À la lueur de la lune, Ur Blab'adur relisait pour la trente-huitième fois le manuscrit de sa thèse, Réaffectation du rôle du foie pendant la zombification.

Cela pouvait sembler une tâche inutile, machinale, indigne d'un jeune nécromancien qui avait déclaré à son directeur de thèse qu'il était « archiprêt » et qui devait soutenir dans trois jours. Peut-être même pourrait-il convaincre le professeur Rougecroix que la nécromancie pouvait être intéressante.

Mais lors de la vingt-cinquième relecture, Ur Blab'adur avait découvert avec horreur qu'il avait écrit le direction au lieu de la direction, dans le premier chapitre, rien de moins, et il tremblait à l'idée qu'il reste dans son mémoire d'autres abominations cosmiques contre la grammaire.

S'il avait eu des amis dans les autres domaines de l'université, il aurait pu leur demander de l'aide. Mais la plupart des étudiants qui avaient des amis, des soirées alcoolisées, et des week-ends à la mer n'avaient pas de manuscrit, pas d'autorisation de soutenance, et, se consolait Ur Blab'adur, probablement pas de compétences orthographiques non plus.

À la page 123, il eut finalement satisfaction : il fondit sur le mot « cîmes » auquel il avait mis un accent de trop, le gratta, puis refit le point d'une plume qu'il espérait artistique.

Il entendit un bruissement à sa fenêtre. C'était un pigeon à moitié idiot à force d'avoir été soumis à trop de sorts pour le contrôler, dont la faculté ne se servait que pour les messages secondaires. Cela ne pouvait pas venir du professeur Nerva, son directeur de thèse, qui n'utilisait que des pigeons zombies d'excellente qualité.

Soucieux, Ur Blab'adur décrocha le message attaché à sa patte, qui semblait exhaler des effluves de mauvais présages bien pires que n'importe quel pigeon pourri.

« En raison du décès du Professeur Nerva, j'ai le regret de vous informer que votre présentation de thèse est remise à une date indéterminée. »

Ur Blab'adur savait que ce serait une mauvaise nouvelle, mais pour deviner que ce serait à ce point, il aurait dû étudier la divination plutôt que la nécromancie.

Un juron de quarante-huit syllabes dans une langue morte se perdit dans le lointain.


Ur Blab'adur avait dû se lever à l'aube pour acheter les pâtisseries les plus crémeuses, et donc les plus aptes à corrompre les secrétaires de l'université : une au chocolat, une au café, une à la pistache. Les trois secrétaires, dont il se rappelait les préférences pâtissières mais pas les noms, avaient agréé son offrande. Ur Blab'adur se trouvait à présent dans le bureau de Planquer, le directeur de l'université.

C'était un homme mince et voûté dont l'âge, la barbe taillée en pointe, et les vêtements de prix étaient respectables, mais pas grand chose d'autre. Ur Blab'adur le soupçonnait de fréquemment faire semblant de travailler dans son bureau, se téléporter au dehors, et jouer au golf. Ou alors, il réussissait vraiment à être inefficace à ce point sans aucune justification. On ne pouvait pas savoir.

Ur Blab'adur avait cette tendance - qu'on avait souvent qualifié de malheureuse - à croire que les gens les plus incompétents de sa connaissance avaient des réunions où ils se vantaient de leur capacité à faire semblant pour ruiner la vie des autres.

« Je ne vois pas ce qu'il y a d'ambigu, disait le directeur. Pas de directeur de thèse, pas de soutenance. Surtout que vous savez bien que c'est le seul membre du jury qui est vraiment spécialisé dans votre domaine. Vous pouvez vous renseigner, trouver quelqu'un d'autre pour jouer le rôle, et revenir me prévenir quand ce sera fait. »

Ur Blab'adur aurait pu arguer que sa thèse était si spécifique que cela prendrait quelques siècles. Mais il décida de jouer sa carte la plus puissante en premier.

« Monsieur le Directeur, si ce n'est que cela, il m'est possible d'invoquer l'esprit du Docteur Nerva. Il pourrait participer aussi bien que quand il était en vie. »

- Certainement pas ! s'exclama le directeur avec un regard horrifié.

- Mais pourquoi ? Je suis certain de pouvoir faire un cercle parfaitement correct en utilisant juste ses documents de recherche, un peu de sang et...

Le directeur l'interrompit de façon qu'Ur Blab'adur trouva fort malpolie.

- Tout le monde sait que l'invocateur a tout contrôle sur le fantôme, dans ce cas ! Comment pourrait-on avoir confiance, quand il vous suffirait de réclamer de lui qu'il dise que votre thèse est excellente~? »

Ur Blab'adur en resta pantois. Jamais il n'aurait eu l'idée de faire une chose pareille. Bien sûr, il étudiait la nécromancie, une matière où la profanation de tombes, l'espionnage, et même l'assassinat pour les moins doués étaient monnaie courante. Mais cela ne voulait pas dire qu'on n'avait pas de conscience professionnelle !

Sans compter qu'il n'avait pas besoin de cela car sa thèse était effectivement excellente, nonobstant les quelques lapsus calami qui pouvaient toujours s'y dissimuler vicieusement.

« Voilà ce que nous allons faire, proposa le Directeur Planquer. Je vais vous donner l'adresse d'une autre université où vous pourrez trouver un directeur. »

Il sortit d'un tiroir un prospectus aux tons fanés et le posa dramatiquement sur la table, devant le nez de son interlocuteur.

C'était littéralement à l'autre bout du monde ! Il faudrait des années et des moyens considérables pour s'y rendre ! Ur Blab'adur le fit remarquer immédiatement et avec un calme contestable.

Planquer avait le tic d'avoir le sourire le plus large quand il disait les choses les plus déplaisantes. Il supposait probablement offrir un précieux lot de consolation en leur montrant qu'on pouvait encore avoir toutes ses dents à son âge, et très blanches. Mais tous les étudiants préféraient l'imaginer à la place comme un sadique de compétition. Et peut-être n'avaient-ils pas tort.

« Exactement. Cette brochure est rare et précieuse, mais je pense que, vu la tristesse de la situation, vous la méritez. Maintenant, laissez-moi un peu seul, j'ai des lettres à écrire. »

Ur Blab'adur sortit du bureau avec l'impression de marcher tout au fond du désespoir.

Les hauts murs de pierre de l'université semblaient se resserrer au-dessus de sa tête, pour former une voûte annonçant jusqu'aux lointaines banlieues de la ville l'enterrement du plus grand perdant de ces dernières années. Puis, elles l'écrasèrent, car il ne méritait pas tant d'attention, jusqu'à ce que seule sa tête dépasse du plancher de châtaignier, lui plantant vicieusement des échardes dans le cou.

Il ne serait pas Docteur ! Il ne prendrait pas son tour à écouter des étudiants en sueur présenter leurs théories, tout en gardant un visage mystérieux ! Il n'aurait pas un bureau pour lui tout seul, avec son nom sur la porte, accompagné d'un surnom classe décerné par le jury, écrit dans la typographie qui lui plairait le mieux ! Il passerait encore une année à financer ses recherches en expliquant à ses premières années des détails de nécromancie qui auraient dû être enseignés en maternelle si les inspecteurs avaient le moindre bon sens ! Il lui sembla entendre les gargouilles des toitures se moquer de lui par dizaines.

À la sortie l'attendait une grande femme blonde en armure au visage sévère. Elle était accompagnée par un subalterne barbare, blond lui aussi, tellement bardé de haches que, dans une boucherie, on l'aurait pris pour le hachoir à viande à envoyer danser dans les steaks.

