en grogna, oui, il désirait ce bagou. Quelqu'un le mettant à terre pour sentir le poids du sol et ses enjeux ! Alors en réajustant son costume une quatrième fois il réalisa.

Il voulait revoir ce garçon.

Marco grignotait une glace accouder à la terrasse bordélique de son appart. Cela faisait trois jours depuis son café avec Maxence, le tout fut agréable mais maintenant il s'emmerdait. La chaleur de l'été n'aidait pas à réfléchir, bouillant ses pensées dans le peu de cervelle qu'il possédait. Que devait-il faire ? Aucuns de ses contacts ne pouvaient le divertir. Pourtant en scrollant il en aperçut un curieux « Bête riche ». Avait-il entré ce numéro ? Depuis quand connaissait-il un de ces bobos ? Dans le doute il composa le tout, au pire il serait fixé. Le combiné résonna deux fois, avant qu'une voix claire ne réponde.

— Kleo, qui est-ce ?

Kleo ?

— J'en sais rien, j'ai ton numéro dans mon répertoire mais j'ai aucune putain d'idée de qui t'es.

Un silence s'ensuivit le faisant penser qu'il avait raccroché.

— L'hybride du café ?

C'était le faon ?

— Merde, je pensais à quelqu'un d'intéressant, et pas à random menteur.

Lui valant un rire fin.

— Menteur ou non, il reste que tu as appelé mon numéro. Tu veux quelque chose ?

— Du pognon, plein, railla Marco.

Ce qui valut un soupir.

— Tu es sérieux ? Je ne donne pas mon argent à la plèbe, du moins sans une bonne raison.

— Dans ce cas … mettons en scène une « bonne raison » disons un match de billard. Si je gagne tu me files cent gathas et si je perds on se fait un resto payé par mes soins. Qu'en dis-tu ?

Un ricanement sourd sortit.

— Tu crois que j'ai du temps à accorder à un gosse comme toi ?

Il voulait jouer à ce jeu ?

— De un, si tu en avais absolument rien à foutre tu aurais raccroché depuis longtemps. De deux tu m'as demandé ce que je voulais faire, ce qui signifie qu'en un sens tu désirais accomplir une activité avec moi. Tu m'as donné la solution à ton mécanisme dès la première rencontre. Tu mens constamment, chéri, argua Marco d'un air assuré.

Et au vu du silence s'ensuivant il visait juste, finalement un soupir prit le faon.

— Très bien, rendez-vous au Moonlight au plus vite. Tu vas regretter de te frotter à un Kleo, hybride.

Le Moonlight ? Même s'il n'eut pas le temps de répondre qu'il raccrocha. Au moins il occuperait cette journée, autant se doucher et trouver l'endroit qu'il avait mentionné.

Il mit plus d'une heure à atteindre Welko, d'ordinaire cela durait moins d'une demi-heure mais un accident survint sur une des rames, paralysant le système. Ainsi en arrivant au centre il savait qu'il devait se rendre au troisième étage, un lieu de la haute. D'ordinaire un hybride comme lui n'aurait jamais l'argent pour ne serait-ce prendre un café dans un de leur établissement. Alors y jouer une partie ?

Le garçon se dirigea vers les ascenseurs situés aux recoins, dans un délire de taule, de verre et d'acier menant vers les hauteurs improbables de la capitale. Après avoir indiqué le « 3 » les portes se fermèrent, le faisant glisser peu à peu vers le sommet. Le second apparut brièvement, avant d'être remplacé par le décor l'entourant. Un paradis de piliers violets, de murs aux vitres fumées et aux noms luxueux. La lumière provenait de lustre de cristal pourpre, renvoyant des reflets sanglants sur le sol de moquette sombre. Un véritable autre monde, la populace bête le fixa avec intérêt, même s'il s'esquiva à toute vitesse vers le Moonlight. D'après son GPS celui-ci se dressait à une intersection, faisant fit de la masse bourgeoise il avança, de plus en plus stressé. Avant que le fameux « endroit » n'apparaisse dans l'angle d'une bâtisse colossale. Une entrée engloutissant des centaines de personnes à la seconde, miroitant des couleurs de casinos et de strip-club sur une façade de pin-up de diverses races. Ce mec voulait le rejoindre ici ? Autant ne pas le faire attendre et gagner son pognon !