« Je suis l'inspectrice Charlotte Sapaspa, et je suis venue vous interroger. Vous êtes le principal suspect dans l'affaire du meurtre du Docteur Nerva, dit Le Calculateur de Cadavres. »

Ur Blab'adur sentit le dernier coup s'abattre sur sa tête. Ça y est, il était enterré, une poignée de terre jetée sur son cercueil, entrant dans ses poumons pour lui arracher une toux grasse et douloureuse.

Bien sûr, il était encore vivant, et devait donc toujours se préoccuper de régler ses problèmes. Parfois, comme il le disait souvent aux goules qu'il invoquait, on n'avait ni le beurre ni l'argent du beurre.


Ur Blab'adur protesta de son innocence pour la huitième fois, dans la salle d'examens qui - quelle ironie - avait été offerte à l'inspectrice Sapaspa pour mener son interrogatoire.

Il n'avait jamais été très doué pour mentir, lui disait parfois son directeur de thèse avec réprobation, parce que c'était une compétence annexe utile pour quand on se retrouvait surpris dans un cimetière à minuit avec une pelle.

Malheureusement, en état de stress, il s'avérait qu'il n'était pas non plus très doué pour dire la vérité de façon convaincante, sur d'autres sujets que la nécromancie en tout cas.

« Pourquoi j'aurais fait ça ?

- Hm, parce que c'était un horrible professeur, je suppose ? le classique...

- Ce n'était pas un horrible professeur du tout ! Il n'était pas parfait, mais je peux en citer au moins une douzaine que j'aurais eu envie de tuer plus. Et ils sont tous encore en vie ! Sauf sans doute ma préceptrice de musique de quand j'étais petite, mais ce n'est pas moi, elle avait pas loin de quatre-vingt-dix ans~!

- Et vous avez des preuves ? »

Malgré la rhétorique peu claire de cette question agrémentée d'un menaçant sourcil froncé, Ur Blab'adur devina qu'on ne lui demandait pas de preuves sur l'âge de sa préceptrice de musique. Vaillamment, il résista à la tentation d'établir une liste des dix plus mauvais professeurs de sa vie, avec des anecdotes. À la place, il répondit dans le sujet.

« J'ai gardé toute ma correspondance avec lui, et il dit beaucoup de bien de moi. »

L'inspectrice semblait de plus en plus contrariée, alors même qu'Ur Blab'adur se montrait coopératif et négligeait de siffler de façon qui attirerait les poltergeists les plus proches. Elle décida d'être coopérative en retour et d'argumenter plutôt que de sortir sa matraque.

« Vous auriez pu le tuer pour de nombreuses autres raisons. Pour prendre sa place, par exemple.

- Avant d'avoir ma thèse ? Ce serait complètement ridicule ! Si je l'avais tué la semaine prochaine, je ne dis pas, c'est littéralement l'enfer d'obtenir un poste fixe, et j'ai visité l'enfer une ou deux fois, pour des raisons professionnelles. Mais là, je me tirerais dans les jambes.

- Vous auriez pu vous tromper de jour ? »

Vraiment, il semblait que cette femme était résolue à l'accuser personnellement, sans aucun indice et sans aucun motif. Ur Blab'adur savait qu'il était souvent décrit comme personnellement détestable, mais ce n'était pas une raison ! Il prit une grande inspiration.

« Vous avez suggéré que j'étais un meurtrier, c'est votre travail. Mais personne n'a le droit de sous-entendre que je serais incompétent à ce point, si je décidais de tuer quelqu'un ! »

Sa fierté retomba. Elle n'avait pas été appliquée de la façon la plus judicieuse possible.

« De quoi est-il mort, d'ailleurs~? Personne ne m'a rien dit. Si vous me soupçonnez, est-ce que c'est parce qu'il a été attaqué par une paire de tigres zombies ?

- On pense à un empoisonnement, mais nous attendons encore les résultats de l'analyse. Ou plutôt, à voir l'état du cadavre, c'est évidemment un empoisonnement à la digitaline ou assimilé, mais je ne peux pas mettre ça dans mon rapport avant que les analyses officielles soient finies. »

Les connaissances de Charlotte sur les effets des poisons la firent remonter un tout petit peu dans l'estime d'Ur Blab'adur, ce qui n'était pas bien difficile.

Mis en confiance, il suggéra qu'il était possible d'interroger les apothicaires de la ville pour savoir si l'un d'entre eux avait acheté le poison récemment.

Une étincelle passa alors entre Ur Blab'adur et Charlotte, qui les fit frissonner d'embarras. Il réalisa que, malgré leur antagonisme naturel, il venait de lui donner un conseil sincère. Elle sembla réaliser, au même moment, qu'elle lui avait dévoilé des secrets de l'enquête.

Chez les inspecteurs, il était certainement illégal de créer la sympathie - s'ils essayaient, il était impossible qu'ils y soient tous aussi peu doués. Chez les nécromanciens, ce n'était pas recommandé non plus.

Charlotte fit semblant de feuilleter ses notes, et répondit d'un ton dur que rien de tout ceci ne regardait Ur Blab'adur.

« Vous allez maintenant rentrer chez vous, et y rester jusqu'à ce que je vous recontacte. Si vous essayez de sortir de chez vous, je le saurai, et ce sera un indice sérieux que vous avez quelque chose à vous reprocher. Sekistrukk vous raccompagnera. »

Ur Blab'adur, si révolté par l'injustice de cette situation qu'il en oubliait presque d'être triste, reprit le chemin de sa chambre d'étudiant. Il marchait très vite, dans l'espoir que le chien de commissaire nommé Sekistrukk soit forcé de courir sur ses petites jambes. Peut-être même que ses haches s'entrechoqueraient et feraient un bruit ridicule. On pouvait toujours rêver.


Au bout d'un temps relativement court mais objectivement trop long, la mesquinerie dans l'esprit d'Ur Blab'adur laissa de nouveau la place à l'intelligence stratégique.

« Je suis presque chez moi, dit-il, et je n'ai rien de prévu pour le dîner. Si je dois y rester sans sortir, il faudrait sans doute que j'achète de la nourriture pour deux ou trois jours.

- Ouais, répondit le garde, qui avait l'air très stupide.

- Cela veut dire que je pourrais m'arrêter à l'épicerie qui est là.

- Pourquoi pas ? »

La stupidité, chez un garde, étonne rarement, mais la gentillesse plus. Ur Blab'adur décida de ne pas attendre pour voir si c'était temporaire, et entra dans l'épicerie.

Le garde ne le suivit pas.

À ce niveau, ce n'était plus de la gentillesse mais de l'incompétence ! Et si Ur Blab'adur avait demandé à sortir de l'épicerie par la porte de derrière ? Non, c'était probablement une des raisons qui le ferait présumer coupable à grande vitesse. Et s'il avait décidé d'acheter une grande hache ? Bon, avec ses muscles rachitiques, il ne pouvait probablement pas grand chose contre l'armure du garde. Et s'il avait envoyé un message nécromantique à un ami pour lui demander de nettoyer des preuves ?

Mais il n'avait pas d'amis, alors peut-être que ce garde était un tout petit peu moins idiot qu'il en avait l'air.

Il fit toutes les courses prévues, se répétant à lui-même les justifications qu'il avait préparées pour le garde, parce que c'est triste de gâcher. Il ressortit avec deux sacs très bien garnis, dont les poignées lui sciaient quelque peu les doigts.

« Je peux en porter un. » suggéra le garde.

Une telle gentillesse était vraiment suspecte. Sekistrukk avait probablement l'intention d'observer ce que le sac contenait, de vérifier l'absence de grande hache, fleurs de digitale, ou n'importe quoi qui semblerait criminel. Ur Blab'adur décida de profiter de cette gentillesse de comédie.

« Alors, qui sont les autres personnes que vous avez interrogées ? commença-t-il.

- Euuuh.

- Vous n'allez pas me dire que je suis le seul suspect ?

- Beeeen. »

Quel talent redoutable ! L'homme nommé Sekistrukk réussissait à sembler encore plus imbécile que gentil !

« Qu'est-ce qui vous a fait penser à moi ? » demanda-t-il, passant à une question moins confidentielle, mais peut-être plus intellectuellement complexe.

Le garde ne réussit pas à prononcer le moindre mot, cette fois. Il prit juste l'air encore plus idiot, ce qui était un exploit.

Il dit encore au revoir en posant le second sac devant la porte de la chambre d'Ur Blab'adur. Il semblait penser que tout ceci avait été une agréable et amicale conversation.


A peine Ur Blab'adur eut-il gagné son salon qu'il commença à tracer un cercle de nécromancie.

Non, c'était une figure de style. Bien sûr, il enleva son manteau, son turban, et même ses chaussures. Il alla ranger dans la boîte à glace tout ce qu'il avait acheté et qui ne se conservait pas. Mais en même temps, il donnait des coups de pieds dans les vêtements sales qui trainaient au milieu de son salon pour les envoyer contre les murs, donc c'était un début.

Et, au cas où n'importe qui aurait été en train de l'espionner, ou pire, de lire une nouvelle sur sa vie, il tenait à ajouter que d'habitude son appartement était beaucoup mieux tenu. C'est juste qu'il n'allait quand même pas faire une lessive quand il pouvait, à la place, relire son mémoire pour la trente-deuxième fois.

Après avoir déplacé tout ce qui trainait au centre du salon, il alluma des chandelles, passa le balai, et cette fois-ci, commença à tracer son cercle de nécromancie, de façon visible même pour les non-initiés.

Pour le sang, il pressa un des steaks hachés qu'il avait récupérés à l'épicerie - très souvent, dans l'imagerie populaire, les nécromanciens utilisaient leur propre sang, ou celui de sacrifices humains, mais c'était parce qu'ils n'avaient rien d'autre sous la main. N'importe quel sang marchait. La plus grande difficulté était de ne pas se tromper dans les glyphes, et pour être honnête, c'était plus facile quand on n'était pas anémié.

Pour la connexion personnelle, il utilisa un des courriers du professeur Nerva. Une partie de son corps aurait certainement fonctionné avec une probabilité plus grande, sans même parler d'élégance, mais il fallait être honnête, tout le monde laissait des fragments de peau morte sur les lettres même si personne n'aimait en parler. Et des fois, même les fragments de sentiments auraient suffi.

C'est ainsi qu'Ur Blab'adur invoqua sans peine le Professeur Nerva. Eh, il était presque docteur ! Il découvrit alors que le plus difficile était de lui adresser la parole, parce qu'il était presque Docteur. Les formules de politesse comme Bonjour ou Comment allez-vous ? avaient été inventées pour simplifier le problème pour les vivants.

Si Ur Blab'adur avait su, il n'aurait pas arrêté l'étiquette nécromancienne en troisième année.

« Je suis désolé de vous déranger. » commença-t-il à la place. Voilà, une introduction modèle, qui marchait avec les vivants et les morts !

- Ur Blab'adur ! Vous m'appelez pour que je puisse m'occuper de votre jury de thèse malgré mon décès prématuré ?

- Non. Pour tout dire, dire, j'y avais pensé, mais le directeur m'a accusé de vouloir manipuler votre fantôme pour que vous me la donniez sans que je la mérite.

- Pfff. Je comprends, c'était une bonne idée, mais c'est bien dommage. Je vous laisse dans l'embarras.

- Et puisqu'on parle de ça, continua Ur Blab'adur très vite, je me suis fait accuser de votre meurtre.

- Quoi ? C'est ridicule !

- Et je voulais savoir si vous savez qui vous a assassiné ? Juste au cas où ? Je sais bien que là aussi ça n'a pas de valeur légale, puisque je pourrais vous faire dire ce que je veux, mais peut-être que je pourrais aiguiller la police dans la bonne direction ?

- Attendez, vous voulez dire que c'est vraiment un meurtre ? »

Ur Blab'adur soupira.

« Empoisonnement à la digitale. Je doute que ce soit exprès. S'il vous plaît, dites-moi si vous avez mangé de la nourriture inhabituelle, ou à l'origine suspecte.

- Oh, il y a bien les tartelettes qu'on m'a envoyées à l'occasion de votre soutenance.

- Pardon ?

- Oui, dans une petite boîte. Délicieuses, d'ailleurs.

- Je n'ai rien envoyé ! Quelqu'un a essayé de vous assassiner en se faisant passer pour moi !

- Oh, ne vous inquiétez pas, sur le moment, je n'ai même pas pensé que c'était vous qui me l'aviez envoyé, j'étais persuadé que vous révisiez la partie sur l'utilisation du foie dans la création de poisons à cracher, et sur lesquels choisir pour qu'ils n'endommagent pas plus l'oesophage. Ce devait être juste l'administration qui m'envoyait une compensation pour les heures supplémentaires. »

Le fantôme sembla songeur. « Ils n'ont jamais fait cela avant. Je suppose que c'est ma juste punition pour ne pas être capable de résister à un gâteau.

- Merci beaucoup, professeur ! s'exclama Ur Blab'adur. Vous m'avez été d'une grande aide pour comprendre pourquoi des ahuris me blâment pour le meurtre ! »

Pas trop pour comprendre qui était le vrai coupable, mais c'était un début.

« C'est parfait ! Je retourne prendre des notes sur mon nouvel état de fantôme. Appelez-moi quand vous voulez, et je les partagerai avec plaisir. »

Ur Blab'adur hocha la tête distraitement.

« Je dois avouer que, malgré ma tristesse sur l'avenir de la discipline, je suis soulagé que vous soyez le dernier nécromancien compétent de cette université. Personne ne risque de m'invoquer juste pour me faire faire des heures supplémentaires non-payées. C'était un vrai problème, autrefois. Certains nécromanciens brûlaient même tous leurs documents personnels pour éviter cela, ce qui a été une grande perte de connaissances. Encore aujourd'hui, la plupart des livres de l'université sont des compilations de notes prises par des non-nécromanciens. »

Ur Blab'adur évalua la possibilité que fantôme de son directeur de thèse passe son temps avec lui parce qu'il n'avait personne d'autre avec qui discuter. Ce n'était pas le pire avenir qu'il puisse imaginer, mais pas non plus ce qu'il aurait espéré de sa vie.

Mais cela lui rappela une question qu'il avait oublié de poser.

« Aviez-vous des ennemis, professeur ?

- Des ennemis ? Je ne crois pas. Il m'est arrivé de me disputer vigoureusement sur des points techniques avec des collègues d'autres continents, mais jamais au point du meurtre. Et de toute façon, ces tartelettes étaient bien trop fraîches pour venir de l'autre bout du monde. »

Ur Blab'adur estimait avoir l'esprit ouvert, et ne juger les nécromanciens que sur leurs compétences en nécromancie. Mais parfois, pensait-il avec malaise, le professeur Nerva, tout doué qu'il soit, était gentil.

Pire encore, c'était contagieux. Ur Blab'adur avait tout pouvoir pour le bannir et le renvoyer dans le monde des morts, mais il n'en avait pas envie en ce moment.

A la place, il prit dans sa boîte à glace le poulet rôti entier qu'il avait acheté à l'épicerie, et entreprit d'en faire un zombie.