Marco pressa le pas et entra, plongeant au sein du fracas des machines à sous et tables de poker. L'argent tournait comme l'alcool dans les bars, la fumée des cigares empestait tout autant que les parfums de marques des bourges. Où pouvait se trouver son « richissime » partenaire ? Quelques gardes le fixèrent, communiquant via des écouteurs. Que pouvait-il faire ? D'ordinaire même le premier étage avait une politique de rejet des hybrides, alors un casino de la haute du troisième ? La pression le laissait pantois, certes il gardait une constante assurance. Mais son espèce était son seul défaut. La faiblesse qui l'angoissait quand il barbotait en dehors de son élément.

Un des superviseurs communiqua une dernière fois avant de l'aborder, le faisant trembler de tout son corps.

— On vous attend dans une salle privée, argua t-il d'une voix grave. Suivez-moi.

Il l'avait reconnu ?

— Okay, marmonna Marco en suivant son guide à travers la structure.

Le duo grimpa les marches de soie rouge et or, partirent sur la droite à travers un couloir menant à une multitude de portes labellisé. Ils s'arrêtèrent à la numéro « 16 » auquel il laissa son hôte. Ce mec l'attendait à l'intérieur ? Sans réfléchir il ouvrit, pour plonger dans un univers curieux. Un salon ornait le coin gauche d'une pièce aux murs crèmes. Des alcools s'exposaient sur tout un pan, comme des trophées tandis que l'autre partie se composait d'un billard et d'un faon installé contre celui-ci, le visage rivé sur son portable. En apercevant son invité il rangea son jouet, lui tournant une mine assurée. Il portait une tunique couvrant le haut de son corps tout en dévoilant son ventre glabre et un short court galbant ses attributs. Des bijoux d'or ornaient ses cornes et ses formes comme des rappels de son statut.

Un élu parmi les hommes, même s'il le trouva délicieusement détestable dans cet apparat.

— Je vois que tu ne t'es pas perdu, hybride.

— Je vois que tu apprécies montrer ton corps d'éphèbe.

Ce qui lui valut un rire fin.

— Pourquoi complexer quand je peux montrer ce que je souhaite ? Un être d'élite se doit de poser pour les siens, surtout quand nous sommes au sommet. Pour que les pauvres fixent le spectacle et souhaitent un jour nous égaler.

Un parfait narcissique.

— Tu aimes bien parler de toi, mais nous sommes ici pour un jeu et non un show. Je m'en fous de ton corps, il n'égale pas le plaisir d'une bonne mise.

La bête en pouffa, sortant de son portefeuille garni à bloc un billet de cinq-cent gatha qu'il posa sur la table du salon.

— Désolé, je n'ai pas moins, railla t-il du haut de sa superbe.

Ce que Marco répondit d'un air toxique.

— Oh ? Pourtant avec ta tenue tu pourrais faire le tapin pour à peu près ce prix.

La pique fit sourire ce masochiste qui s'approcha du billard pour en prendre une canne. Marco l'imita, tandis que les boules patientaient, dans un écrin de cristal.

— Je te laisse le premier coup, honneur aux espèces inférieures.

Quel connard, même s'il regretterait son audace. Après avoir usé de craie sur son embout il testa la maniabilité de son arme. Puis s'installa sur un bord, fixa les boules avant d'armer son tir. La casse sépara les sœurs, tandis qu'elles se dispersèrent de multiples façons. Une d'entre elle tomba dans la poche, signe qu'il pouvait continuer. Sous le regard intense de la bête il entra deux autres avant de riper et éloigner une boule. Cela fit pouffer Bragan qui s'approcha du terrain d'un air compatissant.

— Désolé, ce doit être dur d'être performant quand on vient de la plèbe.

Ce qu'il répondit d'un air espiègle.

— Ferme ta gueule et joue plutôt que de parler.