Créer un zombie à l'aide d'un cadavre d'animal était une tâche facile, que n'importe quel deuxième année pouvait faire. En théorie. En pratique un grand nombre d'entre eux échouaient en travaux pratiques, mais ils
n'avaient pas leur année. D'un autre côté, ils avaient le professeur Rougecroix, ce qui était une circonstance atténuante, mais Ur Blab'adur s'en était tiré, lui !

Évidemment, en deuxième année, la créature avait encore des pattes, et des yeux, même si elle n'avait pas aussi bien respecté la chaîne du froid.

Il fallait donc improviser tout cela avec des fourchettes, des perles, et autres matériaux que n'importe quel étudiant soucieux de son apparence, ou de ses études, ou les deux, avait dans sa chambre. Et ensuite, comme les perles ne voyaient pas vraiment, il fallait invoquer les fantômes des poulets pour qu'ils fassent semblant.

C'est une des raisons, avec l'état de son portefeuille, pour lesquelles Ur Blab-adur avait choisi les poulets les moins chers. Il y avait plus de chances pour qu'ils soient tués industriellement par des méthodes
traumatisantes. Les animaux ne laissaient pas souvent de fantôme, mais les abattoirs étaient un progrès dans la bonne direction, ou plutôt la mauvaise.

Voilà, sur quatre poulets, deux fantômes ! Bonne pioche ! Peut-être même qu'Ur Blab'adur pourrait manger un des deux autres avant qu'il pourrisse.

Ur Blab'adur jeta un coup d'œil prudent par la fenêtre pour voir si sa maison était toujours surveillée, puis se rappela qu'il n'avait aucune compétence pour remarquer ces détails. Il n'entendait plus les plaques
d'armure de Sekistrukk qui s'entrechoquaient, c'était déjà quelque chose.

Il lança par la fenêtre les poulets déplumés, qui tombèrent un peu trop vite pour la discrétion. Heureusement, cela n'alerta pas tous les voisins, mais cela mit les nerfs d'Ur Blab'adur à rude épreuve. Pourquoi l'épicerie ne pouvait-elle pas vendre des pigeons à cuire à la place, de préférence avec les plumes ?

Mais quand on était assigné à résidence, il valait mieux avoir un poulet plumé que pas de serviteur zombie du tout. Ses fidèles laquais étaient partis, avec leurs instructions.


« Mais non~! Pas par là ! »

Il semblait que les instructions qu'on pouvait donner à un poulet fantôme pour qu'il se repère dans le labyrinthe antédiluvien de la cité universitaire fussent très limitées. A ce point, Ur Blab'adur avait dû faire des pauses fréquentes pour ramener le fantôme, récupérer des informations, puis lui donner de nouvelles instructions. C'était très humiliant. Le seul point positif : c'était aussi très ennuyeux, donc le professeur Nerva était parti depuis longtemps.

L'un d'entre eux s'aventura jusqu'à la demeure du professeur Nerva. Sekistrukk montait encore la garde, mais visiblement, personne ne lui avait interdit de laisser entrer les poulets morts.

Le poulet trouva dans la poubelle d'osier l'emballage des tartelettes, ce qui était une très mauvaise nouvelle. Personne n'avait donc lancé un sort de psychométrie dessus pour savoir qui l'avait emballé ? Sans doute un pâtissier, mais ensuite, on pouvait lui poser des questions !

Ur Blab'adur avait l'impression d'être revenu aux pires moments des travaux de groupe de première année : on ne faisait rien d'utile et de constructif, tout en refusant de lui laisser prendre le contrôle et tout
faire.

S'il révélait la possibilité, on l'accuserait d'avoir trafiqué l'emballage. S'il ne faisait rien, cet indice pouvait être jeté au petit matin.

Une solution évidente était de tenter de voler l'indice, et de se faire prendre. Malheureusement, cela diminuerait encore sa crédibilité, qui n'avait pas besoin de cela.

Le poulet zombie tenta d'agripper le carton avec son bec, échoua car il n'avait plus de tête, renversa la corbeille à papier, et se mit à courir en rond, sans pousser de cris car il en était absolument incapable, mais en faisant tomber assez d'objets pour attirer l'attention. Puis, quand le garde accepta enfin d'accomplir son travail et d'aller voir ce qui se passait, il se cacha dans le réfrigérateur et prit la forme d'un poulet à cuire. Ce qu'il était. Techniquement.

Bien, le plus simple était fait. Ur Blab'adur se concentra sur son autre serviteur mort-vivant.

Celui-ci avait une mission autrement plus difficile : entrer dans la partie administrative de l'université. Pour passer la porte de chêne, Ur Blab'adur dut le guider entre les chevilles de l'agent de service qui nettoyait à cette heure bien tardive, hmm, disons que pour les travailleurs c'était tôt le matin, et il se retrouva dans le saint des saints : le bureau de M. de Trobien, l'intendant.

Ur Blab'adur n'avait pas souvent fréquenté l'intendant Trobien, ses cheveux frisés et sa petite moustache inquisitrice. Il avait la réputation de bien faire son métier. Malheureusement, son métier consistait souvent à accorder son financement à ceux qui avaient déjà de l'argent, et à en refuser à ceux qui n'en avaient pas.

Le poulet décapité, déplumé et fantôme parvient à se dissimuler derrière un bureau, à ouvrir le tiroir à l'aide de ses pattes-fourchettes, et à faire ce qui lui avait été demandé, à savoir observer les documents. Bien sûr, il serait incapable de les lire. Mais Ur Blab'adur pensait pouvoir récupérer sa mémoire à la fin.

Tant de papiers ! Tant de travail qui l'attendait ! C'était presque une consolation.

Mais pour cela, il fallait que le poulet ne finisse pas capturé, jeté à la poubelle, ou pire, donné à manger aux étudiants, au mépris total de la chaîne du froid.

Heureusement, Alizelda, la secrétaire toujours épuisée de l'intendant Trobien, arriva avant lui. Bien qu'elle vît vaguement le poulet zombie, elle dut considérer qu'elle n'était pas assez payée pour cela, et ne tenta pas de le retenir, du moins pas avec des gestes trop vifs.

Le fantôme, paniqué malgré le manque absolu de danger, perdit le contrôle, et, au lieu de sortir du bâtiment, passa par la première porte ouverte. Enfer et damnation, et boudin synthétique, c'était celle du bureau du directeur Planquer, ou plutôt de ses secrétaires.

Cette fois-ci, poursuivi par des employées qui ne voulaient pas être vues en train de lambiner devant leurs collègues, le poulet courut encore plus vite, jusqu'au bureau de Planquer. Ur Blab'adur eut un grand mouvement dramatique pour marquer son horreur, dont personne ne profita.

Le poulet courut sur le bureau alors que Planquer essayait de l'arrêter avec un succès qu'on pouvait charitablement appeler modéré. Puis il parvint à sauter par la fenêtre.

Seulement à ce moment, Ur Blab'adur parvint à reprendre le contrôle du fantôme, alors que le poulet s'était caché derrière un arbre, pour lui dire : rentre tout de suite !


Ur Blab'adur retira avec soin les perles noires qu'il avait utilisées pour les yeux du poulet, et se les plaqua contre les paupières. Comme il n'était pas sûr de tout retenir, il avait pris un carnet dans le but de prendre des notes. Les notes prises pendant qu'on observait autre chose étaient toujours d'une horrible écriture, ce qui constituait un code secret de qualité très raisonnable à court terme (à long terme, plus personne ne pouvait le relire, pas même Ur Blab'adur lui-même).

Oui ! Des feuilles de comptabilité ! Même si les spécialités d'Ur Blab'adur l'avaient mené bien ailleurs, dans son enfance, il avait caressé le rêve de devenir comptable. Blanchir de l'argent lui avait paru la plus fascinante des magies. Il avait changé d'avis depuis, mais cela rentrait toujours dans son top trois.

Il chercha sans la trouver une facture de pâtissier. Cela ne prouvait pas grand chose. Il supposait que s'il avait essayé de faire assassiner un professeur, il aurait renoncé à se faire rembourser ses frais par son lieu de travail.

Et puis, il réalisa que c'était le tout début du mois, et c'était normal s'il ne pouvait pas trouver de facture, pour n'importe quoi ! Elles avaient toutes déjà été transférées aux archives ! Que la conscience
professionnelle de l'intendant Trobien soit maudite !

Il tomba sur les feuilles d'heures supplémentaires et regarda avec mépris celles du Professeur Rougecroix. Sa spécialité était dans les sorts de soin, et quand il essayait d'enseigner la nécromancie, cela se voyait. Ur Blab'adur était d'avis que les professeurs ne devaient enseigner que les matières qui les passionnaient. Et ne devraient être jury de thèse que dans les matières qui les intéressaient, même un peu.

Il aurait aimé avoir ce problème spécifique à nouveau.

Enfin il trouva quelque chose : une lettre du ministère demandant de diminuer le personnel pour des raisons financières.

Pour le peu qu'en connaissait Ur Blab'adur, les raisons financières étaient la meilleure façon de convaincre quelqu'un de riche et haut placé de commettre un meurtre. C'était un indice ! Cela lui donnait encore plus envie d'aller voir les factures cachées dans les archives !

Il était six heures du matin ; il décida, très satisfait de lui-même, que le moment était venu de se mettre au lit.


Le lendemain, on frappa à sa porte sans douceur. Il s'agissait de l'agent Sapaspa, accompagnée de Sekistrukk.

« J'ai de bonnes nouvelles ! » s'exclama Ur Blab'adur en mettant son turban en place, portant toujours sa robe de zombification parce qu'il avait été vraiment très fatigué la veille.

Charlotte répondit par un monosyllabe qui réclamait une explication. Monosyllabe était généreux. Une demi-syllabe au maximum, qui ne pouvait être transcrite que par des experts en linguistique. Mais Ur Blab'adur avait tellement envie de parler de ses découvertes qu'il n'avait aucun intérêt à faire semblant de ne pas comprendre.

« Je viens d'apprendre qu'on avait recommandé à la direction des réductions de personnel. Vous voyez bien qui avait intérêt à ce qu'il meure juste avant que j'aie les qualifications pour lui succéder ? Certainement pas moi ! Et tout le monde sait bien qu'un intendant ferait n'importe quoi pour suivre des consignes officielles ! Et qu'il est impossible de convaincre un professeur de prendre sa retraite, même s'il approche les deux cents ans ! »

L'argument, pourtant parfait, sembla toucher très peu l'inspectrice.

« Vraiment ! Et je compte bien vous arrêter pour meurtre.

- Encore ? Je vous ai déjà expliqué...

- Et pour avoir trafiqué des preuves !

- Quoi ? » répondit Ur Blab'adur, sachant qu'il arborait un regard bovin, et espérant que ce serait mis sur le compte du manque de sommeil.

- Nous avons trouvé un de vos zombies essayant de dissimuler une preuve.

- Il n'essayait de dissimuler rien du tout~! Il essayait de vous le montrer, parce que vous n'aviez pas fait attention ! J'espère bien que maintenant vous avez lancé un sort de localisation dessus et trouvé d'où il venait ! »

Ur Blab'adur venait d'admettre avoir touché aux preuves, mais au point où il en était, il n'avait plus grand chose à perdre.

« À ce stade de l'enquête, ce n'est pas nécessaire ! » s'exclama l'agent Sapaspa.

Un des points faibles d'Ur Blab'adur est qu'il avait du mal à accepter que les gens puissent être stupides. Il savait bien, en théorie, qu'il n'y avait pas de conspiration mondiale au but unique de lui faire perdre son temps, mais certains individus lui en faisaient douter, parfois.

Avait-il lu tellement de romans policiers qu'il vivait désormais dans un illusion où les policiers étaient vaguement compétents et connaissaient les sorts de base ? Non, il avait lu le code pénal et autres oeuvres associées à une époque où il fantasmait sur gagner des procès par des moyens détournés, et c'était une obligation légale de connaître ce sort.

« Si vous refusez de lancer ce sort de localisation, je fais immédiatement un rapport à votre supérieur ! » menaça-t-il.

Charlotte répondit avec un sourire plein de dents que dans ce cas, un suspect dangereux pouvait bien se faire tuer pour refus d'obtempérer. Sekistrukk aiguisait sa hache. Était-ce une tentative d'intimidation ou une passion personnelle ? Qui pouvait le dire ?

Ur Blab'adur avala sa salive. Cela ressemblait, malheureusement, beaucoup plus au comportement qu'il attendait d'une policière, il se trouvait juste à la place la plus déplaisante pour observer le spectacle.

« Je suis un nécromancien ! » s'exclama-t-il, ignorant la petite voix qui lui disait que s'il n'avait jamais sa thèse, cela ne comptait pour ainsi dire pas. « Si vous me tuez, je laisserai un fantôme, qui vous hantera jusqu'à la fin des temps, et je suis très rancunier... » il se rendit compte que sa menace manquait de poids. « Je veux dire, un fantôme doué de tellement de connaissances sur tout ce dont les fantômes sont capables qu'il n'aura aucune difficulté à révéler à votre supérieur que vous n'avez pas lancé ce sort de localisation, ah, et aussi que vous avez menti sur le refus d'obtempérer, je suppose. »

Un lourd silence suivit cette affirmation pourtant pleine d'hésitations. Ur Blab'adur devant vraiment réviser ses capacités d'orateur, se dit-il, gardant contre l'adversité l'espoir de présenter un jour sa thèse.

« D'accord, d'accord, mais tu préfèrerais ne pas être tué, je pense, malgré tout ? Est-ce qu'on ne pourrait pas parvenir à un accord ? »

Son ton avait changé du tout au tout, et Ur Blab'adur obtint enfin confirmation de ce qu'il avait soupçonné depuis le début. Ou plutôt, sa certitude d'environ 60% était passée à 99%, et il sauta aux conclusions
comme il n'aurait jamais osé le faire dans un article scientifique.

« Vous n'êtes pas une vraie policière ! s'exclama-t-il.

- Je vais tout expliquer, répondit Charlotte Sapaspa. Non, je ne suis pas policière. Je suis une sorcière, et cette policière est venue m'arrêter, sous prétexte que je transformais les gens en mouches, et il paraît que c'est illégal. Bien sûr, je l'ai immédiatement transformée en mouche. Puis je me suis rendu compte qu'on allait probablement envoyer encore plus de policiers pour la chercher, et donc j'ai conçu un plan. Je devais prendre son apparence, rentrer dire que tout s'était bien passé, et démissionner immédiatement. Mais c'était tellement de paperasse que j'ai procrastiné un peu le immédiatement, et on m'a donné une nouvelle mission, qui était ce meurtre ! Hors de question de démissionner ! Bien sûr, pour m'en débarrasser le plus vite possible, j'ai arrêté le premier suspect venu, et ce n'est pas comme si c'était possible de prouver le contraire ! »

Si Ur Blab'adur n'avait pas été la victime de cette petite aventure, il l'aurait probablement trouvée amusante. En l'occurrence, il se sentait si offensé qu'il faillit avaler sa langue.