La provocation lui valut un nouveau rire. D'un pas chaloupé le faon se prépara puis s'approcha de la boule blanche, pencha son corps pour en galber les formes. Ses angles le rendaient désirable, c'était certain. La queue fila et renvoya une bille dans la poche. D'un air pédant la bête continua son manège, renvoyant tour à tour chaque projectile pour son compte. Il allait perdre, ce mec était un génie du billard. Même si avant les deux derniers tirs la bête le nargua, s'asseyant sur le rebord de marbre d'un air lascif.

— Tu vas perdre, hybride. Donc j'aurais gagné notre marché.

— Et ? Tu comptes faire quoi ? Exiger un repas dans un resto que je ne pourrais pas payer en une vie d'existence ?

Le faisant rire.

— Ce serait contre-productif et inutile vu que les restaurants du troisième ne sont pas de ma caste. D'ordinaire je tolère le quatrième même si ma famille préfère le quartier des douceurs, au nord du Tigre si tu vois l'endroit, argua t-il d'une voix mielleuse.

Il voyait, en effet. Si Welko se voulait élitiste, ce n'était rien comparé au Tigre. Le domaine convoité de toutes les bêtes, rongeant le nord-est de la capitale. Et quant aux douceurs, il s'agissait de l'ancien siège de la monarchie, le lieu le plus cher d'Agatha et avec une large marge. La moindre chaussette coûtait le salaire annuel d'un travailleur bête, alors un malheureux hybride ?

— Tu veux en venir où ? Tu sais, généralement les gens comprennent mieux avec des faits que de la vantardise.

— Oh ? Je croyais que tu étais malin, c'est ma faute pour te surestimer. Tu choisis le restaurant et je m'adapterais, quelques fois la plèbe réserve des surprises gustatives.

Il paierait son caractère.

— Ça me va, dépêche-toi de mettre les boules, qu'on grignote quelque chose, j'ai la dalle.

Ce qu'il fit, avec autant d'assurance qu'un diable en habit de faon. Une fois sa victoire assurée il fixa son partenaire et l'approcha pour parader.

— Perdu, même si je te comprends, vu ton espèce tu dois être habitué à être dépassé par les races supérieures.

Ce mec avait le don de l'agacer tout en l'excitant de plus en plus. Chaque parole lui donnait l'envie de faire taire cette bouche de la meilleure manière.

— Tu es insupportable, bête.

Ce qui renchérit son arrogance.

— Venant de toi je prends cela pour un compliment.

— Tu dois apprécier le son de ta propre voix, je me trompe ?

La bête le nargua davantage.

— En effet, tu serais étonné de connaître le nombre de choses que j'apprécie chez moi. Ma parole n'est qu'une simple qualité parmi des centaines.

— Si seulement tu utilisais ta bouche pour d'autres actions que dire des conneries.

— Si je m'abaissais à satisfaire un être tel que toi … je me laverais la langue pendant un bon mois avant de l'user de nouveau.

La tentation était grande, rugissant de le punir pour son comportement, de lui fermer sa gueule prestement. Mais il connaissait un moyen plus sadique de le corriger. Ce mec le laissait choisir le restaurant ? Il connaîtrait la souffrance.

Le duo descendit au premier étage de Welko, non sans attirer l'attention. Une bête habillée richement et un hybride en vêtement cheap, cela détonnait dans le paysage. Et pourtant ils gagnèrent une cantine au nom de « Boustifaille ». Avec une odeur enivrante d'épices, huiles et nombreux légumes et viandes frites qui n'attendaient qu'à être dévorés. L'établissement s'agençait en plusieurs tables pour deux, une musique détente crachait à travers des enceintes vétustes tandis qu'ils s'installèrent pour commander. Bragan le fixait de son air hautain, Marco quant à lui se contentait de son habituel sourire pervers.

— Je te propose un deuxième challenge, si tu as le courage de tenir, bien évidemment.

— Je gagnerais chaque défi, perdre face à un hybride me semble impensable.

— Mes conditions cependant vont changer, si je gagne tu m'appelleras « Maître » et si je perds je te nommerais « être suprême », pour une durée de trois rendez-vous à la suite. Cela te convient ?

La bête songea, avant d'afficher son habituelle condescendance.

— Ça me va.