« Et lui ? demanda-t-il en désignant Sekistrukk. Vous avez ramassé un hanneton et l'avez transformé en garde ?

- Non, répondit le garde, montrant un esprit d'initiative tout nouveau. Je voyageais avec la vraie Charlotte Sapaspa.

- Mais alors, pourquoi ?

La fausse est plus cool. »

Ur Blab'adur ouvrit la bouche, et la referma avant d'exprimer ce que cela impliquait pour la personnalité de la vraie Charlotte Sapaspa. On ne disait pas du mal des morts, et les mouches n'étaient pas connues pour leur espérance de vie.

« Merci, dit la fausse Charlotte avec un grand sourire. Je voulais donc faire une proposition alternative, plus plaisante pour tout le monde que celle où je te tue et je me fais dénoncer. J'ai absolument besoin de boucler cette enquête, tu as envie de la faire, parfait ! Je te donnerai l'autorité pour aller partout ! »

Ce marché, superficiellement, semblait avantageux. Quand on grattait un tout petit peu, on se rendait compte que la fausse policière demandait à Ur Blab'adur de faire tout son travail sans rien lui donner en échange.

Exactement comme dans les travaux de groupe.

Pire encore, il avait envie d'accepter. Pourquoi ne lui avait-on rien laissé faire depuis le début sous prétexte qu'il n'était pas un policier ? Il était plus compétent qu'eux !

« J'ai trois questions, dit-il, d'un ton qui, il l'espérait, n'admettait pas de réplique.

- Vas-y !

- Quel est ton nom ? » Il la tutoyait, maintenant, ce qui était venu tout seul et était terriblement embarrassant. C'était probablement l'étiquette pour les gens avec qui on était en train de commettre un crime ?

- Oh, imprononçable. Mais tu peux m'appeler Léatrice.

- Je ne savais pas ça ! protesta le garde.

- J'avais juste peur que tu fasses une erreur dramatique en utilisant mon vrai nom devant quelqu'un d'autre. »

Ur Blab'adur sentit qu'on dérivait du thème principal, qui était lui et ses exigences. « Qu'avez-vous trouvé sur les autres suspects ?

- Non, non, rien de tout ça ! On n'a pas enquêté, pas trouvé d'autre suspect ! Pourquoi, puisqu'on comptait tout te mettre sur le dos ? »

Ur Blab'adur poussa un long soupir, et posa sa troisième question, la plus importante.

« Tu es une sorcière, dis-tu. Tu ne connais pas quelqu'un qui est habilité à diriger un jury de thèse ? »

Elle secoua la tête.

« Désolée.

- Et toi ? Ne me dis pas que tu n'as pas fait de thèse~? Ou alors, est-ce que tu n'es pas une puissante sorcière ? »

C'était audacieux d'attaquer ainsi quelqu'un qui pouvait le transformer en mouche, mais Ur Blab'adur commençait à être désespéré.

« Je suis plus ancienne que ton université ! protesta-t-elle. Et aussi, j'avais la flemme ! »

Ur Blab'adur soupira, et accepta le marché, avec quand même l'impression de s'être fait avoir.


Ur Blab'adur se rendit aux archives pour sa prochaine étape.

Les archives souterraines, comme la bibliothèque, étaient tenues par la gorgone immortelle Sthéno. Dans n'importe quelle université bien financée, elle n'aurait eu que la tâche de faire fuir les voleurs et autres visiteurs importuns. Mais elle s'occupait aussi des livres, et donc des visiteurs bienvenus.

Ur Blab'adur était souvent nerveux, en général par rapport aux imprévus, pas aux dangers physiques. Ceci dit, il devait avouer que c'était une image mentale peu tentante : se faire transformer en pierre pour peu que, fâchée contre lui, la bibliothécaire le regardât par-dessus ses lunettes.

Visiblement, Léatrice et Sekistrukk comptaient lui déléguer la tâche du premier contact, de la même façon qu'ils lui avaient abandonné généreusement leur mission entière.

Ur-Blab'adur, se drapant dans une politesse froide, demanda à consulter les archives financières du mois dernier, et tâcha de ne pas se laisser impressionner juste parce que tous les porte-manteaux de la salle étaient des statues d'étudiants magnifiquement imitées.

Bien sûr, lui dit-on. C'était la partie de la réponse la plus positive. On impliquait aussi qu'il pouvait prendre son temps, lire un livre en attendant, peut-être commencer une partie de go ou de Diplomatie.

Ur Blab'adur choisit de ne pas manifester son désagrément devant une bibliothécaire aussi uniquement talentueuse, ni par un soupir, ni par un commentaire à Léatrice. Il erra dans les rayons en attendant, et ses pas le menèrent, naturellement, au rayon nécromancie.

Il respira l'odeur plaisante et nostalgique des parchemins. Ah, comme il avait lu toutes ces réserves de science nécromantique avec joie, il y a des années ! Et avec difficulté ! Malgré son talent pour la matière, il avait eu à travailler, comme tout le monde, sans compter que l'écriture des apprentis sous-payés qui travaillaient sur ses notes n'étaient pas toujours idéale.

Il déroula l'un d'entre eux, et jeta un rapide coup d'œil. Comme tout cela semblait facile maintenant !

Et puis il se tendit. L'un des sceaux, dans la grande page de présentation, avait une erreur. Rien de majeur, mais probablement assez différent de l'original pour se faire tuer immédiatement par les créatures invoquées, ou pire, pour ne rien réussir à faire du tout.

Non, c'était impossible, il s'en serait rendu compte quand il était étudiant ! Il l'aurait fait remarquer au professeur d'un air supérieur. D'ailleurs, il ne put s'empêcher d'aller faire exactement cela devant Leatrice et Sekistrukk, qui semblèrent très modérément impressionnés.

Leatrice condescendit à demander à quoi devrait ressembler le signe d'origine, et Ur Blab'adur se saisit d'un des parchemins voisins pour les lui montrer.

C'était aussi le mauvais symbole.

Ur Blab'adur eut une réaction sans doute excessive, qu'il ne put pas se rappeler après coup, mais qui inpliquait certainement plus de hurlements qu'il était poli d'en avoir dans les bibliothèques, tout en renversant tous les livres par terre et en les ouvrant à la page appropriée. Il avait aussi, probablement, essayé de tracer le symbole correct par terre avec son sang.

Quand il reprit ses esprits, Sekistrukk le retenait prisonnier grâce à une clé de bras compliquée, ce qui était lui faire beaucoup d'honneur quand la plus simple de son répertoire aurait probablement suffi. Il l'avait transporté devant l'affiche du règlement intérieur de la bibliothécaire, où Leatrice montra du doigt.

Pas d'invocations dans le bâtiment.

Comprenant qu'il aurait pu être transformé en pierre si on ne l'avait pas violemment agressé, Ur Blab'adur ressentit une absence de rancune qui aurait presque pu passer pour de la reconnaissance.

« Je te crois. » lui dit Leatrice, d'un ton très sincère, mais Ur Blab'adur la soupçonnait d'être une menteuse de classe professionnelle.

- Plus que tous ces livres ?

- J'ai regardé les symboles. Ils ont certainement été grattés et réécrits. »

Ur Blab'adur se jeta avec avidité sur la preuve de l'existence continue de sa santé mentale. C'était vrai ! Si on regardait à la loupe (il avait toujours une loupe dans ses poches), la nuance de l'encre était légèrement différente, ainsi que la finesse de la plume.

« Qui a pu faire cela ? demanda-t-il à haute voix, comme s'il attendait une réponse divine.

- Le professeur Rougecroix. »

C'est Sthéno, revenue des archives, qui lui répondit. Il n'était pas tombé loin.