Il regretterait cet accord. Le serveur arriva pour prendre la commande, et sans hésiter l'hybride choisit deux « Challenges de la Boustifaille », qui sembla intriguer le faon.

— Un duel d'endurance ? Sur qui mangera le plus de nourriture ?

— En effet, effrayé ?

— Pas le moindre, les restaurants haut de gamme sont chiches au niveau des quantités. Donc un concours d'endurance serait probant pour me garnir.

Il la ramènera moins prochainement. Les compétiteurs se fixèrent d'un air féroce, avant que le repas n'arrive. Trois kilos de riz, quatre plats de viandes, deux de poissons, un kilo de tofu et plusieurs litres d'eau plate. Le tout fut disposé sur la table et quelques annexes. L'odeur des mets leur donnèrent faim, les pressant dans la gourmandise, et d'un commun accord commencèrent leur défi. La quantité était astronomique mais un trait unissait les rivaux, celui de la fierté, aucun n'aimait perdre. Et certes, leur orgueil devenait risible face à de possibles soucis de santés, mais ils continuèrent, avalant des gorgés d'eau au fil du temps s'enchaînant. Les assiettes se vidèrent, même si leur souffle devenait sec et essoufflé, chacun venait de finir leur second plat, mais le duel continuait.

Le rythme devint plus intense, c'était un défi de mental et de persévérance. Le quatrième fut terminé. Les minutes se suivirent, leur souffle s'épuisait, devenant de simple râles erratique. Le septième disparut, même si cela marqua un tournant majeur dans l'affrontement.

Bragan saturait, lui qui d'ordinaire mangeait peu se retrouvait au pied du mur tandis que Marco jubilait et termina avec un plat d'avance qu'il posa sur la table d'un air vainqueur.

— Alors ? On la ramène moins, argua t-il d'une voix ravie.

Ce que le faon répondit d'un air sensuel.

— Maître, je m'avoue vaincu, pour cette fois.

Entendre ce mot le galvanisa, tandis que chacun se leva pour atteindre la caisse. Certes, ce challenge coûtait cher, mais le prix en valait les efforts. Une fois délesté de quarante gathas le duo sortit au grand air avant de souffler d'épuisement.

— Je vais rentrer, ce duel a pris bien trop de temps sur mon planning chargé. Et même si j'apprécie partager du temps avec toi, j'ai bien mieux à faire de ma vie. Donc à plus tard, maître.

Ce gars était insupportable.

— Tu es véritablement un enfoiré.

Ce qui amplifia sa joie.

— Tu n'as pas encore compris ? Plus tu m'insultes et plus j'apprécie, ce qui me poussera à te répondre de cette manière. Tu me conditionnes à être ainsi, pourquoi ne pas tenter l'inverse si tu veux du changement ?

Le complimenter ? Même si quelque chose lui semblait intriguant dans leur manière de faire. Ils fonctionnaient curieusement, mais cela ne lui déplaisait pas, au contraire.

— J'arriverais un jour à te faire perdre ton bagou, qui plus est le monde entier te complimente au quotidien. Ce qui me différencie des autres est d'être le seul à te cracher des horreurs, je me trompe ?

Bragan s'en réjouit, le fixant d'un air curieux.

— Tu t'appelles ? Que je nomme ce contact autrement « qu'hybride » ?

Ce qu'il répondit d'un piaffement.

— Marco Delinger, et toi ?

— Bragan Kleo, tu peux chercher sur le net, tu trouveras sans doute des centaines de raisons pour ne pas m'approcher, argua t-il d'un ton doux.

Ce que le reptile rétorqua d'une mine assurée.

— Tu es genre le pire coup d'Agatha ? Une telle catastrophe que la populace gay te fuit comme la peste ?

Cette idée le fit rire, tandis qu'il se prépara à partir.

— Ce serait triste de perdre cette dynamique. Si tu es curieux, cherche donc, la curiosité peut mener loin. Donc, à la prochaine, n'hésite pas, susurra t-il.

Sa main frôla son poignet avant de partir dignement vers l'inconnu. Ce gars le rendait barge, même s'il avait l'envie d'en connaître plus sur ce curieux spécimen. Après-tout les vacances le mènerait à rien d'incroyable donc autant s'amuser !