Ur Blab'adur, en état de choc, fut incapable de poser la moindre question. Leatrice et Sekistrukk devaient être dans le même état, ou alors ils s'en moquaient sérieusement. Heureusement, Sthéno aimait assez s'écouter parler pour répondre au silence.

« Même quand les gens n'empruntent rien, je garde note de qui vient consulter des livres. Et le professeur Rouge-Croix a passé beaucoup de temps dans les rayons de nécromancie, ces dernières années. Bien sûr, il passe beaucoup de temps dessus, mais je pensais juste que cela lui prenait beaucoup de temps de préparer les cours de première et deuxième année. Ce n'est pas comme si c'était sa spécialité ! »

Ur Blab'adur hocha la tête. Il aurait probablement fait la même supposition.

« Est-ce que vous pensez que c'est lié à l'assassinat du Professeur Nerva ? demanda Leatrice. Ou tout ceci est complètement hors-sujet ? »

Ur Blab'adur prit une grande inspiration et commença à déclamer.

« Je me le suis demandé aussi, dit-il, mais maintenant c'est évident ! Si le professeur Nerva est mort, si je n'ai pas ma thèse et suis forcé de quitter l'académie, si tous les livres sont falsifiés, personne ne pourra plus corriger le professeur Rougecroix quand il enseignera ce faux glyphe ! Les cercles de nécromancie cesseront de marcher, on blâmera les élèves, plus personne ne voudra prendre l'option, et bientôt, l'étude de la nécromancie sera éteinte dans cette université, dans ce pays, et les morts seront vraiment morts ! »

Ur Blab'adur étudia l'effet produit sur son auditoire. Absolument nul, mais Sekistrukk applaudit mollement et poliment.

« Vous ne comprenez pas~! insista-t-il. Imaginez un monde où on ne peut plus invoquer le fantôme de sa grand-mère pour lui demander où elle a rangé ses affaires, ou même pour une simple conversation pour se rappeler le bon vieux temps ! Imaginez qu'on ne puisse plus faire venir une équipe de zombies pour les grands travaux de construction et où c'est plus simple d'acheter des esclaves ou même d'engager des ouvriers avec un salaire qui n'assure même pas leur survie ! C'est une ère bien sombre qui nous attend ! »

Encore une fois, personne en dehors de la discipline ne semblait comprendre l'ampleur de la perte.

« Personnellement, je suis pour exterminer n'importe quelle personne qui endommage volontairement un livre ! s'exclama Sthéno. Je suis horrifiée.

- Et il faut bien que j'arrête quelqu'un pour le meurtre du professeur Nerva, conclut Léatrice.

- Je n'aurais jamais cru. Il avait l'air d'un gentil garçon. » mentionna le professeur Nerva apparu depuis les tréfonds de l'enfer, ou peut-être pas tout au fond mais un étage qu'Ur Blab'adur aurait aisément pu analyser si cela avait été l'objet d'une évaluation.

Ur Blab'adur, essayant de faire sa part du projet, c'est-à-dire tout, demanda à consulter l'emploi du temps du professeur Rougecroix.

Heureusement, Sthéno vola à son secours. Sa mémoire et ses notes confirmèrent que s'il persistait dans ses habitudes haineuses, il serait là dans vingt minutes, probablement pour vandaliser plus de livres.

Il était temps de le prendre sur le fait.


Ur Blab'adur s'était installé dans un couloir stratégique, assez loin de la sortie pour ne pas être reconnu s'il était vu, assez proche pour pouvoir bloquer le passage au professeur Rougecroix s'il essayait de s'enfuir.

Ce ne serait pas nécessairement très efficace : le professeur Rougecroix était grand, et Ur Blab'adur le soupçonnait de faire du sport tous les jours. Mais il pouvait au moins gagner du temps. Et puis, il y avait une raison pour laquelle on l'avait mis au poste le moins important, et ce n'était pas parce qu'il y avait des livres passionnants à lire dans le coin.

(Bon, peut-être que tous les livres étaient un peu passionnants.)

Ur Blab'adur vit la cible s'approcher des livres de nécromancie. Un instinct puissant logé au fond de son cerveau lui demanda de l'arrêter tout de suite. Heureusement, la culture (les romans policiers qu'il avait lus, et le concept de tendre un piège) l'emporta sur la nature.

Il n'entendit rien pendant plusieurs minutes. Cela aurait dû être une bonne nouvelle. Cela lui sembla interminable.

Enfin, enfin, il entendit un bruit de course dans sa direction. Il jeta un livre à la tête de Rougecroix - son livre personnel, il savait que Sthéno arrivait derrière - puis essaya de se jeter sur lui pour le faire tomber. Il parvint à passer tout près de lui, à tomber tout seul, puis à le faire trébucher, au coût de sa pauvre cheville.

Avec une vivacité impressionnante pour sa taille, Sthéno sauta par-dessus le professeur Rougecroix et vient de placer en face de lui. Elle resta plantée sur ses pieds, presque impassible, à part que les mambas qui lui servaient de cheveux semblaient avoir très envie de mordre.

« Professeur Rougecroix, vous avez endommagé les livres sous ma garde. » gronda-t-elle.

Il se leva, très nerveux, les yeux fermés si fort qu'il en avait presque des rides.

Quand Sthéno affirma qu'au prix d'un grand sacrifice, elle avait décidé de le livrer à la police au lieu de le transformer en pierre, il remercia les dieux, et Leatrice lui passa les menottes en souriant.

« Je vous arrête pour le meurtre du professeur Nerva !

- Quoi ? Ce n'est pas moi ! J'ai juste changé les livres, mais c'est parce que c'est de la nécromancie ! Imaginez, quand je serai mort, si mes élèves sont capables de m'invoquer pour me faire faire des heures supplémentaires, c'est pire que l'enfer ! Le directeur partageait mon inquiétude, c'est lui qui a eu l'idée !

- Les livres de nécromancie, un nécromancien... Vous êtes certain que vous préférez affronter la colère de la bibliothécaire ? Un petit procès pour meurtre, c'est plutôt une bonne alternative, non ?

- Je ne suis pas un assassin ! »

Ur Blab'adur posa la question à laquelle Léatrice aurait probablement pensé si elle avait été une vraie policière : qui donc, alors ?

Le professeur Rougecroix n'en avait aucune idée, mais après la mention de torture par Sekistrukk, après la mention du fait que la police avait le droit légal d'obtenir des aveux sous la torture par Léatrice, il cracha ses soupçons sur le directeur comme s'ils avaient goût de foie de trois semaines.

Sekistrukk crut en sa sincérité. Mais, à la grande horreur du professeur Rougecroix qui n'avait certainement jamais entendu parler de corruption policière, Léatrice tenait à son suspect, car, en secret, elle tenait à sa démission.

Ur Blab'adur osa mentionner qu'il aurait bien aimé savoir qui était le vrai meurtrier. Le directeur ? L'intendant ? Quelqu'un sans aucun rapport ?

« Demande-toi ce qui est le plus grave, dit Sthéno. Trafiquer toute une histoire de livres de nécromancie, ou tuer un unique nécromancien ? Et pourtant, il ne sera pas puni pour le premier ! Et d'ailleurs, je pense que l'intendant est innocent. J'ai regardé ces factures cachées, et pas de pâtisserie. Seulement les séances de golf du directeur. »

Sa question semblait toute rhétorique pour elle, mais pour Ur Blab'adur, c'était beaucoup plus difficile. Et sans même entrer dans la question de la possibilité qu'un autre nécromancien soit assassiné dans un proche avenir. Lui, par exemple.

Il n'osa pas faire la remarque. Il n'avait jamais été doué dans ce genre de situations sociales où tout le monde veut se faire entendre.

Il entendit, par contre, la voix rêveuse du professeur Nerva à son oreille.

« Au fait, est-ce que tu m'affranchirais de mes chaînes ?

- Ha ha, c'est une question piège ! On ne doit jamais faire cela !

- C'est ce que je t'ai appris. Mais en l'occurrence, je suis presque certain que je pourrais reconnaître si le directeur ou l'intendant est vraiment celui qui m'a assassiné. »

Ur Blab'adur eut un moment d'hésitation, puis il décida d'avoir confiance dans le bon sens du professeur Nerva, mort ou pas. Plutôt que d'utiliser la méthode traditionnelle, qui constituait à modifier le cercle d'invocation, il préféra utiliser quelques mots dans une langue inconnue de tous.

Le professeur Nerva se volatilisa immédiatement. Bah, mieux valait cela que de se venger sur Ur Blab'adur parce qu'il n'avait pas suivi les consignes de nécromancie les plus élémentaires.

Avec au cœur un vague espoir et une grande quantité de mesquinerie, Ur Blab'adur suivit Léatrice qui menait Rougecroix au commissariat, la hache de Sekistrukk surplombant sa tête.


Le groupe venait juste de finir de remonter le grand escalier qui les emmenait dans la cour principale, quand le directeur se jeta pratiquement dans les bras de Léatrice, serrant son club de golf entre ses bras comme un petit enfant. Il supplia qu'on l'arrête, et avoua avoir tué le professeur Nerva avec une spontanéité plaisante.

Avec un grand soupir dû au travail supplémentaire, Léatrice s'exécuta. Le fantôme du professeur Nerva, de retour, lança un clin d'œil complice à Ur Blab'adur. Il ressemblait toujours à un gentil vieillard un peu chauve. Mais aussi, il connaissait toutes les techniques de hantise, ayant passé des années à les étudier. Ur Blab'adur se promit de l'interroger plus tard sur ce cas précis.

Et voilà, personne ne disait que ces aveux n'avaient aucune valeur légale, parce qu'il y avait une bonne dose de torture dans la recette ! Ou parce qu'Ur Blab'adur aurait pu contrôler le fantôme du professeur Nerva et l'envoyer faire n'importe quoi ! Même s'il l'avait tué lui-même ! Bien sûr, ce n'est pas ce qu'il avait fait, mais il aurait pu. Vraiment, ces règles n'avaient pas de logique.

Des dizaines d'étudiants se massaient dans la cour, pour regarder le spectacle. Certains d'entre eux lançaient des encouragements ou des huées, à une cible assez indéterminée pour ne risquer aucun frottement avec la loi ou le règlement intérieur.

Le brouhaha devint tel que même l'intendant Trobien quitta son bureau pour voir ce qui se passait. Il eut un froncement de sourcils contrarié. Puis il adressa ses pensées à Ur Blab'adur, car c'était lui qui avait été dans l'université le plus longtemps, certainement.

« Un professeur et le directeur arrêtés ! Voilà qui va encore modifier les emplois du temps ! »

Il fixa Ur Blab'adur d'un regard perçant, qui lui fit regretter d'avoir envoyé un poulet zombie dans son bureau. « J'espère que cela ne vous mettra pas en retard pour votre soutenance demain ? »

Ur Blab'adur ouvrit la bouche sans trouver de mots, la referma, puis ouvrit la bouche à nouveau.

« Mais... après le décès du professeur Nerva ?

- Oui, il avait déjà signé l'autorisation de soutenance, donc on se doute bien de l'opinion qu'il avait de votre thèse. C'est le reste du jury qu'il s'agit de convaincre maintenant. »

Pendant que les paroles d'Ur Blab'adur était en train de pédaler dans le yaourt, son esprit réalisait enfin la cruelle vérité : la seule raison qu'il avait de penser que sa soutenance était annulée était une lettre
du directeur. Puis une conversation avec le même directeur ! Le meurtrier lui-même !

Parfois, pensa Ur Blab'adur, il s'imaginait que le monde entier était là pour lui ruiner la vie. Et parfois, il ne l'imaginait pas assez.

Poussé par une pulsion autodestructrice, il mentionna le professeur Rougecroix. L'intendant lui répondit qu'il restait assez de membres pour faire fonctionner un jury, et que le Rougecroix aurait détesté sa thèse
de toute façon.

Vraiment, pensa-t-il, même s'il ne regrettait pas d'avoir étudié la nécromancie, il comprenait le pouvoir égal de l'administration : connaître l'opinion des morts et la faire travailler pour vous.

Ur Blab'adur tenta de se retenir de crier de victoire, échoua. Au moins, c'était dans la cour au milieu des étudiants. Il s'était déjà ridiculisé plus gravement.


Ur Blab'adur, comme il avait déjà été mentionné, n'avait pas d'amis. Il avait de longue date prévu de célébrer son succès, si succès il y avait, seul avec le professeur Nerva.

Il se trouvait à boire seul avec son fantôme, dans un bar sombre, enfumé, et animé par un violoniste de moyenne qualité, ce qui était presque ce qui était prévu. C'était juste dommage que le professeur Nerva ne puisse pas boire. Au moins, les taches de sang sur ses vêtements n'affectaient pas sa bonne humeur.

Ur Blab'adur pouvait même envisager d'y rester dix minutes entières avant de s'ennuyer.

Soudain, la salle se remplit d'hostilité : deux policiers venaient de rentrer dans la pièce. Mais au lieu de vérifier la légalité des boissons, ils se dirigèrent immédiatement vers le jeune nécromancien, et la policière lui tapa dans l'épaule amicalement.

« Alors ! On t'a sauvé la mise, Docteur ! »

Ur Blab'adur eut un grognement approbateur, et ne fit pas remarquer qu'elle avait commencé par essayer de le mettre en prison pour un crime qu'il n'avait pas commis. Il ne commenta même pas sur le fait qu'elle s'était incrustée dans son pot de célébration sans y avoir été invitée du tout.

Peut-être parce qu'il n'aimait pas tant que ça boire seul.

« Tu es vraiment bon en démarches administratives.

- Je suis lamentable ! Je ne savais même pas ce qui se passe quand un directeur de thèse meurt ! Je me suis fait avoir comme un... comme un première année. »

La voix amicale du professeur Nerva murmura : Pour être honnête, je ne le savais pas non plus. C'est la première fois que je meurs.

Léatrice, elle, ne contredit pas cette proclamation de nullité.

« Je pensais que tu pourrais te remonter le moral et te changer les idées en faisant quelque chose de facile et d'utile ? Je suis sûre que tu peux trouver tous les documents nécessaires pour ma lettre de démission. »

Une ombre de désespoir joua sur son visage quand elle murmura. « Vite, avant qu'on me donne une promotion. »

Ur Blab'adur promit d'essayer, et vit naître une admiration sincère sur le visage de Sekistrukk. Puis il leur offrit un verre, un chacun même. Après tout, il était Docteur.

À dix heures du soir, il était encore au bar, à expliquer dans les détails comment le système de décomposition de l'alcool par le foie pouvait être inversé chez un zombie. À onze heures, la patronne se rappela qu'il lui restait un foie de veau, qui fut immédiatement transformé en quelque chose qui était presque de l'eau de vie.

À minuit, le professeur Nerva réussit à apparaître aux fêtards alcoolisés pour les convaincre de se lancer dans une sorte de guerre sainte contre le concept même du golf.

Ur Blab'adur décida que ce ne serait pas son problème avant le lendemain.